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A propos de « Penser le Coran » ou se libérer d’une lecture littéraliste

L’ambition des auteurs de « Penser le Coran » n’est pas moins que de nous libérer d’une lecture littéraliste. Pour « comprendre » le Coran, Mahmoud Hussein (pseudonyme qui recouvre deux personnes) préconise qu’il faille restituer le Livre à son contexte historique, lui rendant ainsi son autonomie, pour en libérer et saisir le vrai sens, la cohérence d’ensemble.

Ce qu’il montre admirablement. Mais je ne crois pas que cela puisse suffire pour remettre en cause cette lecture, car les auteurs limitent trop le champ de leur réflexion. Ils excluent de leur démarche l’autre versant du texte, son usage ou sa consommation, et ils opposent trop rapidement à notre sens, une lecture personnelle à celle littéraliste. Peut-être la levée de ces simplifications relèvera-t-elle du prochain livre ? Nous en avons comme le profond sentiment, car ce livre nous apparaît comme un bon point de départ pour un débat sérieux entre croyants et non croyants.

Les deux moments de la lecture littéraliste

Le livre montre donc que l’on ne peut comprendre le Message divin sans en référer aux conditions historiques d’une société du septième siècle, sans voir qu’il est une direction pour des hommes appartenant à des coordonnées spatio-temporelles données. Il ne s’occupe pas de mettre en regard cette dimension avec cette autre que contient explicitement le Message divin : Il s’adresse à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux.

Le Message n’est pas pris tout de suite comme un message adressé à tous les hommes au travers d’hommes particuliers, venant de Dieu certes, mais tel qu’il puisse être adressé par un homme à des hommes, d’ici et d’ailleurs. Autrement dit, un message divin, participant d’une histoire, s’adressant ainsi à tous les hommes au travers de quelques-uns d’entre eux. Il focalise toute son attention sur la critique de la lecture littéraliste, autrement dit sur un moment particulier (il rétablit le Message comme étant celui d’un homme à d’autres hommes particulièrement semblables) de la démarche précitée (un message d’un homme à des hommes différents), selon lequel toute lecture qui ne se replongerait pas dans un septième siècle arabique ne peut-être correcte.

Le lecteur pressé peut tout de suite demander si ce sens retrouvé, après ce détour historique, ne nous éloigne pas singulièrement de la réalité d’aujourd’hui. Nous verrions les hommes d’une époque révolue vivant sous la direction d’une révélation. Nous verrions un message à prétention universelle adressé à une communauté particulière. Comment pourrait-il nous servir aujourd’hui : restitué au passé comment pourrait-il passer au présent ?

On peut dire que la lecture littéraliste s’épargne une telle difficulté en simplifiant au lecteur ce rapport au temps : l’universalité du Message signifie comme son existence hors du temps, c’est-à-dire son applicabilité immédiate ou presque. Entre le passé et le présent, la proximité est immédiate, entre le texte et le lecteur, nulle mise à distance historique nécessaire. Pour le lecteur occidental, cela devrait signifier la mobilisation de ressources en sciences humaines et sociales : comment apprendre des hommes du septième siècle sans l’aide de ces sciences pour comparer les hommes, les sociétés d’hier et d’aujourd’hui ?

Lecture littéraliste et érection de frontières entre savoir profane et savoir religieux

Les auteurs ne soulignent pas le risque sous-jacent à une historicisation du message divin, surtout qu’ils ne s’occupent que de la critique de la lecture littéraliste (moment négatif) et non de sa compréhension. Ils sous-estiment la menace que cela représente pour les croyants et les défenseurs de leur croyance, la crainte que le message ne puisse pas subsister à l’histoire, qu’il puisse devenir le fait d’une culture historique particulière qui ne survive pas à son temps.

La crainte que ne soient identifié une culture et le Message universel. Et celle encore qu’il faille en revenir à de nouvelles médiations, aux savants des sciences profanes pour accéder à la parole divine en passant par l’anthropologie, une comparaison des cultures.

A ce propos, l’incompréhension et la critique des auteurs vis-à-vis d’un classement des versets qui ne soit pas effectué selon l’ordre de leur révélation sous-estime ce besoin qu’ont les croyants de séparer le texte de son origine historique, de réduire la distance qui le sépare d’eux.

