Nous sommes moins de deux semaines après la chute de Ben Ali. A l’entrée de l’avenue Bourguiba, dont le milieu est campé par des tanks fleuris de roses déposées par les manifestants et encerclé par des militaires en armes (pardon pour le pléonasme), eux-mêmes entourés de fils barbelés, le peuple tunisien oscille encore entre satisfaction du devoir accompli et refus virulent du gouvernement dit de transition.
Ce 23 janvier (à cette période les ministres n’ont toujours pas été remplacés), deux frêles jumelles de 18 ans, Salma et Sallema Bitr, gracieuses et hésitantes, s’approchent de ce terre-plein central militarisé. Aux coups de feux, cris, tirs de gaz lacrymogènes qui se sont déchaînés quelques jours auparavant (et qui reprendront peu après), elles vont substituer l’espace d’un instant de paisibles chants de la liberté, repris de la chanson populaire arabe, ou écris sous le régime Ben Ali par des membres de leur famille d’artistes. Y avait-il une meilleure place que cette désormais célèbre avenue Bourguiba, artère de la révolution, caisse de résonance du mécontentement tunisien, pour envelopper leurs concitoyens morts au combat dans le linceul de leurs douces voix ?
Elles regardent d’un coup d’œil les militaires qui occupent l’espace, s’assoient sur le rebord du trottoir et commencent à faire entendre leurs voix crescendo, qui se révèlent puissantes au moment du refrain. Comme une parabole vocale de la vie de Mohammed Bouazizi[1] (le jeune marchand de Sidi Bouzid à partir de qui tout est parti…) et de tout le peuple tunisien, bien calmes… avant le feu de la révolte.
Il y a une colombe et des oliviers dans leur chanson (voir la translittération-traduction ci après). L’usage de la symbolique de la paix pourrait paraître facile, mais en fait l’olivier est aussi l’arbre qui les abrite depuis toutes petites, qu’elles courent, dorment, ou composent sous son ombre protecteur, dans la propriété familiale de Tébourba, une ville calme, située sur la rive gauche de Medjerba à 35 km de Tunis. La famille produit de l’huile d’olive. Là, les sept frères et sœurs s’entraînent dans une émulation artistique digne des Rahbani[2]. Jihad, le grand frère, âgé de 30 ans (qui nous dit de suite après avoir prononcé son prénom qu’il ne s’agit pas de la « guerre sainte » telle qu’on l’entend communément…) joue de plusieurs instruments. Une autre sœur joue du piano. Une autre, encore, écrit beaucoup et leur cède régulièrement des textes… En l`occurrence une composition toute fraîche, écrite à la chute de Ben Ali par la cousine de Salma et Sallema. C’est d’ailleurs ce texte mis en note qu’elles jouent, ce jour ensoleillé de la mi-révolution, avenue Bourguiba (et qu’elles rejoueront un peu plus tard pour nous à des fins d’enregistrement).
Elles n’en sont pas à leur première apparition publique. Du haut de leurs dix-huit courts printemps, elles ont déjà fait la clôture du festival de Carthage en reprenant « We are the World » (Michael Jackson) avec le musicien tunisien Ryad Fehri et se sont produites avec le guitariste espagnol Pedro Ostache.
Mais là, le jour est différent. Le public est dans d’autres dispositions. Pourtant, la magie de la musique opère. Autour, les tunisiens qui débattaient fermement politique cessent leurs éclats de voix et se rapprochent de l’endroit où les jeunes femmes sont assises. Un, puis deux, puis trois, jusqu’à une dizaine de demi-cercles (soit une centaine de personnes) se forment autour d’elles en les écoutant quasi religieusement.
La bande son de la révolution
أين أنت … فإنّي دون غصن زيتونك… لا أنام…
Ayna anata …ya tayr el hamam ? fa inni douna ghosni zaytounika la anam…
Où es tu… colombe de la paix ? Sans la branche de ton olivier… le doux sommeil me manque…
أين أنت… يا طير الحمام…
Ayna anta…ya tayr el hamam,
Où es tu… colombe de la paix ?
أقول نعم… للسلم والعلم والعلم…
Akoulou na”am… lel selmi wal ‘elmi wal “alam…
Je dis oui …à la paix…, au savoir et au drapeau…
أقول نعم…للنور والعلم والقلم…
Akoulou na”am…lel nouri wal ‘elmi wal ‘alam…
Je dis oui …pour la lumière… la culture …et le drapeau…
فأين أنت …يا طير الحمام…
Fa ‘ayna anta…ya tayra el hamam…
Mais où es tu …colombe de la paix ? (bis)
فبلادي …دون زيتونك حطام…
Fa biladi…douna zaytounika hotam…
Mon pays, sans ton olivier est détruit…
وأهلي…دون سلامك عظام…
Wa ahli… douna salamika ‘idam…
Et mes parents… ont perdu leur grande quiétude…
فكافانا موتا"… وكفانا حرقا"…
Fa kafana mawtan… wa kafana harkan…
Alors, assez de morts… Et assez d’incendies…
وكفانا بنادق…
Wa kafana banadek…
Et assez de fusils…
فأين أنت… يا طير الحمام…
Fa ayna anta… ya tayra el hamam ?
Mais où es tu …colombe de la paix ?
أين أنت… يا طير الحمام…
Ayna anta…ya tayra el hamam…
Où es tu … colombe de la paix ?
وكن لنا…حرية…
Wa kon lana horriyya…
Soyez pour nous une liberté…
وكن لنا …سلام…
Wa kon lana salama
Soyez pour nous une paix
فأين أنت… أين أنت… يا طير الحمام…
Fa ayna anta… ayna antaaaa… ya tayra el hamam ?
Mais où es tu… où es tu donc… colombe de la paix ?
(photos Jacopo Granci)
[1] Voir le billet d’Asma el Mrabet du 22 janvier sur le lien http://oumma.com/Mohamed-Bouazizi-ou-le-souffle-d
[2] Du nom de cette grande famille de musiciens libanais, dont le plus célèbre encore en vie est Ziad, fils de Fairuz et du compositeur Assi el Rahbani.
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