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Cheikh El Hadji Malick Sy et l’islamisation du Sénégal (partie 2/2)

Rôle et particularité d’un lettré soufi

L’Administration française, bien que continuant son oeuvre de pacification de l’intérieur du pays, s’attachait plus aux villes : centres économiques et culturels vitaux qui demeuraient un véritable enjeu pour l’Empire colonial.

Dans le cadre de sa résistance « passive et culturelle », El Hadj Malick Sy aura d’ailleurs compris cette stratégie et s’intéressera aux villes où la Tijâniyya compte, encore aujourd’hui, la majorité de ses disciples. Comme le soutient Iba Der Thiam, la colonisation est à la fois « une entreprise d’occupation territoriale, de domination politique et d’aliénation culturelle »[1]. C’est cette dernière forme qui focalisera l’attention des marabouts soufis tel qu’El Hadj Malick Sy.

Le cheikh n’aura pas la tâche facile car la société urbaine à laquelle il s’adressa, était depuis plusieurs décennies traversée par de très profondes crises. Reprenons à ce propos la description qu’en fait Rawane Mbaye [2]  : « Cette société était éclatée, désarticulée, rongée qu’elle était par le virus de la méfiance et parce que la solidarité du groupe avait peu à peu volé en éclats, l’individualisme y faisait une apparition de plus en plus marquée ».

Rawane Mbaye poursuit en attribuant cet état de crise à tous ces maux qu’il énumère : « Avec le travail forcé, l’indigénat et son régime de sanctions disciplinaires, les chefs de cantons et les commandants de cercles, vivant d’abus du pouvoir et d’autoritarisme gratuit, avec l’impôt et la circonscription militaire et l’introduction de valeurs, de normes de vie, de règles de droit et d’une langue étrangère, les populations violentées, terrorisées, insécurisées, avaient fini par perdre tout sens de l’initiative, toute volonté de concevoir des structures, de tout envie d’imaginer des projets d’avenir ».

Ce tableau sombre que nous dresse ici l’islamologue sénégalais, rend suffisamment compte du degrés qu’avait atteint le malaise social.

Chaque fois qu’une société est confrontée à de tels maux, dépassée face une situation donnée, elle cherche soit à combattre le mal ou recevoir un palliatif en s’identifiant à une doctrine, une religion, un saint homme d’où l’idée weberienne de domination charismatique considérée comme transitoire et passagère. On pourrait penser à de multiples exemples dans le monde musulman avec le phénomène mahdiste.

Dans ce contexte, la vertu héroïque et la valeur exemplaire du guide redonne de l’espoir et crée une autre dynamique. Rawane Mbaye nous dit à ce propos : « A tous les naufragés de ce monde en mutation d’identité où l’arbitraire régnait en maître absolu, la religion apparut comme le seul espoir de salut ».

L’identité collective du groupe persécuté, s’est confondue avec la religion musulmane. Dans ce contexte sénégalais, cette identité trouvera en la confrérie Tijâniyya un cadre d’expression plus que propice. Ces structures multiformes qui s’adaptent à plusieurs situations sont ainsi considérées, dans une belle métaphore, par le marabout Cheikh Ahmed Tidiane Sy comme « Les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ».

Cheikh El Hadj Malick Sy s’est appuyé sur la Tijâniyya, dont il était la principale figure sénégalaise, en son temps, pour remplir cette fonction. Il a fait de la pratique de l’islam et de la vie confrérique la base de sa résistance « passive » visant à redynamiser cette société à laquelle plusieurs décennies de colonisation avaient comme l ‘affirme Césaire[3] « Savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité et l’agenouillement ».

La notion de résistance passive ou par la religion a certes de quoi surprendre en Occident, mais El Hadj Malick Sy semble avoir réussi cette mission en inscrivant la pratique religieuse dans une perspective sociale et socialisante.

Autrement dit, il a su développer une conception « positive » de la religion au sens où l’entend Auguste Comte. Comme tout « prophète », il s’attaque aux maux de la société qui ont pour noms souffrance et injustice auxquels il opposera un message de paix et d’amour. Il instaurera, dans le cadre de sa confrérie un autre ordre fondé, sur les « valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins, du respect du bien et de la propriété de chacun. »[4]

El Hadj Malick Sy vulgarisera l’enseignement islamique dans de nombreux « foyers ardents[5] » accueillant des disciples de toutes les régions du pays. L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des « miracles ». La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye[6] au siècle précédent, un rayonnement de la culture islamique.

La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, les savoirs encadrant les pratiques islamiques (‘ibâdât) aux taalibés[7] avant de s’attaquer à la mystique, comme phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base.

Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation.

Au lieu d’agrandir son école de Tivavoane, cette « université populaire » dont parlait Paul Marty – ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales -, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les enseignements de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action.

La revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « Grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité.  »[8] Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire.

Ainsi, il envoya son ancien disciple Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya[9], Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais (centre-ouest du pays)

Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourraient réveiller la suspicion du Gouvernement Général français, un nommé El Hadj Malick préféra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako.