Ce que permet un tel classement, c’est d’éviter d’avoir à comparer des cultures comme totalités. Ils ont besoin que soit distingué simplement origine divine et origine historique (asbâb an’nuzûl), selon les besoins, pour justifier par cela la diversité des points de vue des savants religieux et de leurs écoles. L’idéal pour beaucoup, à tort bien entendu, serait que la parole divine puisse être énoncée ici et maintenant pour tout un chacun[1].

On comprend mieux aujourd’hui, de ce point de vue, ce qui fonderait la résistance des représentants de la pensée islamique : la sécularisation de leur fonds propres par une intégration au sein des sciences humaines et leur disparition en tant que catégorie sociale. Résistance dont le corps social pourrait ne pas manquer d’être solidaire. Considérer le texte de la révélation comme un texte tout simplement, auquel on appliquerait tout le savoir accumulé sur le texte, le monde, leurs destinataires passés et présents, semble bien être ce dont il faille se protéger.

La lecture littéraliste apparaîtrait alors comme une protection contre un tel devenir qui insère les sciences religieuses au sein des sciences humaines et donne au savant religieux le statut d’un simple savant. On comprendrait la contradiction qui peut résider dans le fait qu’une lecture littéraliste strictement définie soit défendue par des religieux qu’elle ne justifie pas. La lecture littéraliste des savants faisant appel à un minimum de compétences que l’on pourrait dire traditionnelles. Pourquoi en effet des savants pour une lecture qui ne mobilise qu’un savoir limité, donné une fois pour toutes ?

Ce qui fragilise dans le même temps le statut du savant quand la lecture littéraliste n’a pas pour horizon la disparition de cette catégorie. La contradiction n’est en vérité qu’apparente, formelle. Ce qu’il faut voir donc, c’est que d’une part, la lecture littéraliste, qui unit savants et sens commun, dresse en vérité des frontières entre l’interprétation du texte religieux et les sciences humaines et sociales dans toute leur diversité. D’autre part que les intellectuels religieux sont moins des penseurs que des défenseurs de positions idéologiques, c’est-à-dire des défenseurs de structures et de positions sociales. Ils ne pensent pas les autres cultures, les autres sociétés, pour faire parvenir le Message divin aux autres hommes[2]. Encore qu’il faille rappeler que cette activité ne soit pas sans risque, comme le montre la pensée de l’Occident expansionniste.

On peut ainsi affirmer que l’on ne peut comprendre l’érection de ses frontières du seul point de vue logique, discursif. C’est une erreur de croire que l’opposition « Coran incréé » et « Coran créé » explique logiquement la lecture littéraliste : elle lui prête une explication qui n’est pas d’elle. La thèse concernant la nature du Coran donne une justification a posteriori à la lecture littéraliste. Celle-ci n’a pas besoin de la thèse du « Coran incréé » pour soustraire le Message divin à l’histoire, au comparatisme historique[3].

Ce que pratique sans gêne l’individu ordinaire. La lecture littéraliste aide à fixer des « positions » théoriques en lutte, opposées, comme on fixe des positions de combat, qui en retour la justifient.

Déterminations historiques du message et du lecteur

Le reproche que l’on peut donc faire aux auteurs est qu’une telle critique de la lecture littéraliste ne permet pas d’en faire une lecture historique comme les auteurs l’ont préconisée et effectuée pour la révélation. L’explication philosophique qu’ils en donnent (le « Coran incréé » comme position philosophique de mise hors histoire du Message divin) est le moyen d’évacuer d’autres explications non philosophiques.

La cohérence du sens, attribuée par des présents à des absents, comme le souligne les auteurs, met en rapport un message et une histoire, ce qui restitue au passé une certaine autonomie, mais elle met aussi en présence des demandes et des histoires actuelles. En rappelant les déterminations passées du message on ne doit pas oublier celles présentes des lecteurs.

On n’aurait accompli que la moitié de la tâche. Ainsi en est-il des déterminations de la lecture littéraliste qui n’a pas besoin de mise à distance, qui est prise telle quelle, ou rabattu sur des positions philosophiques qui peuvent être vite oubliées.

Il faudrait pouvoir distinguer pour les hommes d’hier et d’aujourd’hui tout autant, les hommes et leurs représentations. La fixation du sens n’est pas indépendante des divers échanges entre sociétés et communautés, hier comme aujourd’hui, qu’ils soient symboliques ou autres. Tout à la fois en ce qui concerne le Message que la compréhension du message.

