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A propos d’Edward Saïd, des tiers-mondismes et du discours sur l’Islam en France (2/2)

L’orientalisme en question

Les évènements liés au Proche et Moyen Orient à la fin des années 1970, créent une nouvelle rupture dans le discours des intellectuels, avec la remise en cause de l’orientalisme savant. Cette voie est ouverte par la publication d’un certain nombre d’ouvrages de spécialistes du monde arabo-musulman. En 1980, est publié au Seuil, l’orientalisme par le professeur de littérature anglaise et comparée à l’Université de Columbia à New York, Edward W. Saïd, d’origine palestinienne, né à Jérusalem, il y dénonce de façon unilatérale et mécanique tous les écrits de la tradition orientaliste européenne, en indiquant comment ils étaient implicitement les meilleurs supports idéologiques de la conquête coloniale.

Cependant, lorsque Saïd construit cette opposition, il s’inspire du contexte du champ universitaire américain, sa théorie n’a donc pas de valeur universelle, puisqu’elle ne convient pas pour la France, le problème est que cette dénonciation confond le contexte et la théorie, Saïd se refuse à parler des intellectuels au pluriel, de définir une typologie, alors que lui-même accorde une importance particulière au fait que les cultures sont différentes et dépendantes du contexte historique.

La conception que Saïd se fait de l’intellectuel correspond à des schémas purement occidentaux, une essentialisation particulièrement nette dans un de ses autres ouvrages majeurs, Des intellectuels et du pouvoir1. D’ailleurs, cette vision manichéenne, était critiquée dès 1980 dans un ouvrage collectif, D’un Orient à l’Autre, qui se voulait très critique vis à vis de la thèse de Saïd, perçue comme trop univoque et surtout comme ne tenant pas assez compte des stratégies des intellectuels dans les pays du tiers monde.

D’autres auteurs, encore, spécialistes de la question, parvenaient à éviter ce constat réfrigérant en affirmant que l’Occident n’était pas forcément synonyme d’impérialisme et que certains acquis occidentaux étaient incontournables, c’était le cas de Mohamed Arkoun et Louis Gardet, avec L’Islam hier, demain, Hichem Djaït qui publiait au Seuil, L’Europe et l’Islam, Maxime Rodinson avec la fascination de l’Islam ou encore Jean Paul Charnay qui publiait Les Contre Orients. Cependant ces nouvelles publications qui remettaient en cause la perception de l’Islam dans le discours orientaliste, ainsi que les rapports entre l’Orient et l’Occident, n’étaient pas nouvelles, elles étaient l’aboutissement de réflexions au sein de grandes revues françaises comme Esprit ou Les Temps Modernes, encouragées par la guerre civile au Liban et la révolution iranienne.

Déjà en 1975, Mohamed Arkoun, critiquait la vision des Arabes chez Jacques Berque2, celui-ci, selon Arkoun, tentait de définir les Arabes à partir d’une position qui lui est propre, d’une position militante, la différence entre son je et l’Autre est symétrique au clivage entre l’Orient et l’Occident. Une subjectivité de Jacques Berque, qui est en fait fondée sur l’opposition entre les sociétés arabes farouchement attachées à des “valeurs d’invariance” et des sociétés occidentales, en proie “à l’effroyable scission” entre la réalité et le désir. La critique de la pensée de Jacques Berque pousse Mohamed Arkoun à réformer les valeurs fondatrices des musulmans, il ne s’agit plus de s’appuyer exclusivement sur les textes qui fondent une civilisation, mais d’utiliser les enquêtes propres à l’ethnologie et à l’anthropologie.

L’intellectuel, et particulièrement, l’islamologue ne doit plus être engagé, mais impartial et objectif car dit-il, quand l’objet de l’étude est la foi religieuse, le chercheur trouve rarement la position adéquate entre l’attitude partisane et l’analyse réductrice. Même constat aux Temps Modernes qui donne la parole à un auteur d’origine arabe critiquant les positions de Jacques Berque3. Au-delà de la pensée de l’islamologue, c’est tout l’orientalisme qui y est vivement critiqué, alors que Jacques Berque, lui-même, a toujours refusé de se qualifier d’orientaliste. Quant à Louis Massignon, Saïd, dit de lui qu’il considère l’arabe comme la langue des larmes, et que toute notion de djihad en Islam a une dimension intellectuelle dont la mission serait la guerre contre le Judaïsme et le Christianisme, ennemis extérieurs et contre l’hérésie, ennemi intérieur4.

