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Hommage à Eqbal Ahmad (1933-1999).

Comment expliquerais-je l’ami à quelqu’un pour qui il n’est pas l’ami ?

(Sagesse soufi de Jalaluddin Rumi citée par Marguerite Yourcenar)

Tout est prétexte à évoquer Ahmad Eqbal, en ces temps marqués par de grandes incertitudes, de vives tensions et de profonds tourments. Loin des cris de corbeaux et des brodeurs de mots, nous avons le privilège de célébrer ici le mérite et l’excellence. Son souvenir nous rappelle un homme qui a consacré la science et la connaissance au service du progrès humain. Par une affirmation permanente de l’esprit de solidarité, il a voué sa vie à la poursuite d’un ordre moral juste. Toute son existence n’aura été qu’une longue et distinguée carrière de lutte anti-impérialiste et d’affirmation des opprimés dans le monde post-colonial. Mu par une attraction instinctive aux mouvements de libération, Eqbal a porté fort et loin le défi aux idéologies de la domination et de l’exploitation partout dans le monde : les grands centres métropolitains d’Europe et d’Amérique, l’Algérie, les camps de réfugiés, les villes assiégées et les villages bombardés, la Bosnie, la Tchétchénie, le Liban du sud, la Palestine, le Vietnam, l’Irak, l’Iran l’Afghanistan, le subcontinent Indien et d’autres.

Rendons d’abord un brillant hommage au regretté Edward Said pour avoir fait connaître Ahmad Eqbal au public francophone. Il évoque au cours d’un entretien accordé à l’Institut du monde arabe (IMA) de Paris cette triste réalité de ce qu’il appelait le ” provincialisme “, c’est-à-dire ce gap – j’allais dire cette fracture – intellectuel qu’il illustre pour la circonstance par le degré de méconnaissance, surtout chez les francophones parmi les intellectuels arabes, des grands chantiers du savoir tels les travaux de Hayden White, Richard Ohman, Richard Poirier, Fréderic Jameson, Ahmad Eqbal et Masao Miyoshi. Il fait remarquer : « Si vous regardez les librairies ici (à Paris), vous trouverez que les Arabes sont dans un ghetto ; ils écrivent sur le monde arabe en français, et sont perçus comme des informateurs indigènes. »

En qualifiant Ahmad Eqbal d’un de ses « deux principaux mentors intellectuels, politiques et personnels », Edward Said le présente comme « cette perle rare, un intellectuel jamais intimidé par le pouvoir ou l’autorité, un compagnon d’armes de figures aussi diverses que prestigieuses que Noam Chomsky, Howard Zinn, Ibrahim Abu-Lughod, Richard Falk, Fred Jameson, Alexander Cockburn et Daniel Berrigan ». Il le considère comme « doté d’une grande connaissance de la société américaine et qui était peut-être le meilleur théoricien et historien des mouvements de libération nationale ».

C’est comme si l’histoire et la géographie se sont liguées pour forger le destin de celui qui allait initier “une pensée qui retrousse les manches” pour paraphraser cette brave dame française. Ahmad Eqbal est né à Bihar, là où sont apparus les dialectes les plus doux de l’Inde, le Mythili et le Bhojpuri. C’est là aussi où ont été fondés les mouvements ruraux les plus importants, le Bhoodan (non-violent) et le Naxalbari (insurrectionnel). C’est là également que Gandhi a lancé son mouvement de désobéissance civile et de résistance passive. C’est là encore, dans la ville antique de Patna (puis Pataliputra) de Bihar que se trouvait le siège de l’empire de Mauryan.

La famille d’Eqbal était composée de riches propriétaires fonciers musulmans qui cultivaient en même temps une vocation intellectuelle. Connu pour ses attitudes anti-colonialistes, son grand-père a fondé la bibliothèque de Khudabaksh à Patna, qui représente aujourd’hui l’une des collections les plus riches en manuscrits persans médiévaux. Cet héritage a été complété par ses parents qui étaient très tôt des adeptes de Gandhi. Au péril de sa vie, son père était un des premiers à Bihar à distribuer ses terres aux paysans qui les travaillaient à leur propre compte. Là le drame s’est produit, le jeune Eqbal a assisté à l’assassinat de son père. Dans l’espoir que l’éloignement aiderait à alléger ce traumatisme, la mère envoie Ahmad et son frère aîné vivre ailleurs. Mais cet isolement a été source d’autres tourments.