Les auteurs ne supposent donc pas l’inverse de leur démarche : le présent dicte la lecture du passé. On critique souvent une telle démarche que l’on voit opérer à des échelles diverses dans les sociétés dominées, concernant la gestion de leur mémoire, mais on n’explique pas une telle démarche.

On l’accuse d’être irrationnelle pour la disqualifier en recourant au savoir positif disponible. Si parfois il semble que le passé (la connaissance du passé) explique le présent (le texte présent), il faut aussi admettre le mouvement inverse : le présent (les luttes présentes) motive le retour au passé et la volonté de savoir. Autrement dit, la cohérence du sens, dans lequel se trouve pris l’homme, a besoin d’une certaine unité du passé (de son champ d’expérience) et de l’avenir (de ses attentes) ; d’une unité du ciel et de la terre.

La lecture présente du passé n’est donc pas indépendante d’attentes présentes, le sens qu’on lui attribue aujourd’hui du fait de certaines raisons, de l’effet sur d’autres pratiques, peut rendre secondaire le sens qu’on lui attachait jadis ou qu’on devrait logiquement lui attribuer aujourd’hui. Le sens ne s’auto-engendre pas, ne s’attribue pas à lui-même, de lui-même. Il est attribué à des forces par des forces, il s’inscrit dans une dynamique : voilà ce que devrait signifier, il me semble, s’inscrire dans l’histoire.

Il faut rendre le texte et le lecteur à l’histoire, ce qui met en présence deux champs de déterminations distincts. Tant que le travail intellectuel ne concerne que le texte, il est incomplet quant à la compréhension d’une lecture qui renvoie à un texte et un lecteur, une fixation et une appropriation. Le discours se construit dans les échanges de pratiques où il développe ses effets, il n’obéit pas qu’aux seules logiques formelles et discursives.

On peut avoir tort logiquement, c’est-à-dire du point de vue d’un savoir donné, des pratiques discursives et de leurs règles, mais pas du point de vue de l’ensemble des pratiques, de leur configuration stratégique. C’est l’effet d’une pratique sur l’ensemble des pratiques qui est donc décisif, non pas le territoire d’une telle pratique, soit-elle la plus explicite de l’ensemble.

On ne saurait confondre la vérité du Tout[4] avec celle de la partie. Cela peut se traduire aussi par une opposition de ce que l’on croit et de ce que l’on peut expliquer logiquement. On peut ajouter que dans une « société approximative », où peu de considération est faite aux grandes constructions logiques, les croyances[5] paraissent d’une importance plus immédiate. De ce point de vue, on peut dire que la compréhension de la lecture littéraliste nécessiterait sa restitution à un système actuel de croyances et de dispositions sociales.

Elle ne serait donc pas fondée philosophiquement, ni logiquement mais globalement par le motif de construction d’une communauté dominée à laquelle pourrait être prêtée une idéologie et les dispositions plus fines d’une société et ses connaissances intimes. Cette lecture pourrait ainsi correspondre à une « position théorique » (une manière de prendre les choses) dans un système d’actions et de croyances. Bien entendu, comme le souligne les auteurs, cela ne va pas sans créer bon nombre de contradictions au sein de ces sociétés. Les barrières qu’elles érigent ne font qu’imparfaitement face aux savoirs que développent les sciences humaines et sociales modernes.

Dépendance et lecture littérale

Last but not least, la tendance de l’Occident à se considérer comme l’incarnation de la Raison, sa monopolisation du savoir, ne laissent pas d’autres alternatives aux sociétés des autres civilisations que la soumission[6] ou la mise au ban. La révolte conduit les pays musulmans à se réfugier dans leurs retranchements culturels, à promouvoir des positions théoriques qui s’apparentent davantage à des croyances pour faire face à une Raison dominante, agressive qui s’est moins émancipée de certaines croyances qu’elle n’est pas sommée d’expliciter, qu’elle ne s’est libérée de certaines monopoles sociaux.

On l’a déjà dit d’une autre manière, une personne qui se défend mal ne saurait avoir gain de cause auprès d’un tribunal humain, mais auprès de Dieu, elle n’aura pas besoin d’avocat pour sa défense. Après avoir conféré une égale dignité aux textes quels qu’ils soient, il faut en faire de même avec les croyances et les systèmes réfutables. Il faut les restituer à leur système de pratiques.