C’est la raison pour laquelle, fidèle à son voeu d’engagement, Massignon se lancera dans l’étude du très controversé mystique musulman, Al Hallaj. Une intention qui n’est pas innocente pour Saïd car la vocation mystique de l’Islam ..est proche de son tempérament de catholique dévot [et]…parce qu’elle a une influence dérangeante à l’intérieur du corps orthodoxe de croyances. L’image que Massignon se fait de l’Islam est celle d’une religion sans cesse impliquée, dans des refus, sa venue tardive (par référence aux trois autres fois abrahamiques), son sens relativement nu des réalités du monde, ses structures massives de défense à l’égard des « commotions psychiques » du genre de celles pratiquées par Al Hallaj et d’autres maîtres soufis, sa solitude en tant que seule religion restée « orientale parmi les trois grands monothéismes »5

Un orientalisme qui se voit donc défini comme l’un des suppôts du pouvoir colonial, alors qu’un penseur comme Jacques Berque, rappelons-le, pouvait être considéré comme un théoricien de la décolonisation, bien plus redoutable qu’un Frantz Fanon. Quoiqu’il en soit, on reproche à l’orientalisme de caractériser l’arabisme par une haute spiritualité et l’Islam par une transcendance théologique et une histoire hypostasiée, il suffit, pour s’en rendre compte, de voir les articles produits dans des revues comme Etudes ou Esprit, toutes deux influencées par le catholicisme.

La séduction exercée par l’Orient sur les orientalistes est manifeste, Massignon, dans sa réflexion spirituelle finit par christianiser l’Islam et Corbin rend chiite la pensée de Heidegger6. Un ethnocentrisme qui les oblige donc à rechercher chez l’Autre ce que l’Occident a perdu : Au moment où, au XIX ème siècle le Dieu scolastique se retire de la scène de l’Occident, cédant la place à l’homme en tant que sujet de l’histoire, voici que l’orientalisme le récupère chez les Arabes7. Ainsi, lorsque Berque évoque les Arabes, il les représente comme une forme du classicisme occidental, comme une étape métaphysique de l’Occident. Mais la critique va plus loin, Jacques Berque, et c’est un paradoxe pour un orientaliste, n’aimerait pas l’Islam, préférant le pré islam, la Jâhiliya et sa poésie, car il lui rappellerait la décadence de l’Occident.

Cette dernière idée est d’ailleurs reprise par Saïd, qui qualifie les orientalistes français comme modernes, certes, mais, obligés de recevoir de l’Orient ce qu’ils avaient perdu en spiritualité, en valeurs traditionnelles et autres choses du même ordre. L’investissement de Massignon, à ce propos, passe, nous dit Saïd, par toute la tradition du dix-neuvième siècle : l’Orient thérapeutique de l’Occident8

Autant d’analyses qui montrent une volonté d’en finir avec cette forme de discours. Maxime Rodinson insistait, d’ailleurs, sur le fait que les efforts déployés par les orientalistes n’ont donné qu’un maigre résultat quant à la connaissance des sociétés musulmanes par les occidentaux9, pour lui, les orientalistes ont toujours considéré comme validité absolue et universelle attribuée à des critères tirés de la seule expérience historique du monde occidental.

Ce qui caractérise, donc, les études sur l’Orient musulman, c’est cet européocentrisme, qui fait que l’orientaliste exprime ses analyses au travers de sa propre histoire et de sa propre culture, pour en arriver, selon Edward W. Saïd, au dessein de reconstruire l’Orient, étant donné l’incapacité de l’Orient de le faire pour lui-même, l’Islam prend alors un statut extra réel réduit au sens phénoménologique, qui le place hors d’atteinte de tous, sauf de l’expert occidental.

Une critique sévère que la revue Esprit tentait de relativiser, sous la plume d’Olivier Mongin : Pareille lecture ne pouvait que durcir les positions, instituer une véritable guerre froide : l’Orient d’un côté, l’Occident de l’autre. Façon de consonner avec le relativisme ambiant : chacun pour soi…on est revenu à la case ” départ”10. Or l’Europe occidentale, insistait l’auteur, ne fut-elle pas une terre de croisement et la modernité ne s’est-elle pas constituée au contact de nombreuses civilisations ? Pour éviter de fixer l’histoire autour de la dualité Orient/l’Occident, Olivier Mongin insistait sur la nécessité de reconnaître le rôle de la civilisation musulmane dans l’édification de la modernité. Pour cela, il fallait que l’Islam reconnaisse aussi la part universelle de l’Occident, en évitant de la rattacher brutalement à la seule entreprise de l’impérialisme conquérant.

En réalité, la nouvelle figure de l’orientaliste qui apparaît avec la critique de l’orientalisme traditionnel, dont Edward W.Saïd se faisait le chantre, répondait à une stratégie, selon Percy Kemp qui écrivait, alors, à Esprit, l’émancipation de l’orientaliste rejoint ainsi celle du tiers monde11. Le nouveau discours sur l’Islam s’inscrivait dans une attitude post coloniale et tiers mondiste : confrontés au désir d’affirmation du tiers monde, les pouvoirs occidentaux ont en effet renoncé à puiser leur vision de l’Orient dans l’orientalisme traditionnel, et ils sont allés la demander au discours que l’Orient tenait sur lui-même. Ce que les pouvoirs occidentaux exigeaient à présent de leurs orientalistes, c’était surtout de renvoyer vers l’Orient l’image projetée par les élites du tiers monde, si possible en l’enjolivant, mais toujours en l’entérinant.

