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La charia et les droits de la femme au 21è siècle: Le guide du musulman perplexe (2/3)

L’interprétation de la charia dans le cadre de chaque Etat

Pour situer le débat dans sa propre perspective, il faut tout d’abord souligner qu’il n’existe pas de hiérarchie religieuse en Islam, comme il en existe dans d’autres religions. Il n’existe pas, non plus, d’autorité suprême capable de statuer sur ce qui est licite ou illicite, pour l’ensemble du monde musulman. La charia est ainsi interprétée et appliquée dans le cadre de chaque Etat, en fonction de ses propres choix. 

De plus, comme l’explique le professeur Ahmed Khamlichi, Directeur de Dar al Hadith al Hassaniya (du Maroc) : « Les ulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements. »

 Le vice-Ministre de la Justice d’Arabie Saoudite souligne, à cet égard, que même une fatwa de l’Académie Islamique du Fiqh (AIF) ne s’impose à aucun des 43 Etats membres de cette institution spécialisée de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI). Elle n’a de valeur que comme l’expression d’un point de vue juridique par un organisme spécialisé, à l’instar d’un exposé dans les livres de fiqh.

Ce sont donc les autorités politiques, religieuses et législatives de chaque pays musulman, agissant de concert, soit par consensus, soit par négociation, qui détiennent le pouvoir de décider de ce qui sera considéré comme licite dans le pays (en puisant dans la base de données de toutes les options que la charia peut offrir sur une question donnée). 

Les procédures d’élaboration des codes de statut personnel (ou droit de la famille) dans différents pays musulmans au cours des dernières décennies fournissent une bonne illustration de la démarche appliquée.

 Les gouvernants choisissent, dans un éventail de solutions, toutes considérées comme licites en Islam, celle qui répond le mieux à leurs objectifs. L’option sélectionnée est examinée avec toutes les parties concernées, et en particulier avec les autorités religieuses (comme le Mufti ou le Conseil des Oulémas), puis fait l’objet d’un projet de texte de loi qui est présenté au Parlement pour discussion et approbation. Une fois ce texte adopté par le Parlement, puis  entériné par toutes les instances institutionnelles concernées, il est publié au « Journal Officiel » du pays. Il acquiert alors force de loi, et devient le texte juridique de référence pour déterminer ce qui, dans cet Etat, est considéré comme licite en Islam, dans le domaine concerné. C’est sur la base de ce texte de loi que tous les actes juridiques devront être préparés, et que les tribunaux du pays seront appelés à statuer.

 Les règles énoncées dans le code de statut personnel de nombreux pays musulmans ont ainsi été profondément révisées après l’accession de ces pays à l’indépendance, après une période plus ou moins longue de colonisation. Ce fut le cas, à titre indicatif, des codes de l’Egypte (1948, puis 2000), de la Syrie (1949), de l’Irak (1951), de la Tunisie (1956), du Maroc (1958, puis 2004), de l’Algérie (1984), de la Mauritanie (2001), etc. 

Mais, ce qui est considéré comme licite dans un Etat musulman, à un moment donné, sur une question donnée, peut être considéré comme illicite dans un autre Etat musulman, au même moment. Par exemple, pendant plusieurs décennies, l’Arabie Saoudite était le seul Etat musulman où il était interdit aux femmes de conduire un véhicule, sur la base d’une fatwa du Grand Mufti du pays. Puis, cette interdiction fut levée en 2018.

Ainsi, bien que les choix des différents pays soient représentatifs de situations extrêmement différentes, les autorités de ces pays sont convaincues que les dispositions juridiques appliquées au statut de la femme sur leur territoire sont parfaitement conformes aux prescriptions de la charia.

L’évolution du droit musulman pour répondre aux besoins et aux conditions de vie des sociétés musulmanes 

De nombreux facteurs expliquent les transformations du droit appliqué dans ces sociétés. Ainsi, dans certaines situations, les circonstances ont tellement changé par rapport à la période où les règles applicables de la charia ont été énoncées qu’il devient difficile de continuer de les appliquer (ou de les appliquer telles quelles, sans ajustements). C’est le cas de tout ce qui se rapporte aux « hudud » par exemple (banditisme, vol ou cambriolage, la fornication, accusation mensongère d’adultère…). 

Ahmad Muhammad Shakir, qui occupa les fonctions de mufti d’Egypte en fin de carrière, explique à cet égard qu’ “une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister .» C’est un principe bien connu du droit musulman.