Et si l’on doit comparer la foi et la Raison, celle où la foi excède et comprend (c’est-à-dire en fait libère) la Raison et non pas l’inverse ?[7]

Ainsi donc les auteurs laissent dans l’obscurité ce pan de la réalité d’aujourd’hui qui expliquerait pourquoi beaucoup de musulmans, sont encouragés à choisir ou à se réfugier, dans une lecture littéraliste. Car, comme nous venons de le dire, les historiens et les sciences dont ils tirent profit, doivent expliquer la production du texte et de son usage qui comme toute production et toute consommation renvoient à des déterminations distinctes.

Car la lecture littéraliste correspond à des positions théoriques qui ne sont pas justifiées théoriquement mais politiquement. Le livre donc se contente de rappeler, l’unité du temps et des hommes, de la terre et du ciel à l’époque de la Révélation coranique, il ne peut expliquer la lecture littéraliste du livre saint qui est faite par les hommes d’aujourd’hui, objet de déterminations historiques présentes, ni celle promue lors de l’expansion de la religion islamique.

Ce qui est théoriquement sûr, comme le suggèrent et affirment les auteurs, c’est que d’une part, il n’est plus possible d’effectuer une lecture littérale en Occident étant donné le savoir accumulé, comme il n’est plus possible d’autre part, d’appliquer littéralement le texte dans les pays musulmans étant donné le changement historique et les contradictions qu’il génère. Il reste qu’entre le possible et le réel s’interpose des acteurs qui s’accommodent fort bien de contradictions.

Car on ne promouvra pas en Occident une lecture du Coran conformément aux acquis de la science, comme on le ferait pour tout autre texte d’intérêt : cela pourrait ne pas correspondre aux intérêts politiques dominants. Tout comme on ne voudra pas en pays musulman se rendre à l’évidence historique pour incapacité à faire face au débat intellectuel. C’est pour cela que je pense que la position occidentale dominante détermine celle musulmane dominée qui lui correspond.

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Lecture personnelle et lecture littéraliste

Dans leur analyse, les auteurs excluent donc de leur champ de réflexion l’usage du texte, les différences de lectures entre celles possibles et celles choisies par les acteurs. Ensuite, après avoir relevé l’impossibilité d’appliquer le texte de manière littérale, ils préconisent une lecture personnelle. Là aussi, mais en aval plutôt qu’en amont, nous relevons une déficience, nous entrevoyons un effet idéologique occidental où la religion qui a été et reste le fait d’une Eglise (qui n’a toujours pas été abrogé) est néanmoins refoulé à un espace privé pour raison d’équilibre des pouvoirs.

Non seulement les musulmans n’ont pas d’instance autonome représentant la religion, mais ils doivent de plus en faire une affaire personnelle. Ce qui consiste un peu à leur demander de se débarrasser de leur religion sans se demander ce qu’il pourrait leur en coûter. Ce à quoi nous sommes parvenus jusqu’ici, nous indique que seule une lecture mettant à contribution non pas seulement la philosophie ou l’histoire, mais l’ensemble des sciences humaines et sociales[8], et par conséquent une production collective scientifique, est en mesure de redonner un sens à une lecture personnelle.

Dans le cas contraire, la lecture personnelle ne nous éloignerait pas de la lecture littéraliste. En fait la lecture personnelle élargit le champ d’interprétation en fonction du savoir incorporé par le lecteur. Le facteur discriminant serait donc ce savoir incorporé, selon la distance qu’il entretient avec le savoir dominant ou le savoir traditionnel. Ce « savoir incorporé » dicterait la « lecture personnelle » réelle. Il faut en réalité distinguer entre le caractère privé manifeste de la religion au niveau de la vie courante et sa prégnance réelle au niveau collectif, et sous une forme séculière.

Ainsi les auteurs s’arrêtent au seuil d’une réflexion sur la « lecture personnelle » oubliant le contexte en général dans lequel une telle option est défendue (existence d’une Eglise comme organisation des hommes de savoir religieux ; existence de sciences humaines et sociales développées). Les auteurs ne posent pas la question du background, du savoir incorporé par le lecteur qui lui donnera ses grilles de lecture.