En d’autres termes, le nouveau discours sur l’Orient amène à une nouvelle colonisation des esprits, cette fois, qui développe le semblant d’indépendance des intellectuels du tiers monde en même temps que le sentiment d’être différents. Comment pouvait-on éviter cette nouvelle guerre froide entre Orient et Occident ? La prétendue objectivité du chercheur, n’était pas non plus une manière de fuir les difficultés du problème ?

Des propositions sont faites dans le milieu de l’islamologie, Mohamed Arkoun, spécialiste de la pensée islamique, pose le problème du réformisme religieux face à la modernité.

Il pense que les populations du Proche Orient (juives, chrétiennes et musulmanes) seraient actuellement mystifiées et ne connaîtraient que des formes religieuses mythologisées, il convient, donc que les responsables religieux ou les théologiens des trois religions monothéistes acceptent d’examiner les deux autres révélations et réinterprètent de façon critique les conditions historiques d’apparition de leur propre révélation afin de prendre conscience de ce que furent les enjeux initiaux et de détruire les sensibilités actuellement dominantes12. Le rapport à la religion ne doit plus être utilitaire ou idéologique, mais un rapport de connaissance historique.

Quoiqu’il en soit la thèse d’Edward W.Saïd eut en France un grand retentissement, en ce sens où elle permit un regard plus critique sur les productions concernant l’Islam en France et sans doute de révéler, au monde de l’intelligentsia, de nouveaux intellectuels issue du tiers monde. Sans nul doute, le dessein de Saïd, fut-il de réveiller les consciences, notamment en recherchant comment les évènements, les représentations, les discours ont été construits. Cependant, elle eut également un inconvénient de taille, c’est qu’elle permit indirectement l’appauvrissement de la connaissance sur l’Islam, ajoutée, certes, à une conjonction d’évènements.

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Mais devant les manifestations de l’Islam contemporain, la critique de Saïd a sans doute permis le recul du discours orientaliste y compris français, par une essentialisation de l’intellectuel, par l’apparition d’une nouvelle terminologie marquant cette opposition et donc, l’apparition de nouveaux experts, que la médiatisation a poussé au devant de la scène. Dans ce contexte, il est d’ailleurs permis de penser que la gauche arrivée au pouvoir en 1981, et la volonté de François Mitterrand de pratiquer une politique plus équilibrée au Moyen Orient, ait voulu,aussi, en finir avec le discours orientaliste apparenté à l’action du général de Gaulle.

Le développement de la culture de masse, et la surmédiatisation des évènements liés à l’Islam contemporain, ont vu apparaître des politologues adapter leurs connaissances aux manifestations de l’Islam, toute prise de position est alors commandée par le mythe de l’adversaire, ce qui à sans doute permis de réduire l’Islam à un aspect idéologique. En ce sens l’Islam contemporain a permis, aussi, de solder les affrontements idéologiques passés.

A partir des années 1980, les intellectuels français se sont remis à se parler entre eux, au-delà des clivages politiques, la création de la revue Le Débat, par Pierre Nora et Marcel Gauchet, qui par cette appellation doit réunir le monde de l’intelligentsia, montre la volonté de ne plus afficher d’idéologie. Ainsi, la fin de l’intellectuel partisan marque également le développement de l’intellectuel expert, le spécialiste du monde musulman se définit, non plus par rapport à son œuvre, mais par rapport à l’événement, c’est ce dernier qui lui confère le statut d’intellectuel. De plus, la médiatisation des phénomènes liés à l’Islam dans le monde a permis à l’opinion de s’intéresser à des domaines dont elle n’eût pas soupçonné l’existence, l’islamologue expert est aussi devenu le médiateur, l’interprète de l’opinion13.

Il est clair que la combinaison de ces évènements n’ont fait qu’appauvrir la diffusion des connaissances sur l’Islam en France, ce dernier apparaissant non plus comme une spiritualité, une foi, mais plutôt comme une idéologie, de surcroît étrangère, hégémonique, conforme à l’image négative du Sarrazin de notre Moyen Age.

Notes :

1 Des intellectuels et du pouvoir Edward W Saïd Paris Le Seuil 1994

2 Les Arabes vus par Jacques Berque Mohamed Arkoun Esprit novembre 1975

3 Jacques Berque ou la saveur orientale Abdelkebir Khatibi Les Temps Modernes juin 1976 n° 359

4 L’Orientalisme p.299

5 L’Orientalisme p. 300-301

6 voir l’introduction de Henry Corbin à sa traduction de Molla Sadra Shizazi, le livre de pénétration métaphysique Téhéran Paris 1964

7 Jacques Berque et la saveur orientale art.cité

8 L’Orientalisme p. 302

9 La fascination de l’Islam Maxime Rodinson Paris La Découverte 1980

10 Le Proche Orient dans la guerre art. cité

11 Le nouvel orientaliste Percy Kemp Esprit mai juin 1983

12 Esprit juillet août 1983

13 La fin des intellectuels ? Numéro spécial Esprit entretien avec Michel Winock et Jacques Julliard mars avril 2000

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