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La croix de Maryse et le foulard d’Ilham : l’une laïque, l’autre pas ?

L’une s’appelle Maryse Joissains-Masini. Elle est députée-maire d’Aix-en-Provence, membre éminente de l’UMP et se dit « laïque » au point de ne pas vouloir de mosquée de sa commune : « Aussi longtemps que les représentants de l’islam ne reconnaîtront pas sans ambiguïté les règles de la République, notamment la laïcité, je ne faciliterai pas les choses  »[1]. Signe particulier : l’élue provençale porte une grande croix bien visible autour du cou, qu’elle exhibe en permanence, lors des séances du conseil municipal, des réunions politiques, des cérémonies officielles ou encore sur les plateaux de télévision.

L’autre s’appelle Ilham Moussaïd. Elle est étudiante, militante de gauche, trésorière départementale du Nouveau parti anticapitaliste (NPA). Signe particulier : elle porte un foulard et se dit « laïque » au point de vouloir défendre ses convictions politiques antilibérales et féministes au sein de l’espace public. Deux femmes, deux militantes, deux croyantes et pourtant deux traitements politico-médiatiques totalement différents. C’est le moins qu’on puisse dire.

Hystérie politico-médiatique : haro sur la « candidate voilée » !

En effet, si la grande croix chrétienne de la députée-maire d’Aix-en-Provence a parfois été raillée par ses opposants locaux, elle n’a jamais déclenchée la moindre polémique médiatique et encore moins de réprobation de la part des leaders politiques nationaux. En revanche, le foulard d’Ilham Moussaïd, simple militante et candidate trotskiste en position inéligible aux élections régionales, a suscité une hystérie politico-médiatique qui n’a sûrement rien à envier au débat émotionnel sur le voile intégral ou aux débordements xénophobes sur l’identité nationale[2].

Le pire, c’est que la gauche socialiste et la droite gouvernementale, après s’être déchirées sur ces deux débats, se retrouvent pour communier dans une même dénonciation de ce qu’elles considèrent comme une « atteinte suprême » à laïcité du champ politique français. Du PS à l’UMP, en passant par le PCF et le MoDem, les dirigeants des partis se sont livrés à une véritable surenchère de déclarations, stigmatisant à la fois le NPA, accusé de se livrer à une manipulation de l’opinion publique et la jeune candidate, dont on soupçonne d’être une adepte du « double langage ». Féministe, gauchiste et voilée, vous n’y pensez pas ! Un tel assemblage bizarroïde doit probablement cacher un dessin maléfique : l’islamisation rampante de notre vie politique française, dont les filles voilées (ces « soldates du fascisme vert » selon l’expression de Fadéla Amara[3]) seraient les principales opératrices. Que l’on juge de ces quelques réactions hystériques de nos leaders politiques « éclairés »[4] :

«  C’est une aberration, je ne sais même pas où Olivier Besancenot a été chercher ça. […] Alors que toute la société française, tous les républicains français, tentent de s’élever contre le port de la […]. Ca me paraît énorme. […] C’est le signal d’une curieuse conception de la République […]. Si ce n’était pas aussi grave, ça pourrait être une espèce de plaisanterie  » (Jean-Paul Huchon, président PS de la région Ile-de-France).

« La religion c’est l’opium du peuple. […] Peut-être qu’il faudrait leur rappeler que les ouvriers en France, ils n’ont pas besoin qu’on leur dise d’aller lire le Coran ou la Bible ou que sais-je  » (Aurélie Filippetti, députée PS de Meurthe-et-Moselle).

« [C’est] un coup médiatique contre les valeurs de la République. C’est une provocation d’Olivier Besancenot qui renie ses propres convictions, C’est de la provocation inutile  » (Nadine Morano, Secrétaire d’Etat à la Famille).

« L’attitude de M. Besancenot est profondément répréhensible et ça montre aussi qu’on a un NPA aujourd’hui qui est aux abois et un M. Besancenot qui est aux abois » (Xavier Bertrand, secrétaire général de l’UMP).