On peut donc dire qu’une lecture personnelle en réalité exige un travail social préalable qui la rendrait possible et la libérerait d’une lecture immédiate. Dans le contexte des sociétés chrétiennes modernes, cela signifie que l’individu et le débat public sont autonomes et responsables de leur choix vis-à-vis des diverses instances du savoir. La justification de la lecture personnelle ne renverrait donc pas au savoir, plutôt collectif qu’individuel, mais à la responsabilité.

Le savoir n’est pas un, il ne dispense pas de la responsabilité. Pour le musulman, il serait plutôt inciter à rejeter toute lecture personnelle aujourd’hui du fait des risques qu’elle représente, même si la responsabilité religieuse lui incombe individuellement. Car les musulmans sont plutôt dans un contexte où ils ne peuvent exercer leur responsabilité individuelle puisqu’ils sont face à un savoir traditionnel déclassé et un savoir occidental suspect. Ils s’abstiennent de choisir parce qu’on ne leur propose pas de choix réels.

Le problème principal est ailleurs, et nous avons eu l’occasion d’y réfléchir dans d’autres écrits. Il s’agit de l’incapacité des sociétés musulmanes à se doter d’un savoir autonome qui pourrait éclairer une autre lecture et autoriser l’exercice de la responsabilité individuelle. Elles sont divisées entre détenteurs de savoir occidental et de savoir traditionnel. La lecture littéraliste s’impose comme le résultat de luttes au plan de la connaissance et du savoir pour perpétuer une certaine domination. Sans réels penseurs du monde et de soi, les sociétés musulmanes optent pour un déni de l’évidence historique et du débat intellectuel.

Universalité du Message et/ou singularité d’une culture : le modèle de Médine

Le message divin a fait corps avec une culture qui l’a porté et diffusé à travers le monde. Où donc serait l’universalité de ce Message si on en restait là ? Au « Coran incréé » les auteurs n’opposent pas une réponse particulière.

Selon les auteurs, on ne saurait séparer le Message de son contexte socio-historique, nous avons ajouté, de même l’usage du Message. C’est en restaurant l’unité du Message et des contextes de sa révélation que paradoxalement le Message peut être libéré d’une histoire, à condition qu’Il puisse entrer dans une autre histoire, être compris de nous-mêmes et d’autres qui sommes différents des hommes qui l’ont reçu, être incorporé dans un nouveau système de pratiques. Mais non plus sans la médiation du savoir accumulé sur les sociétés et les hommes par les sociétés savantes au travers du temps.

En somme pour passer d’une culture à une autre, il faut comme dirait Edgar Morin pouvoir opérer sur le texte une double opération de recontextualisation. Il faut le restituer à ces deux systèmes d’émission et de réception, à ses deux systèmes de pratiques mis en présence. Autrement dit, il faut comparer les conditions d’émission et de réception, ou se donner les coordonnées spatio-temporelles des deux systèmes socioculturels pour pouvoir effectuer l’opération de translation.

Pour qu’une vérité puisse passer d’une culture à une autre, soit admise d’une culture à une autre, sous une forme ou une autre, il faut une mise en communication des deux systèmes de pratiques. Pour sortir d’une culture et entrer dans une autre, il faut pouvoir avoir connaissance des deux systèmes de pratiques qu’elles représentent.

On imagine bien que cette double opération de contextualisation ne puisse relever de l’activité des individus et de leurs compétences, mais des compétences d’une intelligence collective[9]. En effet, la mise en communication de deux systèmes de pratiques (de pensée ou de culture), met en jeu les sociétés savantes, comme compétences des sociétés à se comprendre et comprendre autrui. Les rapports d’influence et de dominations des sociétés passent par leur entremise. Et les individus se meuvent dans le cadre de ces échanges collectifs.

L’universalité du Message relèvera donc de la capacité de circulation de ce Message d’une culture à l’autre, de la mise en adéquation des différents systèmes de pratiques, de l’unité des hommes qu’Il réussira à construire au-delà de leurs différences de culture. Le contenu du message tout comme l’impact sur les systèmes de pratiques sont tout aussi importants, mais ce qui compte d’abord c’est la qualité des systèmes de pratiques et de leur orientation générale, qualités auxquelles l’esprit, la cohérence globale du texte religieux et de la révélation ne sont probablement pas indifférents.

