Lorsqu’on observe les évènements qui se déroulent actuellement au Proche-Orient, à la lumière de la spectaculaire offensive palestinienne contre Israël qui a brisé le mythe de la défaite arabe et de la supériorité stratégique et militaire d’Israël qui est soutenue par le camp occidental, lequel se sanctuarise encore devant un monde désormais plus que jamais multipolaire, on ne peut s’empêcher de faire un constat : les mouvements de résistance depuis les guerres israélo-arabes n’ont eu d’autre choix, dans leur affrontement avec l’Etat hébreux, que de recourir à ce qui ressemble fort à une « guerre d’usure » contre leur adversaire de toujours.
Il est faux de croire qu’il y avait un seul objectif opérationnel précis dans l’attaque historique du samedi 7 octobre 2023. Bien au contraire, les différents buts poursuivis étaient d’épuiser l’adversaire israélien, le prendre par surprise et l’affaiblir, en exerçant une pression sur ses points faibles que sont sa forte sensibilité aux pertes humaines et son intolérance à la prise d’otages, et plus particulièrement à la capture de prisonniers.
Il se trouve que les populations arabes, dont la population palestinienne, possèdent précisément les ressources démographiques, un fort potentiel de résilience et de combat, ainsi que l’expérience de la lutte devant un ennemi farouchement hostile à la paix et la solution à deux Etats, qui les rendent beaucoup plus aguerries et résistantes, à long terme, face à la puissance de feu et à la supériorité technologique d’Israël.
La guerre dite d’usure est une stratégie militaire au cours de laquelle chacun des adversaires vise à amoindrir les forces de l’autre, cherche la reddition de l’autre, notamment en maintenant un point de position. Cependant, cette définition s’applique plus à la Première Guerre mondiale, durant laquelle on a utilisé pour la première fois ce concept. Une meilleure définition de ce type de guerre devrait aussi prendre en compte l’absence d’objectif tactique précis : prendre des villes, occuper le terrain, couper les voies d’approvisionnement, détruire une fois pour toutes une armée adverse, autant d’objectifs classiques d’une armée moderne.
La guerre d’usure, celle que mènent actuellement les Palestiniens contre leur ennemi israélien, revêt effectivement une telle caractéristique : il n’y a pas ce genre d’objectifs opérationnels et matériels, mais seulement surprendre, affaiblir les ressources de l’ennemi et affecter son moral, ce qui a été réalisé avec un grand succès.
Mais, au-delà de cela, c’est surtout briser le mur de l’indifférence de plusieurs pays arabes et transcender ce parti pris inconditionnellement pro-israélien du monde occidental, complètement inféodé aux intérêts d’Israël, qui est essentiel.
Ironiquement et paradoxalement, c’est lorsque les Arabes livrent un combat sans objectif précis qu’ils remportent la mise et marquent l’histoire par de grands succès militaires. Mais l’histoire n’a pas gardé un souvenir mémorable de ces moments épiques.
Donnons deux exemples : entre 1967 et 1973, les Egyptiens ont mené ce genre de guerre contre Israël, après la débâcle (la Nakba) de leur armée devant la guerre préventive orchestrée par les Israéliens au Sinaï. Cette guerre n’avait pas d’objectifs, si ce n’est montrer que l’Egypte était toujours debout, en tuant le maximum de soldats israéliens et en détruisant leur matériel. Durant cette guerre, les Israéliens ont perdu énormément de chars et d’avions, beaucoup plus qu’en 1967.
En revanche, la guerre de 1973 mise en oeuvre par l’Egypte avait pour objectif de libérer le canal de Suez et le Sinaï. Cependant, cet objectif se heurtait à des obstacles et à des erreurs, comme cette histoire du « trou déversoir » par lequel l’armée israélienne, conduite par Ariel Sharon, mena une « traversée inverse » qui déboucha sur l’encerclement de la troisième armée égyptienne.
En 2006, le Hezbollah n’avait aucunement pour objectif d’attaquer Israël. C’est en pénétrant un champ de mines installé par le Hezbollah qu’une patrouille israélienne a été prise pour cible par ses combattants, lesquels ont tué et capturé plusieurs soldats israéliens. Face au refus du Hezbollah de restituer les soldats, Israël déclencha une vaste opération militaire terrestre, aérienne et maritime contre le Liban.
