Cheikh El Hadji Malick Sy et l’islamisation du Sénégal : Rôle et particularité d’un lettré soufi
Nous voulons revenir sur le rôle important joué par une grande figure de l’islam au Sénégal, Cheikh El Hadji Malick Sy, dans le processus d’islamisation de la société sénégalaise où la religion musulmane est aujourd’hui celle de 95 % de la population.
Ce personnage retient notre attention au regard de sa stratégie basée une démarche pacifique et surtout l’enseignement des principes de l’islam à travers la confrérie Tijaniyya dont il est le grand pionnier en pays wolof.
Pour mieux situer son action, il semble important de passer en revue les différentes étapes du processus d’islamisation et voir comment il a pu contourner tous les obstacles politiques et culturels pour assurer ce qu’il est convenu d’appeler l’islamisation en profondeur de la société.
Sa particularité, comme on le verra, sera de tout faire pour implanter des écoles et des lieux de culte à travers le pays, de manière pacifique mais efficace sans avoir besoin de passer par une lutte armée contre l’Administration coloniale française.
Le cadre de cet article ne nous permettra pas d’évoquer, dans le détail, l’islamisation de l’Afrique sub-saharienne en général, un long processus historique dans lequel guerres razzias ont joué différents rôles lorsqu’elles venaient troubler le déroulement du ” commerce silencieux “[1] dont parlait Hérodote. Simplement, il sera indispensable de faire quelques rappels afin de mieux situer les faits.
Rappelons que, très tôt, contrairement à ce que laisse présager une certaine version européenne de l’histoire de l’Afrique, les peuples du Sud du Sahara sont entrés en contact avec ceux du Maghreb par le commerce transsaharien. Cette période va susciter controverses et débats historiques.
Islamisation de l’Afrique noire : Entre querelles d’historiens et réalités mutilées
Les échanges commerciaux, très importants pour leur époque, entre les deux ” Afriques “, blanche et noire, portaient essentiellement sur l’or[2], le sel, la gomme ” arabique ” et …les esclaves. C’est, aux alentours de 1061/1062 que le chef des Almoravides Abû Bakr B.
Omar déclenchera une ” guerre sainte ” en direction du sud du Sahara alors symbolisé par les célèbres empires noirs dont faisait partie intégrante l’actuel territoire du Sénégal. Ces premiers contacts se déroulèrent autour du bassin du fleuve Sénégal, limite historique mais aussi jonction entre le bilâd as-sûdân et le Maghreb.
Pendant plusieurs siècles, des batailles et des alliances marquèrent l’histoire de cette région du fleuve notamment avec le célèbre royaume du Tékrour[3], peuplé essentiellement de Peuls, parmi les premiers adeptes de l’islam en Afrique subsaharienne. Les sultans marocains ainsi que les chefs de guerre Almoravides de ‘Uqbat Ibn Nâfi‘ à ‘Abdullah B. Yâsîn tenteront de s’emparer du bassin du fleuve Sénégal. Il faut dire que cette période est l’une des plus controversées de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest comme en témoignent les divergences irréductibles entre historiens ou encore les contradictions décelables chez un même historien. On pourrait penser, notamment, à Hassan Ibn Hassan, victime de l’illisibilité historique des sources abondantes mais discordantes, malgré le remarquable travail d’Ibn Abî Zar‘.
En tout cas, le caractère symbolique de cette région sera reflété par la multitude des récits et l’intérêt qu’elle suscitera auprès de tous les conquérants arabes et plus tard français. Les premiers y construiront la première mosquée du pays et les seconds la ” mère des églises ” ouest-africaines.
La couverture historique de la région ne se perfectionnera qu’aux alentours du XVI ème siècle lorsque, galvanisé par la bataille des Trois Rois, plus connu sous le nom de celle de Wâd al-Makhâzin, contre le roi portugais Don Sébastien, le sultan marocain Saadien, Mansûr al-Dhahabî, obsédé par l’or du bilâd as-sûdân, multiplia conquêtes et razzias.