Comprendre le Coran et penser avec le Coran

Pour nos auteurs « Penser le Coran » revient à opposer une lecture personnelle à une lecture littéraliste. Nous avons noté qu’elle consistait à opposer une lecture occidentale à une lecture islamiste, du fait de ce que l’une suppose comme point de vue d’un lecteur occidental informé des résultats du savoir des sciences sociales et humaines, et l’autre d’un point de vue informé des seules sciences traditionnelles.

Dans la mesure où le texte du Coran est identifié à la Parole divine, on peut se demander si l’entendement humain peut penser Dieu ou sa parole. Or même informé par les sciences humaines et sociales on ne peut ambitionner de « penser la Parole divine », de connaître son en-soi, mais seulement de s’en inspirer.

On ne peut s’élever au point de vue divin. On ne peut prendre Sa parole, en supposant qu’elle puisse nous être donnée, que d’une certaine manière dans les termes de nos moyens limités, d’un savoir donné. La Parole que ne peut résorber l’Histoire, excèdera toujours le texte qui la transcrit. Car Elle tient son sens non pas de sa substance inaccessible ou de son nombre fini de signes, mais de la connexion qu’elle établit avec les autres signes de l’univers.

Elle est là et ailleurs. Le Texte sera ouvert, sa portée infinie malgré le caractère fini de ses signes, ou celui historique de notre compréhension. Il nous survivra. Notre intelligence sera datée, tout comme notre savoir, qui n’aura de cesse de changer pour renouveler celle-ci. Cette notion de parole au singulier (la Parole divine) dans le Coran, s’apparente à quelque anthropomorphisme, tout comme Sa main, et que Dieu qui ne ressemble à quiconque ne peut recevoir un caractère humain que par métaphore pour cause de finitude de l’esprit humain. Parce que nous comprenons bien que ce qui nous ressemble. Ici nous retrouvons un postulat que la science a emprunté à des croyances d’origine chrétienne pour enclencher ses premières révolutions.

Dieu aurait déposé dans la nature des lois que l’homme pourrait déchiffrer et par quoi il pourrait s’en rendre maître. L’idée de finitude des lois (et donc par extension de la Parole divine) qui gouvernent le monde est solidaire de l’idée du retrait divin du monde. Grâce à ses lois, le monde fonctionne sans Dieu. Il est aussi solidaire de la possibilité de leur appropriation humaine, de l’élévation de l’homme au point de vue divin.

La fertilité d’un tel postulat aujourd’hui est largement épuisée. Il ne faut donc plus comprendre la Parole divine comme un ensemble fini de signes qui dirigerait la conduite du croyant, ce dont s’accommode parfaitement la lecture littéraliste. Mais un ensemble de signes qui font sens avec d’autres signes externes à la Parole divine, ce à quoi avait servi la restitution de la Parole à ses conditions historiques de réception.

Sauf à lui donner un autre sens qui n’est pas celui de l’ensemble du texte, mais une petite partie, comme dans le sens de l’expression « la parole donnée », qui s’apparente alors au mot Mithâq. Ou comme dans le sens des « dix commandements de Moïse » ou le nombre de prescriptions fini de Luqmân. Le Livre contient certes un nombre fini de signes, mais dans la mesure où ils sont attribués à Dieu, ils signifient qu’ils ne peuvent être épuisés, isolés du reste des signes de Dieu qu’Il déploie dans la nature et l’univers.

Quel sens aurait alors l’acte de penser le Coran, ensemble fini de signes, mais dont le nombre en réalité ne sauraient être limités du fait de leur appartenance à des chaînes de signes que l’on ne pourrait arrêter au texte ? Seulement de penser un texte comme les autres (double opération de contextualisation) qui ne saurait contenir la présence divine mais certains de ces signes. Dieu n’a pas déserté le monde pour se réfugier dans le Livre ou Ses lois, cette hypothèse simplificatrice de la doctrine occidentale qui a fait preuve d’une grande fertilité a montré ses limites.

C’est cette ouverture du Livre sur l’univers que lui refusent beaucoup de détenteurs de savoir traditionnel de crainte qu’Il ne fasse l’objet de quelque hold-up, c’est sur cette fermeture que s’érigent probablement la séparation des sciences religieuses et humaines, la séparation du Coran et de notre temps.