« Je n’aurais pas accepté que sur les listes socialistes, il puisse y avoir une femme voilée parce que c’est une annonce d’une religion qui doit rester du domaine privé et qui ne doit pas rentrer dans le champ de la République » (Martine Aubry, Premier secrétaire du PS).

Et revoilà la thèse de l’islamo-gauchisme : l’alliance de l’étoile rouge et du croissant vert ?

Voilà ressuscitée dans version réactualisée la thèse de l’islamo-gauchisme, dont l’essayiste Caroline Fourest s’est faite la principale vulgarisatrice médiatique[5] : l’extrême gauche aveuglée par son tiers-mondisme et son multiculturalisme servirait de tremplin aux islamistes, dont le projet masqué serait d’infiltrer insidieusement les sphères du pouvoir économique, politique et médiatique[6]. Pour peu que l’on prouve qu’Ilham Moussaïd ait assisté une fois dans sa vie à une réunion en présence de Tariq Ramadan, la boucle est bouclée : les fondamentalistes ramadaniens de « Présence musulmane » et les fréristes de l’UOIF ont probablement lancé une OPA sur l’extrême gauche[7]. A quand un congrès commun entre le NPA et l’UOIF ? A quand des « Rencontres annuelles du Bourget » rassemblant tous les islamo-gauchistes de France et de Navarre ? A quand des T-shirts fashion avec l’étoile rouge et le croissant vert ? Les pseudo-analystes et experts médiatiques abonnés à l’émission « C’est dans l’air ! » ne font pas dans la nuance : une musulmane croyante et, de suroît portant le hijab, ne peut être ni féministe ni gauchiste : c’est Trotski qui l’a dit ! Tiens, je ne savais pas que Léon Trotski avait écrit sur le foulard islamique. C’est Laurent Fabius qui nous l’apprend[8].

Le voile pour seule identité politique : la Bécassine de Besancenot ?

Le plus grave dans cette polémique médiatique, c’est qu’on ne s’intéresse guère aux motivations réelles de la candidate du NPA. Son identité politique semble réduite à son voile et mieux encore, l’on fait parler son voile pour elle. A l’exception du journal en ligne Mediapart qui a produit une enquête sérieuse et approfondie[9] sur les raisons d’une candidature et qui tend à montrer que celle-ci relève bien d’une logique de « gratification militante » classique (récompenser une militante méritante), tous les autres leaders d’opinion se sont livrés à une opération de dépersonnalisation, comme si Ilham Moussaïd n’existait que par et pour son voile. Quel est son parcours militant ? Quels types de propositions politiques défend-t-elle pour la région ? Comment conçoit-elle l’avenir du NPA et de la gauche française en général  ? Comment articule t-elle son militantisme de quartier et son engagement partisan ? Quelle est sa vision du féminisme et de l’altermondialisme en 2010 ?

Cela ne semble intéresser personne. Nous sommes bien en présence ici du « syndrome de Bécassine » et d’un processus de dépersonnalisation magnifiquement décrit par le psychanalyste antillais Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre à propos du traitement des colonisés[10]. La « candidate voilée » n’a pas de bouche. Elle ne parle pas. On parle pour elle. Et de toute façon quoiqu’elle dise, elle ne sait pas vraiment ce qu’elle dit. Elle est nécessairement manipulée. D’un côté, par l’extrême gauche trotskiste qui cherche à se refaire une nouvelle santé électorale, en tentant de mobiliser les « banlieues de l’islam »[11]. De l’autre, par les islamistes qui développent une stratégie d’entrisme au sein du système politique français. Drôle de conception de l’égalité hommes/femmes que défendent nos leaders politiques hexagonaux que de considérer les femmes françaises de « culture musulmane » comme des « objets », des « éternelles mineures ». Après le mythe de la Beurette exotique et apprivoisée, qu’ils ont d’ailleurs largement contribué à promouvoir dans l’arène politique, voici que nos responsables politiques véhiculent le mythe de la « musulmane manipulée » par les hommes de sa tribu (ça, c’était déjà connu !) mais aussi, fait nouveau, par les opportunistes politiques en tout genre, dont Olivier Besancenot serait l’incarnation médiatique.