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Dans d’autres cas, les autorités politiques et religieuses d’un pays se trouvent confrontées à des situations dans lesquelles les règles juridiques appliquées ne semblent plus adaptées aux besoins et aux conditions de vie de la population. Cela se traduit par toutes sortes de dysfonctionnements au niveau de la communauté. Quand ces dysfonctionnements deviennent très importants, les autorités ressentent le besoin de réviser les règles applicables, même quand il s’agit de règles énoncées dans le Coran. En effet, « un principe de la charia reconnaît l’adaptation des lois selon les époques » (comme l’observe l’art. 39 de la Majalla, le Code civil ottoman, au 19è s.).

C’est ainsi que, dans l’Empire Ottoman, à partir du milieu du 19è s., les autorités procédèrent graduellement à de nombreuses adaptations du système juridique de l’Empire, en mettant en œuvre de nouvelles structures et de nouveaux codes fortement inspirés des normes juridiques européennes de l’époque. Cette modernisation du système juridique couvrait l’écrasante majorité des branches du droit à l’exception de ce qui concernait le statut des femmes et le droit de la famille, qui restèrent fondés sur les prescriptions de la charia, telles qu’elles avaient été traditionnellement appliquées jusque-là. 

Il faut souligner, à cet égard, que :

– Cette modernisation du système juridique ne s’est pas limitée à l’Empire Ottoman. Depuis le milieu du 19è s., la majorité des Etats et communautés musulmans à travers le monde a graduellement cessé d’appliquer un nombre considérable de règles coraniques pour leur substituer de nouvelles dispositions juridiques. Le monde musulman dans son ensemble a donc ressenti, à travers l’histoire, le besoin d’adapter certaines règles coraniques qui ne répondaient plus aux besoins et ne correspondaient plus aux conditions de vie des sociétés musulmanes et du monde au sein duquel elles évoluaient. 

– Il ne s’agit pas d’une décision concertée. Chaque Etat a agi librement et souverainement en la matière, sans subir aucune pression de la part de quelque autre Etat que ce soit. Pourtant, bien qu’agissant séparément, mais en s’inspirant probablement les uns des autres, les autorités politiques et oulémas de tous ces différents pays ont adopté de nouvelles règles très similaires les unes aux autres. Il y a donc un consensus dans la communauté musulmane dans son ensemble sur le fait que les nouvelles règles, tout comme celles auxquelles elles se substituent, respectent parfaitement les principes et les règles de la charia et sont donc partie intégrante de cette dernière. 

Il serait ainsi possible de parler d’une nouvelle donne juridique en droit musulman à travers le monde. Par exemple, dans les différents pays qui ont été colonisés par la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne, etc., certains de ces changements de règles juridiques se sont effectués avant que le pays ne soit occupé par la puissance colonisatrice, d’autres au cours de la période d’occupation, et d’autres encore après que le pays ait retrouvé son indépendance. 

Quelle que soit la période au cours de laquelle ces changements ont été effectués, nul dans le pays (ni les oulémas, ni les partis politiques, ni la population en général) n’a contesté leur licéïté et leur conformité aux règles de la charia, ni réclamé leur annulation à quelque moment que ce soit par la suite. Ce ne fut jamais le cas et ce, quel que soit le régime en place, et quel que soit le discours tenu par des politiciens à des fins électorales à des moments donnés. 

Même les plus conservateurs des théologiens et des hommes politiques musulmans ont donc accepté la nouvelle donne juridique et définitivement tourné la page sur l’ère où l’esclavage était officiellement autorisé dans le pays ; où l’on coupait la main du voleur ; où l’on lapidait jusqu’à la mort le couple adultère ; ou bien où la polygamie et la répudiation étaient légales et pouvaient être librement pratiquées, sans aucun contrôle.

Tous ces changements, même quand ils se démarquent clairement et totalement des règles pertinentes énoncées dans le Coran, ont été acceptés dans le passé, et sont définitivement rentrés dans les mœurs des musulmans d’aujourd’hui comme allant de soi, dans le contexte d’une société musulmane moderne qui essaie de se faire sa place dans le monde du 21è siècle. 

Est-ce à dire, dans ces conditions, que les autorités politiques et religieuses des Etats musulmans, ainsi que leur population dans son ensemble, considèrent qu’il est licite, dans certaines circonstances, de changer les termes d’application de certaines règles coraniques, ou même de cesser de les appliquer ?

C’est la conclusion qu’on pourrait raisonnablement tirer des faits étudiés, quel que soit le pays concerné par cet examen. Auquel cas, la question fondamentale qui s’impose à nous est la suivante : 

– “Si ces nouvelles règles sont parfaitement licites, pourquoi est-ce que les règles concernant le statut des femmes ne pourraient pas, elles aussi, connaître les transformations appropriées pour qu’elles répondent mieux aux besoins et aux conditions de vie des femmes musulmanes du 21è siècle?” 

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