Ces batailles contre le célèbre empire Songhaï, suscitent encore des débats houleux quant à leur portée purement religieuse d’autant plus que ces régions connaissaient déjà l’islam par le biais du commerce, des caravanes, et surtout du soufisme qui empruntera, très tôt, les routes du désert.
C’est grâce aux confréries religieuses (turuq sûfiya) que l’islamisation de l’Ouest africain connaîtra sa véritable ampleur plus que par toute autre activité guerrière pour lesquelles la religion ou sa propagation ne fut qu’un objectif secondaire.
Il est vrai que l’histoire des rapports arabo-africains constitue un domaine où la tradition universitaire occidentale n’a brillé que par sa négligence voire son retard lorsque l’on sait que le premier émissaire européen, René Caillé, n’arrivera à Tombouctou qu’en 1827, huit siècles après Al-Bakrî ![4]
Toutefois, l’hypothèse d’une islamisation massive de l’Afrique par le sabre des conquérants arabes ne fait que s’affaiblir devant de plus en plus d’évidences historiques telles que le caractère élitiste de l’islam à ses débuts, en terre africaine. Nous voulons dire que la vraie propagation de l’islam au sens d’une vulgarisation, est des plus récentes.
Ca Da Mosto, voyageur portugais qui sillonna cette région de 1455 à 1457, faisait mention de la présence de quelques lettrés Arabes dans la cour du roi du Djoloff, enseignant l’islam aux princes et aux membres de la cour.
Le fait, au-delà de son caractère singulier, s’inscrit dans cette idée directrice selon laquelle l’islam, propagé dans cette région à l’aube du XV ème siècle, n’avait encore de réceptacle que parmi les couches privilégiées et lettrées des sociétés africaines ; ce qui explique en partie, encore aujourd’hui, son caractère très hiérarchisé avec ses marabouts et leurs disciples.
En résumé, ce ne sont ni les conquêtes Almoravides ou des sultans marocains, ni la présence et l’action de ces lettrés arabes au message plutôt tournée vers l’élite politico-sociale, qui, à elles seules, firent de l’islam la religion des 90 à 95 % des Sénégalais.
Une islamisation multidimensionnelle :
Au-delà de ces évènements historiques marquants que sont les conquêtes, il s’est opéré, par la suite, une islamisation en profondeur, qui a ancré cette religion monothéiste venue de la Péninsule arabique dans des sociétés où elle s’est progressivement substituée à celles des ancêtres et de leurs dieux. C’est d’ailleurs, dans ce fait fondateur qu’il faudra chercher l’origine de ses spécificités qui font le substrat de l’islam noir entendu comme l’expression propre aux noirs africains de la religion du Prophète.
Les confréries vont jouer un rôle déterminant dans cette islamisation en profitant du terrain balisé – quelques fois malgré lui – par le colonialisme français. Par le rejet d’une domination coloniale dans sa dimension culturelle, les Africains ont quelques fois eu recours à l’adoption du dogme islamique en ce qu’il était en même temps une auto-aliénation opposable à la volonté d’assimilation de l’indigène au cœur du projet colonial. C’est dans ce fait paradoxal que se trouverait l’explication des spécificités de l’islam africain.
Le rôle incontournable du soufisme et de ses cheikhs locaux
Entrées au Sénégal par le biais du commerce et des voyageurs, les confréries ont joué un rôle moteur dans l’islamisation du pays grâce, d’une part, à leur caractère pacifique et de l’autre en ce qu’elles s’adaptent mieux au mode de fonctionnement propre aux sociétés africaines.
Deux confréries entreront très tôt au Sénégal par les routes du commerce et du pèlerinage : la Qâdiriyya et la Tijâniyya.
Ce vent du soufisme qui souffla longtemps et largement diffusé par les ” marabouts de la savane “, ne sera pas sans traces. Il façonnera, à jamais, la vision de l’islam dans cette contrée. Mieux, le système confrérique, vu qu’il épousera les contours de la société locale, prospérera et finira par se substituer, sans heurts, à bien de ses valeurs traditionnelles.