Le Hezbollah a résisté vaillamment, lançant des milliers de roquettes sur le nord d’Israël. Les pertes israéliennes ont été très sévères : deux cents blindés et deux navires de guerre perdus, 600 soldats tués. Voilà le meilleur exemple d’une guerre défensive d’usure qui a coûté très cher aux Israéliens. Une commission d’enquête (Winograd) a été d’ailleurs constituée pour enquêter sur la conduite de cette guerre par Israël, jugée désastreuse.
L’équipement en roquettes donne à la guerre d’usure une dimension particulière. Un grand stock de ces armes affole tellement les populations qu’elles sont souvent évacuées de régions entières dès leur déploiement. Les roquettes lancées sur le territoire israélien visent précisément à vulnérabiliser l’adversaire et à l’affaiblir, tout en prolongeant la durée du conflit par un déploiement sans relâche d’armes offensives. C’est le cas aussi bien du Hezbollah que du Hamas.
Le Hezbollah a pris conscience de la rationalité de cette guerre d’usure en débutant une série d’offensives contre le nord d’Israël.
Ces forces sont ainsi plongées dans une guerre d’usure contre un ennemi israélien apparemment supérieur, mais qui est, en réalité, plus vulnérable qu’on ne le croit face à des adversaires endurcis par le combat depuis des décennies.
Des adversaires qui mènent une lutte sans objectif et sans merci contre un ennemi israélien farouchement hostile à la paix et à la solution à deux Etats, opprimant les populations palestiniennes et violant les lieux saints, musulmans et chrétiens, à Jérusalem. C’est précisément le genre de guerre qu’Israël redoute le plus, car elle affecte durablement ses ressources et son moral.
D’ailleurs, les Israéliens, lorsqu’ils s’expriment sur cette nouvelle guerre, ne cachent pas leur crainte à l’égard de la stratégie militaire de l’usure. Par exemple, un ancien soldat a récemment déclaré que la guerre israélo-arabe de 1973 était « peu de chose » comparée à l’attaque meurtrière surprise du Hamas, en reconnaissant d’emblée l’échec d’Israël.
Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a affirmé, pour sa part, que la guerre serait longue et difficile, faisant clairement allusion à la guerre d’usure que les forces militantes palestiniennes sont habituées à mener devant un ennemi impitoyable, qui ne recherche pas la paix et ne comprend que le langage de la force.
La guerre d’usure est également le seul recours des forces militantes palestiniennes et du Hezbollah, étant donné l’écart disproportionné entre l’envergure et la taille de leurs forces avec celles d’Israël. Affaiblir et démoraliser leur ennemi sont, pour le moment, les seuls résultats qu’ils peuvent humainement obtenir, alors que des objectifs précis comme la conquête de territoires ou libérer de grandes régions paraissent irréalisables concrètement.
Il n’y a pas que les Palestiniens et le Hezbollah qui ont recouru à la guerre d’usure. Les Talibans, en Afghanistan, l’ont mise en oeuvre contre les forces occidentales. Ils ont remporté une grande victoire avec le retrait catastrophique des Américains de leur pays, mettant fin ainsi à une présence de plus d’une dizaine d’années.
En réalité, la guerre d’usure finira un jour par mettre fin à l’occupation illégale par Israël des territoires occupés, et donnera ultimement au peuple palestinien un Etat souverain, avec comme capitale Jérusalem-Est.
Ce jour viendra lorsque les combattants palestiniens et autres exerceront suffisamment de pression sur le terrain (sans réaliser nécessairement des objectifs précis), pour qu’Israël se retrouve dans une impasse politique et militaire, et qu’une grande partie de la population israélienne finisse par s’incliner devant la seule solution à long terme : la paix, à travers la solution à deux Etats que le défunt processus d’Oslo ambitionnait de mettre en place.
La mise à mort de ce processus par les factions radicales israéliennes et par les colons israéliens fut l’élément déclencheur de cette longue guerre d’usure, dans laquelle les forces combattantes et militantes palestiniennes sont passées maîtres.
S’agissant des bombardements meurtriers et apocalyptiques de l’aviation israélienne contre la bande de Gaza, réduite à néant, et sa population massacrée, dont des familles entières sont décimées, ils nous rappellent la guerre de la Terreur et les bombardements de la Seconde Guerre mondiale (Dresde, Londres, Varsovie,..).
Leur aspect effroyable et sans gloire affaiblit gravement les fondements moraux d’Israël, dans un contexte marqué par la perte de prestige de l’armée israélienne. Arc-bouté sur son refus jusqu’au-boutiste de la paix, l’affaiblissement stratégique d’Israël est inéluctable face à la guerre d’usure menée de main de maître par des experts en la matière : les forces militantes palestiniennes.
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