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Etude de cas : la Tunisie dans la Seconde guerre froide

Etude de cas : la Tunisie dans la Seconde guerre froidei

Durant mon enfance, dans les années 1980, il était coutume d’entendre nos maîtres d’école attirer notre attention sur la menace que constituait l’URSS pour la France. La massivité de l’espace soviétique, révélée sur les planisphères politiques de l’Europe accrochés aux murs des classes, accentuait chez nous cette impression de danger existentiel. Notre compréhension enfantine du monde nous interdisait de le savoir, mais nous étions alors en pleine Crise des euromissiles. C’était le temps révolu de la Guerre froide, dont nul n’envisageait la fin qui fut la sienne quelques années plus tard.

La Seconde guerre froide, qui vient de tirer ses premiers feux en Ukraine, risque de donner naissance à la réédition de ce type de scènes. Prenons l’exemple de la Tunisie : sur quels éléments se baserait un professeur tunisien pour expliquer à ses élèves la position du pays dans le cadre de cette nouvelle bipolarisation du monde (ou tripolarisation si l’on considère que le couple Chine-Russie ne s’avèrera pas solide, donnée que personne ne peut maîtriser à l’heure actuelle) ?

Une économie en souffrance

Depuis sa Révolution de 2011, qui enclencha un mouvement dont les effets se font encore ressentir dans plusieurs pays du Moyen-Orient (Syrie, Yémen, Egypte…), la Tunisie enchaîne les catastrophes. Les pénuries alimentaires, dues à la forte inflation qui touche le monde sur le marché des hydrocarbures et sur celui des céréales, tendance accentuée par la guerre en Ukraine qui a fermé nombre de circuits commerciaux, représentent la dernière déconvenue touchant une économie tunisienne déjà fortement mise à mal (conséquences désastreuses de la mise sous cloche mondiale dans le but de lutter contre la propagation du covid-19 ; baisse du nombre de touristes occidentaux à la suite de la Révolution puis sous l’effet des attentats djihadistes qui les visèrent pendant les années 2010 ; concurrence accrue des pays-usines asiatiques pour servir d’ateliers au reste du monde ; chute vertigineuse du dinar sur le marché des changes ; croissance en berne ; taux de chômage de près de 20% ; forte corruption à tous les étages de la société ; dettes abyssales des ménages et de l’Etat ; déficit des comptes publics difficile à résorber ; dépendance accrue aux prêts internationaux accordés sous conditions d’austérité, tels que ceux du FMI ; conséquences néfastes du Réchauffement climatique sur la ressource aquifère et les rendements agricoles de ce pays au climat méditerranéen et sec ; enfin, aujourd’hui, interruption de la livraison de blé en provenance de l’Ukraine en guerre, son principal fournisseur ; etc.)

La Tunisie n’en finit plus de s’enfoncer dans les incertitudes. Déjà, son PIB/hab. avait été dépassé par celui de son voisin algérien dans les années 2005-2010, démontrant encore une fois, dans ce monde drogué aux hydrocarbures, que les ressources fossiles sont plus efficaces que les ressources humaines pour tirer un pays du sous-développement, tant que celui-ci n’est pas perturbé par des malédictions belliqueuses (Algérie en guerre civile dans les années 1990, Irak depuis la Première guerre du Golfe, Iran sous embargo, Venezuela affrontant l’hégémonisme américain dans l’Hémisphère occidental, gabegie gabonaise dirigée contre le mieux-être de la société).

L’impéritie de l’économie de la Tunisie est telle qu’elle a eu raison de son expérience démocratique, originale si on la compare au reste du monde arabe. En interrompant, l’été dernier, sous l’acclamation de la majorité du peuple qui se remémorait avec regrets le temps du « Miracle tunisien » durant la dictature de Ben Ali, les travaux du Parlement, le président actuel, Kaïs Saïed, a vitrifié l’évolution politique du pays. Il pourrait toutefois tirer profit de la nouvelle donne créée par la guerre en Ukraine pour asseoir encore plus sa légitimité, et ce, en prenant appui sur la situation géopolitique de la Tunisie, devenue exceptionnelle dans le contexte de la Seconde guerre froide.

Une situation géopolitique exceptionnelle

Traditionnellement, l’attractivité de la Tunisie se définissait par sa position de carrefour sur le bord Sud du Canal de Sicile, ce bras de mer qui relie les parties orientales et occidentales de la Méditerranée, au centre du trajet menant de goulets d’étranglement en goulets d’étranglement, entre le Canal de Suez et les Détroits turcs d’une part, et le Détroit de Gibraltar d’autre part.

C’est pour cette raison que le Royaume-Uni, dans les années 1870, se prononça contre la colonisation italienne sur le point de se concrétiser. Son gouvernement n’avait aucune envie de laisser un Etat prendre le contrôle exclusif de ce passage stratégique sur la Route des Indes. Londres préféra appuyer les revendications de la France de la IIIe République sur les côtes de Carthage. Le Protectorat français sur la Tunisie beylicale naquit ainsi en 1881 par la signature du Traité du Bardo.

