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La charia et les droits de la femme au 21è siècle: Le guide du musulman perplexe

A la mémoire de Mme Rachida Benchemsi 

Une question entourée de paradoxes

L’islam fut un précurseur en matière de libération de la femme, redéfinissant dès le 7è siècle son statut au sein de la société, et lui donnant sa pleine quote-part de droits et de responsabilités. Elle acquit le droit de recevoir un héritage, de gérer librement ses biens et d’accéder au domaine du savoir, entre autres innovations dans sa situation. La charia redéfinit et rééquilibra les rôles respectifs des époux, au sein de la famille, afin que chacun d’eux puisse assumer pleinement les responsabilités qui lui étaient attribuées, et contribuer de manière efficace à l’épanouissement de la cellule familiale et à la consolidation des assises de la communauté.

Néanmoins, en ce premier quart du 21è siècle, les associations féminines opérant dans le domaine des droits des femmes, ainsi que les différents organismes internationaux spécialisés en la matière, estiment que le statut de beaucoup de femmes reste peu enviable, dans de nombreux pays musulmans. Les femmes dont ces associations s’occupent vivent dans des foyers caractérisés par l’oppression, l’exploitation, le mauvais traitement, la menace constante de répudiation, la polygamie, la violence domestique, les « crimes d’honneur », le mariage « misyar », etc. Elles sont, de même, victimes de pratiques discriminatoires sur le lieu de travail, que ce soit au niveau de l’emploi, du statut, du niveau de rémunération et de responsabilités exercées, des promotions, etc., sans parler des cas de harcèlement sexuel. 

A cela s’ajoute le fait que, depuis de nombreuses décennies, un fort vent de conservatisme religieux souffle dans les sociétés musulmanes les plus diverses avec, entre autres, des effets dévastateurs sur les droits des femmes. Au nom d’un retour à la pureté du temps de la Révélation, des groupes extrémistes ont décrété, à leur accession au pouvoir dans de nombreux pays, tels que l’Afghanistan, la Malaisie, la Somalie ou le Nigéria, etc., une stricte ségrégation entre les sexes dans les lieux publics, les hôpitaux et le système éducatif, etc.. Ils ont souvent imposé aux femmes le port de vêtements tels que le hijab, le niqab ou la « burqua », et leur ont interdit, entre autres mesures répressives, d’exercer toute activité professionnelle.

Sous prétexte d’appliquer la charia, ils ont bafoué non seulement les droits que l’Islam avait octroyés aux femmes dès le 7è siècle, mais également l’essentiel des acquis des femmes en matière juridique, économique, politique et sociale, qu’elles avaient obtenus à l’issue de plusieurs décennies de haute lutte à travers les pays musulmans, tout au long du 20è siècle.

Cette régression des droits des femmes prend actuellement, et avec le passage des ans, une ampleur croissante dans de nombreux pays d’Afrique et d’Asie. Etrangement, elle fait également des adeptes dans les communautés musulmanes d’Europe (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Turquie…) et d’Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada). Même des pays qui avaient échappé aux tourmentes de l’extrémisme, à travers leur histoire, tels que la Tunisie et le Maroc, en sont aujourd’hui affectés.

Des dispositions nationales différentes en fonction des interprétations

Face à l’assaut des courants religieux conservateurs sur les droits des femmes, les associations féminines musulmanes ont dû revoir leur stratégie. Pendant des décennies, elles avaient mis l’accent sur la nécessité d’appliquer dans leur intégralité les dispositions des conventions internationales sur les droits de la femme que les pays musulmans avaient signées, sous l’égide de l’ONU. Elles insistaient, en particulier, sur la nécessité de lever les réserves exprimées par les gouvernements de ces pays au sujet de diverses dispositions de ces conventions, qui les vidaient d’une grande partie de leur contenu.