De son frère, il a appris la notion de l’exemplarité, avec ce souci permanent de l’efficacité et de la perfection. De sa mère il a appris le sens des responsabilités, c’est-à-dire ce besoin de se sentir toujours utile à son société et à son temps. Pour un enfant élevé dans une symbiose entre les deux traditions musulmane et hindoue, les émeutes 1946 à Bihar, qui étaient le prélude à la partition de l’Inde et du Pakistan, étaient vécues comme un choc redoutable. « Là où les cultures ne convergent pas, la civilisation ne prospère pas », écrivait-il.

En 1947, alors âgé de 15 ans, il allait vivre la grande période de troubles. Contraint de quitter sa province natale de Bihar, il se déplace avec ses frères au nouvel Etat du Pakistan, où il étudia jusqu’en 1957, année au cours de laquelle il part aux États-Unis afin de poursuivre ses études en sciences politiques et en histoire du Moyen-Orient à l’Université de Princeton.

Les Etats-Unis lui ont alors permis de découvrir ce qui va déterminer sa vie : son engagement dans les mouvements de libération à travers la guerre de libération de l’Algérie et sa parenté culturelle avec le Moyen-Orient et notamment à Beyrouth et au Caire. C’est là où sa personnalité s’affirme, sa pensée se cristallise, ses convictions se précisent et ses engagements deviennent compatibles avec les idéaux de l’Islam. Entre 1960 et 1963, il vit en Afrique du Nord, principalement en Algérie où il rejoint le Front de Libération Nationale et travaille avec Frantz Fanon, notamment dans le thème des “ pièges de la conscience nationale“. Il visite le Maroc et fonde un foyer culturel à Tunis. Dès son retour aux États-Unis, il commence à enseigner dans diverses universités : Illinois (1964-65), Cornell 1965-68, Adlai Stevenson Institute (1968-72), Institute for Policy Studies (1972-82) et Hampshire College dans le Massachusetts (1982-97).

En 1997 Ahmad Eqbal prend sa retraite de l’université du Hampshire. Des centaines de personnes de divers horizons se sont rassemblées pour assister à l’hommage qui lui a été rendu deux jours durant. Y ont pris part entre autres Edward Said, Howard Zinn, Noam Chomsky, Daniel Ellsberg, Cora et Peter Weiss, Stuart Schaar, Richard Barnet.

Aimant profondément l’Inde et le Pakistan, il s’est opposé énergiquement à la compétition nucléaire entre les deux pays. Il s’est senti dévasté en regardant à la télévision les images d’un essai nucléaire. Il lance ce cri du cœur  : « Je me suis demandé combien devait être grande la douleur qu’avait ressentie la nature, la création la plus merveilleuse de Dieu ».

Au début des années 90, de retour au Pakistan, il livre ses dernier combat, et pas des moindres : l’université privée, la réconciliation indo-pakistanaise et la lutte contre la géostratégie américaine en Asie centrale. En même temps, il redécouvre ce pays qui lui était si cher et constate avec amertume que cinquante ans après son indépendance, 65% des Pakistanais étaient illettrés, 55% n’ont pas accès à l’eau potable et 30% vivent au-dessous du seuil de pauvreté. En outre, il assiste au glissement du pays vers la violence et l’intolérance. Il note : « L’histoire moderne montre que chaque fois que la légitimité de l’Etat souffre et que l’économie va mal, les forces fondamentalistes apparaissent au premier plan ».

Rejetant la notion de nationalisme qui oppose l’Inde au Pakistan, Eqbal rappelle que l’Islam représente une foi sans frontières et que les périls du nationalisme, conjugués au fanatisme religieux, hypothèquent sérieusement la viabilité de l’Etat post-colonial. Il relève une tragique ironie, celle qui fit du poète visionnaire Mohamed Iqbal le père du nationalisme pakistanais. Il rappelle ces mots du poète : « Dans le monde entier, il n’y a pas de meilleur pays que notre Inde ». Reprenant à sa manière cette image, Jinnah développe sa vision du Pakistan en tant qu’Etat indépendant de l’Inde.