L’érection de barrières entre le Coran et les savoirs historiques, entre le Coran et l’univers (enfermer la présence divine et ses signes dans un texte), voilà sur quoi se sont construites la « position littéraliste » et la séparation de la Raison et de la foi dans le monde musulman. Cela résulte d’effets de domination internes (défense de positions dans une structure sociale au départ) et externes (défense de positions dans des structures mondiales suite à l’expansion occidentale), qui empêche l’émergence d’un savoir autonome dans lequel les musulmans pourraient avoir confiance et qui permettrait de faire l’économie des face à face stériles avec le reste du monde.

Notes :

[1] C’est pour cela que nous entrevoyons un effet négatif du livre de Mahmoud Hussein : séparer une fraction instruite des sciences contemporaines de la majorité des croyants. En l’absence de communauté scientifique en mesure d’interpréter les textes sacrés, la lecture personnelle ne permet que de révéler la diversité du stock de savoir incorporé par chaque lecteur. Aussi la lecture du Coran finit-elle souvent par opposer le savoir de sociétés données. Que l’on envisage les choses sous cet angle, cette lecture entrerait dans le cadre d’une compétition culturelle, dimension de la compétition entre les sociétés, voilà qui situe mieux les enjeux. La lutte contre le terrorisme ne devrait pas être un prétexte pour justifier les règles injustes d’une compétition culturelle.Le présentisme s’il n’était pas général à certaines époques, n’en était pas moins une virtualité générale chez les « associants », disposition que rappelle le Coran (74, 52)

[2] Ce n’est probablement pas un hasard si l’Islam n’a pas pu aller au-delà de certaines cultures, de certaines sociétés.

[3] L’échec de l’Islam est probablement ici, dans son refus de vouloir s’engager plus profondément dans l’histoire, dans la compréhension des autres sociétés, pour ne pas avoir développé un savoir que ne contenait pas la révélation. Il se confrontera directement à la philosophie, à la pensée des autres et non aux conditions de production de ces pensées.

[4] Tout dire est un phantasme de l’homme-Dieu. De manière plus prosaïque et comme nous pouvons le constater dans notre vie quotidienne, parler n’est heureusement pas toujours la meilleure façon de s’exprimer.

[5] La première différence entre système formel et croyances peut se rapporter à la plus grande fluidité de ces dernières.

[6] Je ne veux pas dire que du point de vue du soumis, son destin soit inéluctablement inscrit dans la volonté du dominant. La soumission aux règles du jeu, qu’elles quelles soient, me paraît le passage nécessaire à une libération. La révolte n’est que l’énergie du changement, elle ne porte pas de règles en elle-même. Je considère que la soumission aux règles de Dieu et des hommes est la première sagesse. Il faut s’approprier la mécanique du monde pour la changer.

[7] J’ai envie de dire que dans le cycle des civilisations, ou des régimes d’historicité qu’elles connaissent, l’opposition de ces deux termes peut permettre de distinguer la phase ascendante de celle descendante. C’est la foi qui ouvre le champ des possibles de la Raison. Et la Raison désespère quand elle en a épuisé les possibles. On se trompe quand on pense que la Raison s’est libérée de la foi en Occident. Elle s’est libérée des dogmes qui lui étaient associés, qui la tenait en captivité. On confond croyances et dogmes, la positivité des croyances et la stérilité des dogmes. En vérité la Raison ne fait que creuser les hypothèses que les croyances lui offrent. En retour la stérilité des croyances fait retourner la Raison contre les croyances. Il y a donc une interactivité des croyances et de la Raison. Celle-ci se déploie vers l’extérieur lorsque les croyances sont fécondes, elle se retourne contre elle quand elles ne peuvent plus la porter. Il faut conférer une égalité dignité aux croyances scientifiques et aux croyances religieuses, comme on doit le faire pour tout Texte, qu’il soit religieux ou autre. On verrait alors que l’optimisme ou le pessimisme de la raison ne renvoie pas à elle-même.

[8] Un peu comme le préconise depuis longtemps des savants musulmans d’occident comme Mohamed Arkoun, et de mieux en mieux pour ce dernier, en ce qu’il prend de plus en plus compte, à mon avis, le point de vue du lecteur non occidental et participe de plus d’un débat.

[9] Inséparable d’une mémoire collective. Il ne s’agit pas de minimiser l’apport des individus et de leur expérience personnelle, tout au contraire, il s’agit de souligner les modalités de conversion de l’expérience individuelle en savoir social.

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