Sous la pression de la nécessité, de nombreuses associations se sont attelées à la lecture attentive de la charia, afin de développer de nouveaux outils pour lutter efficacement contre les discours des extrémistes religieux. Comme l’explique la pakistanaise Riffat Hassan, elles ont découvert, à leur grande surprise, qu’il existait un grand fossé « entre ce que le Coran disait au sujet des droits des femmes et ce qui se faisait en réalité dans un environnement culturel islamique ». « Par conséquent », observe-t-elle, « il faut distinguer entre le texte coranique et la tradition islamique.

Ce sont les hommes qui ont procédé, presque exclusivement, à l’interprétation du Coran, depuis les temps les plus anciens. Ils faisaient cela au sein d’une culture patriarcale dominée par eux. Le Coran a donc été interprété du point de vue culturel des hommes – ce qui a évidemment affecté les droits des femmes. »

La Nigérienne Ayesha Imam a procédé à une étude minutieuse de cette question, dans un article intitulé « Les droits des femmes dans les lois musulmanes ». Elle explique qu’il faut “distinguer entre l’Islam – la voie d’Allah – d’une part, et ce que les musulmans font, d’autre part. » D’après elle, l’Islam ne peut pas être remis en cause, mais ce que les musulmans font peut l’être, car ce ne sont que des êtres humains, qui sont sujet à l’erreur.

D’après elle, bien que les lois religieuses tirent leur inspiration du divin, elles ne doivent pas être confondues avec des lois divines. La charia incorpore le facteur humain dans tous les aspects de son élaboration, de son développement et de sa mise en œuvre. Le nombre de versets coraniques à la base de la charia est très modeste, comparé à la multitude et à la complexité des règles juridiques qui constituent le corpus du droit musulman.

Même les experts n’arrivent pas à s’accorder sur le sens exact de divers versets coraniques. Par ailleurs, il est admis que de nombreux hadiths sont apocryphes, et sont le produit de luttes entre sectes ou entre dynasties. Certains hadiths relevant de cette catégorie semblent avoir eu pour unique objectif de réduire les droits des femmes, bien qu’ils ne puissent s’appuyer ni sur des dispositions coraniques ni sur d’autres hadiths pour les conforter.

Ayesha Imam observe, à ce propos, que les musulmans croient, à tort, que la charia est la même dans l’ensemble des pays musulmans, alors qu’elle varie de manière considérable d’un pays à l’autre, et d’une époque à l’autre. Cela est parfaitement illustré par l’existence de quatre grandes écoles de pensée juridique dans la seule tradition de la sunna (et qui s’élevaient à une vingtaine dans des temps plus anciens). Il existe également un rite shiite regroupant un nombre considérable d’adeptes, et de nombreux courants religieux d’importance moindre, qui regroupent néanmoins des millions d’adhérents chacun. 

L’unité de la charia dans la diversité des rites

En effet, comme le savent tous ceux qui s’intéressent de près à cette question, la charia appliquée dans les différents pays musulmans varie parfois de manière considérable, sur une question déterminée, d’un pays à l’autre, et d’une époque à l’autre. Il ne s’agit pas d’une dérive, mais d’un choix délibéré effectué par les fondateurs des grandes écoles juridiques, et entériné par les califes et leurs successeurs, dès les premiers siècles de l’Islam.

Ainsi, lorsque Malik ibn Anas eut préparé, à la demande du calife Abu Jaafar al Mansur, sa compilation de règles de droit intitulée « al-Muatta », le calife lui proposa de faire adopter cet ouvrage dans l’ensemble des territoires du califat pour servir de code de droit musulman de référence. La justice y serait ainsi rendue de manière uniforme, en appliquant partout les mêmes règles. Mais, Malik s’y opposa, semble-t-il, expliquant que les différentes communautés musulmanes avaient déjà adopté chacune ses propres règles et sa méthodologie d’élaboration du fiqh. Il estimait qu’il valait mieux les laisser libres de leurs choix. 