Au néo-racisme de certains de nos leaders politiques français se conjugue un « sexisme à peine voilée » : les filles issues de l’immigration postcoloniale sont nécessairement manipulées et manipulables, thèse qui nous rappelle étrangement les arguments qu’avançaient les adversaires résolus du droit de vote pour les femmes sous la Troisième République : à quoi bon faire voter des femmes qui n’ont aucune conscience politique, si ce n’est celle de leur curé de campagne ? En somme, Ilham Moussaïd, la candidate du NPA, ne serait que la victime de la double violence de ses « frères de religion » (les affreux islamistes) et de ses « camarades de parti » (les méchants trotskystes) qui instrumentaliseraient sciemment son islamité féminine à des fins de pouvoir et de contrôle des « territoires perdus de la République »[12]. Une pseudo-analyse qui oublie un peu trop vite que le processus d’assignation à résidence communautaire et sexuelle n’est pas le fait des petits partis (la LCR, le PCF et les Verts) mais d’abord des partis de gouvernement (PS et UMP). De ce point de vue, ils n’ont jamais hésité à jouer sur les origines ethniques et les appartenances religieuses des élus et des candidats à des fins de clientélisme électoral. Encore une fois, l’actualité nous donne raison.

Le retour des Fatma : après la Beurette exotique des années 1990, la musulmane « républicainement hallal » des années 2000 ?

Dans nos précédents travaux, nous avons montré comment la promotion des femmes héritières de l’immigration en politique répondait à un double processus d’assignation communautaire et sexiste que nous avons résumé par la formule d’« exotisme politique »[13]. C’est ce que l’universitaire féministe Christine Delphy appelle le phénomène du double bind : « soumises au double bind de l’intégration, examen sans chance de réussite, les femmes font l’objet de surcroît d’une injonction subliminale. En effet, les gentilles beurettes sont plus plaintes que blâmées. Elles sont plaintes d’être les femmes de ces hommes-là, de ces garçons et pères arabes. On les invite à les abandonner. Certaines obéissent, elles quittent leur famille, leur quartier et se retrouvent isolées »[14]. Grosso modo, la cooptation des femmes maghrébines et africaines au sein des partis politiques français a répondu jusqu’à une période récente à ce schéma : les appareils partisans valorisaient les filles qui s’étaient détachées volontairement ou involontairement de leur milieu d’origine et qui donnaient des gages de leur assimilation totale à la francité dans sa version la plus caricaturale : célibat, mariage avec un « Gaulois », esthétisme du corps, rupture avec la religion des parents, critique des « mecs de quartiers », etc. Aujourd’hui, le communautarisation de la vie politique française aidant, les partis politiques ne rejettent plus les « femmes musulmanes » mais ils entendent leur imposer un certificat de licité républicaine, une forme de hallalisation laïque, qui joue à la fois sur l’exotisme et sur l’appartenance communautaire. En somme : la candidate idéale n’est plus seulement la « Beurette émancipée » mais aussi la « musulmane certifiée conforme » : esthétiquement présentable pour plaire aux dirigeants des partis et aux notables politiques locaux (toujours avides de « petites beurettes ») et, dans le même temps, « islamiquement visibles » pour conforter les stratégies de clientélisme électoral en direction de la communauté musulmane.

Résultat : les grands partis politiques (UMP et PS) sont de plus en plus à la recherche effrénée de la candidate « musulmane idéale » (miss islam light) qui vient remplacer progressivement la « beurette sexy » des années 1990 qui, du coup, se retrouve en retraite anticipée.