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Nonobstant cette situation privilégiée, la Tunisie subit un voisinage au potentiel dangereux pour son intégrité, voire pour la survie de son Etat-Nation. A l’Est, la Libye n’existe plus en tant qu’Etat souverain capable de régenter sans conteste un territoire. Au lieu de cela, elle vit actuellement les soubresauts de la Deuxième guerre civile récemment terminée, tiraillée entre deux premiers ministres qui refusent d’abandonner le pouvoir. Si, du fait de ces divisions persistantes, une troisième guerre civile venait à se déclencher, elle pourrait se transformer en un nouveau front de la Seconde guerre froide, puisqu’elle verrait se répéter le type d’affrontements, par forces libyennes interposées, qui a eu lieu lors de la Deuxième guerre civile entre la Turquie, membre de l’OTAN, et la Russie. L’interdiction faite aux navires russes du passage des Détroits dont Ankara a la garde, prononcée d’après une interprétation de la Convention de Montreux qui lui permet de prendre cette décision si elle se sent menacée, doit sans doute être interprétée à l’aune des lignes de forces qui s’agencent dans cette Seconde guerre froide. Le cas échéant, elle empêcherait la Russie d’acheminer, depuis la mer Noire, des troupes ou du matériel en Cyrénaïque (mais aussi en Syrie).

A l’Ouest, les deux autres pays du Maghreb, l’Algérie frontalière et le Maroc, connaissent un litige durable au sujet du Sahara occidental, ayant mené à des invectives, des escarmouches, ainsi qu’à la fermeture de leur frontière commune, et à la rupture de leurs relations diplomatiques. Alors que le Maroc est un allié indéfectible de Washington, à un point tel que le royaume chérifien a accepté d’établir des relations avec Israël en échange de la reconnaissance par la Maison Blanche de sa pleine souveraineté sur le Sahara occidental, l’Algérie nage en eaux troubles. Traditionnellement proche de Moscou sans en être un allié inconditionnel, l’Algérie bénéficiera à coup sûr de la nouvelle manne tirée de la vente accrue de ses hydrocarbures pour parer à la dépendance des Etats européens au gaz russe. Son tiraillement entre les deux camps s’est vérifié par son vote à l’Assemblée générale de l’ONU. En s’abstenant de condamner l’agression russe en Ukraine, elle tente en réalité de ménager la chèvre et le chou. C’est qu’à l’image de l’antique Sparte qui, continuellement, vécut dans la crainte d’un soulèvement des hilotes qu’elle dominait avec dureté, Alger doit tenir compte, en plus des tensions avec le Maroc que la nouvelle bipolarisation du monde peut attiser à tout moment, de la fragilité de sa propre intégrité du fait de la question kabyle, sur laquelle peut s’appuyer telle ou telle puissance pour avancer ses pions dans le cadre de la Seconde guerre froide.

La position idéale de la Tunisie

La Tunisie est en position idéale pour tenter de circonvenir le naufrage de son économie. Son territoire jouera le rôle d’une plaque tournante essentielle pour le Bloc de l’Ouest. Il est traversé par le gazoduc qui relie les champs gaziers algériens à l’Europe, permettant une substitution partielle au gaz russe dorénavant honni. Il se situe dans un espace stratégique, à la lisière du territoire libyen riche en pétrole, qui peut s’embraser du jour au lendemain, et de celui de l’Algérie tout aussi riche en hydrocarbures, et qui fait face à un Maroc concurrent qui pourrait se transformer en ennemi lors d’une conflagration (directe, ou, si l’agitation de la question kabyle se confirmait, indirecte).

Kaïs Saïed est en mesure de monnayer les facilités qu’il accorderait au Bloc de l’Ouest, par exemple par la création d’une nouvelle base de Bizerte en prévention des troubles qui pourraient éclore dans cette région du monde. En plus d’interdire à des belligérants éventuels d’une futur guerre de proximité de considérer le territoire tunisien comme relevant d’une profondeur stratégique à contrôler, il obtiendrait en retour une aide massive qui prendrait le visage d’un Plan Marshall devant sauver l’économie tunisienne, et donc le peuple tunisien, d’un retour dans les bas-fonds du sous-développement des débuts de l’indépendance.

En revanche, la rigidification du système politique du pays vers moins de démocratie est un risque probable, surtout si l’on prend en compte la donnée djihadiste qui pollue l’ensemble de l’Afrique du Nord. Si le 18e Sommet de la Francophonie, qui devait avoir lieu en Tunisie en novembre 2021, avant d’être reportée en partie sous la pression des Etats occidentaux de l’OIF pour dénoncer l’arrêt du processus démocratique, avait été prévue après la guerre en Ukraine, nulle doute que le contexte inédit de la Seconde guerre froide aurait interdit d’en décider l’ajournement afin de ne pas froisser un allié potentiel.

Cependant, à l’image du peuple français qui, une fois goûtée en 1789 la souveraineté de son état dans la conduite de ses affaires, n’a cessé de produire des Révolutions, la nation tunisienne, habituée aux joutes démocratiques depuis plus d’une décennie, n’oubliera plus son rôle dans la marche du pays. Surtout si l’on se souvient que l’Etat tunisien a fait le choix de se ranger derrière les démocraties libérales, en condamnant à l’ONU, à l’inverse du voisin algérien, l’agression russe ayant visé l’Ukraine.

Adel Taamalli

i La Nouvelle guerre froide faisant historiquement suite à la Guerre froide, il est plus opportun de la nommer « Seconde guerre froide », tout comme il est plus judicieux d’appeler la Guerre froide « Première guerre froide », comme il est apparu plus proche de la réalité de changer le nom de la « Grande guerre » en « Première guerre mondiale » au moment de l’éclosion de la Seconde. Voir mon texte paru sur oumma.com pour prendre connaissance de la réflexion qui sous-tend le choix de cette appellation.

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