Il n’est pas à démontrer que l’appartenance et l’identification au groupe est un trait marquant des sociétés africaines. Le système confrérique, avec ses modes d’allégeance et de solidarités intra-communautaires, servira de modèle au point que deux autres confréries, cette fois-ci, locales, endogènes, vont prendre naissance.
Il s’agit de la Mourîdiyya[5] et de la confrérie des lâayènes ” ilâhiyyîn “. Cette dernière ajoutera à sa spécificité locale, une obédience ethnique, regroupant des fidèles appartenant à l’ethnie Lébou, pêcheurs de la région de Dakar.
Afin de mieux expliciter ce fait spécifique, nous nous arrêterons sur le cas particulier du grand muqaddam sénégalais de la Tijâniyya, El Hadji Malick Sy. Ce personnage représente sous plusieurs angles le modèle d’islamisation dite « décentralisée », pacifique et durable, tellement aussi bien son enseignement, ses oeuvres et ses disciples restent incontournables dans ce pays qui à majorité musulmane qui s’apprête à accueillir le Sommet de l’Organisation de la Conférence islamique pour une seconde fois en 2008.
Le cas particulier d’El Hadji Malick Sy ou l’islamisation décentralisée
Il est né vers 1855, à Gaya (dans le Walo, région du fleuve Sénégal), et eut tôt fait de mémoriser le coran et d’assimiler les savoirs islamiques avant d’être initié au wird de la Tarîqa Tijâniyya dès l’âge de 18 ans.
Nous voulons, ainsi, nous intéresser à la manière dont Seydi El Hadji Malick Sy a su déjouer le plan d’assimilation culturelle mis sur pied par la colonisation française tout en préservant la paix sociale, le dynamisme propre à l’esprit de l’islam ainsi que les enseignements fondamentaux de la confrérie Tijâniyya.
La colonisation a eu d’énormes conséquences sur le plan social et politique. De la traite négrière à la conquête coloniale, on ne peut douter des bouleversements qui ont secoué la société sénégalaise et de leurs incidences sur son système de valeurs.
D’autres parlent sans nuances, des conséquences nuisibles qu’a produites la rencontre entre des sociétés anté-capitalistes (l’expression est d’Aimé Césaire) avec l’expression la plus brute d’une mentalité de profit : le colonialisme.
Le tissu social aura du mal à se remettre de la déstructuration brutale de la société et de ses modes d’organisation.
L’ « ordre colonial » qui, pour l’indigène était synonyme d’exploitation, de travail forcé, ne permettait plus à la société dominée de suivre une évolution tenant compte de ses réalités et spécificités.
A suivre…
[1]– Des pratiques similaires ont été observées par Hérodote et désignées sous l’appellation “commerce silencieux
[2]– Les empires africains médiévaux étaient célèbres pour leur richesse en or. Cette richesse légendaire était en fit la cible de toutes les convoitises. La tradition orale raconte que le Roi du Mali, Mansa ou Kankan Musa, sur la route du pèlerinage à la Mecque fit tellement de cadeaux en or en Égypte que le cours du métal jaune s’effondra pendant plusieurs années
[3]– voir à ce propos le remarquable travail de Bahija Chadli de l’Université Aïn Chock (Casablanca) en éditant l’ouvrage de Bello « Infâq al-maysûr fî târikh bilâd takrûr ». Publications de l’Institut d’Etudes Africaines de Rabat. Université Mohammed V.
[4] – Voir à ce propos la thèse de Bakary SAMBE « l’islam dans les relations arabo-africaines », sous la direction de M.Chérif Ferjani, IEP Université Lyon 2, décembre 2003.
[5] – Mourîdiyya : Cette confrérie est fondée par cheikh Ahmadou Bamba. Elle est aujourd’hui l’une des plus populaires du pays grâce à sa grande diaspora, en Europe et aux Etats-Unis qui lui assure une véritable indépendance financière.
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