Avec son engouement habituel, Eqbal structure le projet d’une université indépendante des arts et des sciences sociales, “Khaldunia“, en hommage à Ibn Khaldoun, dont les œuvres ont contribué à façonner sa pensée. Le gouvernement lui accorde une parcelle de terre, qui fut par la suite confisquée par Asif Zardari, l’époux de Benazir Bhutto pour y construire un terrain de golf… Cet échec, il l’a vécu tragiquement, car l’indépendance qui caractérisait Khaldunia ne pouvait être tolérée par le gouvernement. Elle était perçue comme une vraie menace, non pas tellement dans son orientation anti-impérialiste, mais essentiellement dans sa capacité à défier l’Etat du Pakistan et son idéologie coercitive.

Auteur prolifique, son œuvre est composée exclusivement d’essais, d’articles, d’interviews et de conférences. Il a été publié dans de nombreux journaux tant aux USA qu’à travers le monde dans les grands thèmes :

  • l’Etat post-colonial

  • l’Afghanistan

  • l’Islam et la politique

  • la guerre

  • les espoirs et possibilités

  • le Pakistan

  • la militarisation et l’Etat

  • l’Inde

  • le Kashmir.

  • Plusieurs publications ont rassemblé par thème ses articles et interviews :

    Terrorism : Theirs & Ours

    Préface de David Barsamian

    Confronting Empire

    Préface de Edward W. Said

    Invasion of Lebanon

    En collaboration avec Ibrahim Abu Loghod

    Political Culture and Foreign Policy : Notes of American Intervention in the Third World

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    Between Past & Future

    Sélection d’essais sur l’Asie du sud

    A signaler également le site remarquable qui lui est dédié : http://www.bitsonline.net/eqbal/

    Il était éditorialiste du journal Race and Class, du Middle East Report et de l’Économiste du Tiers monde et membre du comité éditorial de Arab Studies Quarterly. A son retour au Pakistan en 1997, il écrit une chronique hebdomadaire dans le quotidien Dawn (l’Aube), jusqu’à sa mort en mai 1999.

    Il avait une grande passion pour la littérature et particulièrement la poésie, car il y appréciait cette utilisation sensible et précise de la langue, en urdu, en anglais, en français, en arabe et en perse. Aussi, les poètes, les romanciers, les scénaristes, les écrivains lui vouaient une grande admiration, et nous citerons à titre d’exemple : Faiz Ahmad Faiz, Agha Shahid Ali, Elias Khoury, Mahmoud Darwish, Grace Paley.

    Ses conférences laissaient le public abasourdi. Jamais les auditeurs n’ont été aussi frappés par cette combinaison si torrentielle de la connaissance, de l’éloquence et de la passion employées avec une si grande précision pour briser les mythes et les mensonges qui ont entouré l’aventure impériale de l’Amérique et pour démontrer la menace de Washington contre la paix mondiale.

    A l’heure où les forces démoniaques se sont emparées du pouvoir dans l’empire états-unien, Ahmad Eqbal reste la référence dans sa parfaite connaissance de la société et de la culture américaine ainsi que dans sa maîtrise de la théorie et de l’histoire des mouvements de libération. Il s’est distingué d’une manière remarquable comme un des premiers et des plus éloquents opposants à la guerre contre le Vietnam et le Cambodge. En 1971, il est accusé, conjointement avec les prêtres catholiques Daniel et Phillip Berrigan et quatre autres pacifistes catholiques, de conspiration pour enlever Henry Kissinger, le jury ajournant le procès pour vice de procédure.

    Dans une série de trois articles publiés entre juin et mars 1999 dans Dawn, Ahmad Eqbal pose la problématique de ce qu’il appelle les racines du droit religieux. Il dénonce avec force toutes les mutilations de l’Islam ainsi que les attitudes tyranniques et fanatiques qui n’ont fait qu’engendrer « un ordre islamique réduit à un code pénal, dépouillé de son humanisme, de son esthétique, de ses quêtes intellectuelles et de sa dévotion spirituelle ». Ce qui « entraîne l’affirmation absolue d’un seul aspect de la religion, généralement sorti de son contexte, au total mépris de l’autre. Ce phénomène dénature la religion, altère la tradition et fausse le processus politique partout où il se développe ».