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Les fondateurs des quatre grandes écoles de pensée juridique sunnite (Abu Hanifa, Malik ibn Anas, Chafi’i, Ibn Hanbal) ont, d’ailleurs, chacun emphatiquement souligné, dans ses enseignements à ses disciples, qu’il n’était en aucun cas le détenteur d’une Vérité absolue en matière d’interprétation des règles du droit musulman. Ses interprétations des dispositions de la charia ne devaient en aucun cas être considérées comme des données définitives, qui lieraient les musulmans en tous lieux et en tous temps. Si une école de pensée juridique différente présentait une meilleure interprétation d’une règle, il fallait en tenir compte. C’est ce qui explique l’ouverture d’esprit et la richesse des travaux des juristes musulmans, pendant des siècles, jusqu’à ce que les autorités politiques décrètent la « clôture de l’ijtihad » au 10è siècle. 

Mais, aujourd’hui, les données de la situation ont bien changé. Ainsi, à chaque fois qu’une association féminine réclame, en ce premier quart du 21è siècle, des modifications dans les règles relatives aux droits des femmes dans un pays musulman, les porte-paroles des tendances les plus conservatrices de la société concernée réagissent avec la plus grande vigueur contre toute idée de changement.

Ils expliquent que “la modification des règles énoncées dans le Coran qui régissent le statut des femmes dans la famille musulmane serait illicite, parce que les règles coraniques sont, de par leur nature même, absolument immuables. Elles sont valables en tous temps et en tous lieux dans les communautés musulmanes à travers le monde. Elles doivent donc être respectées et appliquées à la lettre.” Cette proposition fait d’ailleurs partie, aujourd’hui, de l’héritage culturel de l’écrasante majorité des oulémas et des musulmans de manière plus générale. 

Pourtant, quand les associations féminines cherchent à vérifier cette proposition et à la valider dans les faits, elles découvrent une situation très différente de celle que les défenseurs du statu quo décrivent. En effet, en pratique, le droit musulman appliqué dans une communauté contemporaine diffère sensiblement, sur des points parfois cruciaux, de celui étudié dans les manuels de référence de la charia et dans les écrits des grands théologiens du passé. 

Ainsi :

– de nos jours, dans tous les Etats musulmans, il est interdit de posséder des esclaves, alors que ce n’est pas interdit par le Coran ; pour rappel, l’esclavage a été aboli en Tunisie dès 1846, à une époque où la France continuait de le pratiquer dans ses colonies ;

– on ne coupe plus la main du voleur dans la quasi totalité des Etats et sociétés musulmanes (à une exception près peut-être, et très rarement, pour l’exemple, dit-on) ; 

– on ne lapide plus jusqu’à la mort le couple adultère ;

– on n’applique plus la loi du talion (oeil pour oeil, dent pour dent) ;   

– la sanction du meurtre ne se négocie plus entre les parties concernées, jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé ; le meurtre fait l’objet de poursuites pénales dans le cadre du système judiciaire moderne du pays ;

– le droit commercial moderne, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles de commerce énoncées dans le Coran et développées par les oulémas au cours des siècles ;

– le droit de la banque, de la finance et des assurances, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles relatives à ces domaines énoncées dans le Coran.

Ainsi, contrairement à la croyance largement répandue, les règles de la charia, même celles énoncées dans le Coran, n’ont pas été considérées comme immuables au cours de l’histoire des pays musulmans. Elles ont bel et bien été modifiées et adaptées pour mieux répondre aux besoins et aux conditions de vie des différentes sociétés musulmanes, à travers le temps et l’espace.

Au vu de ces faits concrets, parfaitement vérifiables, deux questions importantes se posent : 

– “Est-ce que toutes ces nouvelles règles de droit musulman qui ont été substituées à celles énoncées dans le Coran respectent les principes et les règles de la charia et font donc partie intégrante de cette dernière ? Ou bien, en les adoptant, le législateur musulman est-il sorti du cadre de la charia pour se placer dans celui, par exemple, de la “laïcité”?” Qui a procédé à ces substitutions ? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? 

– “De plus, si ces nouvelles règles sont parfaitement licites, pourquoi est-ce que les règles concernant le statut des femmes ne pourraient pas, elles aussi, connaître les transformations appropriées pour qu’elles répondent mieux aux besoins et aux conditions de vie des femmes musulmanes du 21è siècle?”

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