Selon le porte-parole de la famille Sy, Serigne Abdou Azîz, « Maodo[10] avait envoyé tous ses ténors de la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle »[11] En somme, il développa toute une stratégie d’islamisation décentralisée sans mouvements et déplacements qui seraient suspects aux yeux de l’Administration française.

El Hadj Malick a su donner beaucoup d’importance à ce côté spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion telle qu’il l’a enseignée n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la “contrôle” et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs ( comme le travail et les relations humaines).

C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit le succès de l’islam dans cette harmonie qu’il a essayé de sauvegarder partout où il s’est implanté.

Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane ; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux – de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique – a été tel que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident. Elle a toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »[12] .

C’est ce même facteur qui a facilité le travail du Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est « servi » de la religion musulmane et de sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène.

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Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’ « Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers.

El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant. C’est pour cela, qu’il symbolise cette résistance passive à la colonisation française par le biais de l’islam soufi et de ses confréries.

CONCLUSION

L’islam, au sud du Sahara, a su se conformer afin de mieux attirer, aux réalités socio-historiques des peuples qu’il a conquis. Les confréries et leurs marabouts, au-delà de leur rôle purement religieux sont impliqués dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. C’est d’ailleurs sur ce dernier plan qu’il fait le plus parler de lui ces dernières années. Il aura fallu la clairvoyance de figures comme El Hadji Malick Sy pour réussir cette islamisation en profondeur de la société en s’appuyant sur la sagesse enseignée par la Tarîqa Tijâniyya.

De simples acteurs religieux, les organisations confrériques sont devenues de véritables forces politiques incontournables au Sénégal. Malgré l’émergence de mouvement islamistes venus critiquer, selon leurs termes, « l’immobilisme et l’archaïsme » de ces structures, leur force ne fait que grandir. D’ailleurs, ces mouvements changent aujourd’hui de stratégies en se rapprochant des confréries afin de réaliser ce qu’ils appellent ” une société véritablement islamique “[13]. Il est certain que seule cette voie conciliatrice est en mesure de maintenir intact le succès de la religion du Prophète en terre africaine.

L’islam s’est fait accepter par la voie du soufisme. Ce dernier, en raison de sa forte connotation mystique, offre à des Africains avides de symboles, un cadre d’épanouissement religieux adapté à leur milieu originel. Cet islam confrérique reste, aujourd’hui, le principal rempart contre l’islamisme radical qui secoue plusieurs régions du monde. Cependant, il convient d’ être attentif aux évolutions récentes marquées par la déception de certaines couches vis-à-vis des confréries perçues comme des alliés du pouvoir et l’influence grandissante des doctrines venues d’Arabie.

Même si les influences venues du nord du Sahara ont contribué à modeler son destin, l’Afrique subsaharienne n’avait-elle pas, avant l’expansion de l’islam, une histoire propre qui correspondait à un environnement spécifique ? Cette histoire façonnée par la colonisation, l’émergence d’élites religieuses et une quête d’identité nationale en perpétuelle reconstruction semble avoir vocation à se répéter.

Il n’empêche que jusqu’à présent la reconnaissance de cette spécificité au-delà des qualificatifs, pose un problème certain.

Seule la prise en compte de ces réalités, dans un esprit de respect des différences pourrait aider à une meilleure compréhension de l’islam africain qui n’a jamais été en périphérie du monde musulman.

Des figures africaines de l’islam comme El Hadji Malick Sy mériteraient d’être connues dans le monde arabe qui, sur le plan religieux, a aussi beaucoup à apprendre des autres contrées. Les œuvres variées et consistantes de Cheikh El Hadji Malick Sy sont pleines de leçons, d’expériences, de sagesse et de réponses adéquates à un monde musulman qui ne cesse de s’interroger.



[1] Iba Der THIAM. L’évolution politique et syndicale du Sénégal de 1836 à 1936. Thèse d’Etat Sorbonne 1983, 9 tomes

[2] Mbaye El Hadj Rawane :La pensée d’El Hadj Malick Sy : un pôle d’attraction entre la sharî‘a et la tarîqa. Thèse d’Etat Lettres Paris 3 Nouvelle Sorbonne 1993 p141.

[3]– voir son Discours sur le colonialisme.

[4] R. Mbaye : ibid p142.

[5]– l’expression est de Cheikh Hamidou Kane, utilisée dans son roman pour désigner les écoles coraniques »

[6]– Aujourd’hui, petite localité à une vingtaine de km de Tivaoauane au centre ouest du Sénégal..

[7]– Mot wolof désignant les disciples d’un cheikh, de l’arabe tâlib (étudiant, élève)

[8] Revue Al-Azhar Juin 95 C’est nous qui traduisons.

[9]– sa ville natale au nord du Sénégal.

[10]– surnom d’El hadji Malick qui veut dire « patriarche » en Peul.

[11] Appel de Tivaouane.

[12] M. Arkoun : Communauté musulmane : données et débat. PUF 1978 p104.

[13]– voir notre article dans Prologues 2005 « Pour une ré-étude du militantisme islamique au Sud du Sahara » où nous insistons sur la nécessité d’un renouvellement des paradigmes dans l’approche de l’islam africain et de son évolution.

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