    Il serait présomptueux de vouloir présenter dans le cadre de cet article le système de pensée d’Eqbal. Mais par rapport à nos préoccupations majeures, son œuvre constitue pour nous un trésor inestimable, une analyse critique et constructive, une véritable lumière directrice, dans les thèmes majeurs de :

  • l’impérialisme des Etats-Unis

  • le rôle de l’impérialisme dans la formation de l’identité et de la civilisation occidentales

  • l’Etat post colonial (qui n’est qu’une réplique simiesque de l’Etat colonial)

  • la pathologie de l’échec du nationalisme arabe

  • les racines du terrorisme – l’émancipation des sociétés

  • le conflit arabo-israélien

  • la géostratégie en Asie centrale

  • la diabolisation de l’Islam

  • la promotion des droits de l’homme

  • les effets désastreux de la réoccupation du Moyen-Orient à la faveur de la guerre du Golfe.

  • C’est donc l’occasion de dire que son évocation est opportune à plus d’un titre en ce sens que cette pensée si prodigieuse qu’incarnait Eqbal était, en quelque sorte, attendue et il aurait fallu lire et relire Malek Bennabi quand il percevait les signes « du déplacement du centre de gravité islamique de la Méditerranée à l’Asie »« où la pensée et l’action doivent primer la tradition de la science close et où l’Islam est appelé à se rénover, à se rendre actif, à réapprendre à vivre » pour pouvoir « enfin s’adapter à un nouveau climat spirituel, au voisinage de cette Inde complexe où rayonne encore la pensée des Védas ». Telles sont donc les conditions qui ont présidé à l’émergence du génie d’Ahmad Eqbal.

    Par un curieux paradoxe, nous le sentons à la fois si proche et si loin de nous. Si proche, quand il est venu vivre parmi nous en 1960, travaillant pour un temps avec Frantz Fanon et devenant ensuite conseiller de la délégation du GPRA dans les pourparlers avec les représentants du gouvernement français. Si loin, à cause des aléas linguistiques qui imposent des frontières culturelles étanches. Et ce que Kateb Yacine considérait comme ” un butin de guerre ” – en parlant de la langue française – s’est avéré en définitive un cadeau empoisonné, une position de repli avec cette tendance de feindre la mort face à cette guerre contre l’intelligence. Avec notre façon d’en user et peut-être même d’en abuser, ce legs colonial est devenu pour les successeurs indigènes que nous nous sommes contentés de devenir, une sorte d’œil de bœuf ne permettant une compréhension de notre propre culture et un accès à la culture universelle qu’à travers un prisme réducteur et déformant, avec son cortège de partis pris et d’abstractions idéologiques. Ainsi, notre histoire et notre culture se sont trouvées prises en otage par quelques zélés S.L.E. (sait lire et écrire) qui en ont défini les sources aux seules archives d’Aix-en-Provence. Allez savoir pourquoi ! Et qu’en est-il alors des siècles d’archives qui nous concernent directement et qui se trouvent à Londres, Rabat, Tunis, Séville, Damas, Alexandrie, Istanbul ?

    C’est à ce titre que la pensée d’Ahmad Eqbal s’avère utile, dans cette quête thérapeutique de soigner notre mal national, que l’on pourrait appeler pour la circonstance le syndrome anomique, c’est-à-dire cet état de déstructuration de la société dû à la disparition progressive et parfois même à l’absence totale de normes et de valeurs. Il serait grand temps que nous cessions de nous redéfinir uniquement par rapport à l’image sur nous-mêmes que nous renvoient les tenants des thèses colonialistes d’hier et d’aujourd’hui. Il serait grand temps que nous apprenions à opérer une déconstruction des mythes falsificateurs.

    Le 29 janvier 1960, suite à la “journée des barricades”, de Gaulle apparaît en uniforme à la télévision et déclare : “ Je dis à tous nos soldats : votre mission ne comporte ni équivoque, ni interprétation. Vous avez à liquider la force rebelle qui veut chasser la France de l’Algérie et faire régner sur ce pays sa dictature de misère et de stérilité “. Il a fallu des années et des centaines de milliers de victimes pour que ce général qui s’est emparé du pouvoir en France au nom de l’Algérie française pour mener une guerre à outrance, se résigne enfin à réaliser qu’aucune armée d’occupation ne peut vaincre un peuple révolté et qu’aucune stratégie ne peut venir à bout d’un mouvement de libération. L’histoire retiendra qu’en plus de l’immense disproportion des forces entre l’armée de libération et l’armée d’occupation, la guerre cruelle menée par le pouvoir français contre le peuple algérien n’aura été qu’une guerre pour la guerre, sans volonté réelle d’aboutir à la paix ni de jeter les bases d’une réconciliation entre les deux peuples algérien et français.