Ils ont donc beau jeu de dénoncer la prétendue stratégie d’instrumentalisation du NPA quand on sait que le PS et l’UMP font pire : ils produisent des candidates musulmanes « sur-mesure », répondant à la fois à la demande d’exotisme (« sois beurette et tais-toi ! ») et de communautarisme (« sois un minimum musulmane pour attirer les voix de ta tribu islamique »). Car, avant l’affaire d’Ilham Moussaïd, qui a tant défrayé la chronique politico-médiatique, deux faits sont passés totalement inaperçus dans les médias : en région Provence Alpes Côte d’Azur (PACA), la liste socialiste menée par Michel Vauzelle a investi en position éligible la secrétaire du Conseil régional du culte musulman (CRCM), Fatima Orsatelli, sans que cela pose le moindre problème ; même scénario dans la région voisine du Languedoc-Roussillon, où le tête de liste UMP, Raymond Couderc, maire de Béziers, a coopté sur la liste de la majorité présidentielle une autre Fatima, Fatima Allaoui, elle aussi membre active du CRCM. Quasiment aucune voix politique nationale ne s’est levée pour dénoncer ce mélange des genres entre le Religieux et le Politique et crier « à la laïcité en péril ». Drôle de silence de nos états-majors politiques, non ? La « candidate voilée » du NPA serait nécessairement une « islamiste infiltrée », alors que les deux éminentes représentantes du Conseil régional du culte musulman des symboles d’intégration politique et d’émancipation féminine. Belle hypocrisie du PS et de l’UMP qui jouent très largement du communautarisme, quand ça les arrange. C’est le monde à l’envers !

Le Conseil français du culte musulman (CFCM) et ses branches régionales, les CRCM, ont-ils vocation à devenir des agences de recrutement électoral pour les grands partis politiques français ?

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[1] Cité par le journal La Provence du 14 janvier 2006.

[2] Mouloud Aounit, Vincent Geisser, « A qui profiterai la loi ? », L’Humanité, 30 janvier 2010 : http://www.humanite.fr/2010-01-30_L-Humanite-des-debats_A-qui-profiterait-une-loi-interdisant-la-burqa

[3] Fadéla Amara citée par Céline Boff, « Les “Ni putes ni soumises” ouvrent un bureau à Lyon », Lyon Capitale, n° 463, 11 février 2004.

[4] On trouvera notamment ces déclarations des responsables politiques français dans les articles suivants : Jean-Paul Pélissier, « Ilham Moussaid, candidate du NPA dans le Vaucluse », Reuters, 3 février 2010 ; « Candidate voilée du NPA : Besancenot assume, Aubry ‘n’aurait pas accepté’ », Libération, 4 février 2010.

[5] Caroline Fourest, La tentation obscurantiste, Paris, LGF, 2009.

[6] Caroline Fourest, La dernière utopie. Menaces sur l’universalisme, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009.

[7] Fiammetta Venner, OPA sur l’islam de France. Les ambitions de l’UOIF, Paris, Calman-L évy, 2005.

[8] Invité du « Forum » de Radio J, l’ancien Premier ministre socialiste, Laurent Fabius, remarque « une chute dans l’opinion de ce parti et de son leader du même coup. Ils essaient d’attirer l’attention. » Et Fabius de renvoyer, lui aussi, les militants du NPA à leurs lectures : « Je ne savais pas, jusqu’à présent, que le port du voile était un signe de laïcité », a-t-il ironisé à l’adresse de Besancenot et de ses troupes « qui sont, paraît-il, les héritiers de Trotsky », Reuters, 3 février 2010.

[9] Stéphane Alliès, « L’insoluble contradiction du voile anticapitaliste », Mediapart.fr, 7 février 2010.

[10] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, Paris, 2002 (édition originale : 1961).

[11] Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Le Seuil, 1991.

[12] Emmanuel Brenner, Les territoires perdus de la République, Paris, Mille et Une Nuits, 2002.

[13] Vincent Geisser, « Les femmes de l’immigration en politique : le risque de l’exotisme », La Lettre du FASILD, numéro spécial, n° 57, 2002, p. 14-15.

[14] Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, Paris, La Fabrique, 2008, p. 151.

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