    Le 18 mars 1962 étaient conclus entre le GPRA et le gouvernement français les Accords d’Evian, qui marquèrent la fin de 132 ans de colonisation et sept ans de guerre de libération. Dans la perspective d’ouvrir la voie à de nouvelles et prometteuses relations algéro-françaises, il aurait été hautement souhaitable que la France connaisse un changement de régime, car les polémarques, les va-t-en guerre, les tortionnaires et même des chefs OAS et harkis, restés au pouvoir ou bien à proximité des centres décisionnels, ont largement contribué à orienter la politique de la France vers un axe stratégique de déstabilisation interne de l’Algérie et de son isolement international. Cette politique qui fut initiée par Charles de Gaulle et relayée en Algérie par des successeurs indigènes, a connu son stade le plus achevé lors de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand.

    Alors que nous célébrons cette année le quarante-troisième anniversaire des Accords d’Evian et de l’indépendance de l’Algérie, nous constatons avec amertume que l’infamie n’a pas pour autant cessé dans les actes de la France officielle à l’égard de la mémoire de l’Algérie, actes toujours aussi tragiques que les affres du colonialisme. Que l’on en juge par ces quelques exemples :

  • Proposition de loi n° 667 à l’Assemblée Nationale de la France sur la reconnaissance de l’œuvre ” civilisationnelle ” de la colonisation française en Algérie.

  • Projet dela municipalité de Marignane de construire un monument en hommage aux “fusillés” et aux “combattants tombés pour que vive l’Algérie française”.

  • Inauguration à Perpignan d’un mémorial du même type.

  • Célébration dans plusieurs communes en France des tueurs de l’OAS.

  • Et j’en laisse…

  • Et ce silence complice en Algérie…

    Dans un article publié à la veille des élections présidentielles anticipées d’avril 1999 (Dawn le 28 février 1999) sous le titre “L’espoir revient en Algérie” Eqbal considère que de tous les pays du monde musulman, l’Algérie était la plus prédisposée à l’édification de la démocratie. Il explique que telle qu’elle a été menée, la guerre de libération a contribué à élever le niveau de conscience politique des Algériens tout en leur inculquant un sens aigu de la discipline dans l’organisation sociale et politique. Cependant, il constate que jamais un peuple n’a connu un destin aussi tragique que les Algériens sous les effets conjugués de l’autoritarisme et de l’obscurantisme.

    Eqbal Ahmad, est décédé le 10 mai 1999 à l’hôpital d’Islamabad suite à des complications d’une opération du cancer. Il est resté tout de même incompris et même ignoré par les siens, les afro-asiatiques que nous sommes. Sans doute que son cursus n’est pas commun à tous ces intellectuels partis se former en Occident. Refusant toute forme de compromission, il est demeuré intraitable en matière d’honnêteté intellectuelle et de rigueur morale au point où il n’a jamais hésité à prendre des risques pour dire les vérités. Et peut-être que certains intellectuels afro-asiatiques lui reprochaient l’absence de toute forme d’indigénat. Car l’indigène doit toujours se référer à “la voix de son maître”. Alors que de par son esprit analytique, Eqbal était plutôt animé par l’effort incessant de conceptualisation des événements et des politiques pour en donner la signification et en indiquer la direction. Au point d’être un éléphant dans un magasin de la porcelaine du conformisme, de la mystification et du mensonge.

    Et si les historiographes officiels en Algérie n’ont jamais daigné retenir son nom, cela ne va nullement réduire de son mérite. Cela nous invite tout simplement à dépasser notre petitesse d’esprit. Et son évocation ne va pas non plus redorer son prestige. Renouer avec la pensée d’Eqbal est pour nous, dans les circonstances présentes, l’occasion de jeter sur l’histoire et sur la culture un regard autre que notre traditionnel regard de taupe.

    Tel est donc Ahmad Eqbal, un homme intégral, un citoyen global, qui a brillement exprimé ce que l’humain avait de meilleur, c’est-à-dire combattre le mal et promouvoir le bien. Il a su s’épanouir grâce à la dimension universelle de sa culture originelle, dans la lutte contre l’injustice et l’intolérance, dans sa bonté, sa générosité et son intégrité. Et quel bonheur d’aller à sa rencontre, là où se mêlent l’idéal de paix et la soif de savoir, là où dialoguent le cœur et l’esprit. Mais qu’est-ce qui pourrait bien consoler ses innombrables amis du vide insondable qu’il a laissé après son départ.

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