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Souleymane Bachir Diagne : “Le Coran est un livre ouvert à bien des lectures”

Normalien, agrégé de philosophie, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, qui fit partie de l’aréopage des “50 penseurs de notre temps” trié sur le volet par Le Nouvel Observateur, s’attelle à redonner ses lettres de noblesse à la philosophie en islam, en menant de front son enseignement et une réflexion personnelle sur la nécessaire revivification de la pensée musulmane, dans ses dimensions contemporaines et ses aspects politiques futurs.

Après avoir longtemps enseigné la logique, l’épistémologie et la philosophie islamique au sein de l’université de Dakar, avant de rejoindre l’université Northwestern d’Evanston, dans l’Illinois, aux États-Unis, Souleymane Bachir Diagne est actuellement professeur aux départements de français et de philosophie de la prestigieuse université Columbia de New York.

L’islam et la philosophie font-ils bon ménage ? Contrairement aux idées reçues, musulmanes et non-musulmanes, qui s’arc-boutent, pour les unes, sur des crispations aliénantes, et se replient, pour les autres, dans des préjugés sclérosants, l’heure est venue de libérer la pensée en islam de certaines chaînes, à travers la “libération d’un mouvement qui s’était pétrifié” ainsi que le décrit Souleymane Bachir Diagne dans son ouvrage « Comment philosopher en islam ? » paru en 2008 aux éditions du Panama.

Entretien avec un philosophe de premier plan, qui en appelle à un « fatalisme actif », en phase avec son époque, évitant l’écueil de l’immobilisme pour s’ouvrir à l’innovation.

Souleymane Bachir Diagne, aux yeux du philosophe que vous êtes, le Coran, qui a souvent fait l’objet d’une lecture juridique ou spirituelle, peut-il faire l’objet d’une lecture philosophique ?

C’est justement le philosophe andalou Ibn Rushd (Averroes) qui explique que le Coran s’adresse à toutes les formes de l’entendement humain : à ceux qui ont, selon sa terminologie, un entendement plutôt rhétorique, attaché aux images, comme à ceux qui ont un entendement dialectique (les théologiens), et à ceux qui ont un esprit démonstratif. Ces derniers sont, selon lui, les philosophes.

D’un mot, et pour dire les choses plus simplement, le Coran est un livre ouvert à bien des lectures, car on le lit toujours en fonction de qui on est et de la situation où l’on se trouve. La lecture philosophique est une parmi d’autres possibles.

Abordons quelques questions métaphysiques. L’Islam est souvent associé au fatalisme. Quel regard portez-vous sur ce concept théologique de prédestination ?

C’est le stéréotype que l’on attache souvent à la religion musulmane. Il faut reconnaître que beaucoup de musulmans croient et affirment eux-mêmes que la croyance en une prédestination absolue, à la notion que l’on agit toujours en se conformant nécessairement à un « script » déjà écrit, est une composante de ce que doit être la foi véritable. On dit d’ailleurs que les premiers Omeyyades, pour mettre sur le compte de la fatalité les terribles et sanglants événements qui furent la conséquence des luttes qu’ils menèrent pour le califat, appuyèrent politiquement une théologie de la prédestination absolue.

Mon avis est que cette théologie du « tout est déjà écrit » va à l’encontre d’une religion de la responsabilité de l’humain à qui Dieu, dit le Coran, a confié le dépôt de sa lieu-tenance sur terre (je prononce ce mot « lieu-tenance » pour insister sur son étymologie), dont l’un des aspects est la liberté de dire « non », ce qui donne tout son prix à son « oui ». Si l’on y réfléchit, d’ailleurs, on pourra considérer que c’est l’humain qui enseigne cette possibilité du « non » à Satan, avant que l’inverse se produise, puisque c’est son apparition qui donne à l’ange déchu l’occasion de découvrir en lui la capacité de désobéir.

Pour en revenir à votre question, c’est le penseur Mohammed Iqbal – poète indien (1877-1938), considéré comme l’un des poètes musulmans les plus influents du XXème siècle – qui m’a appris à penser un fatalisme actif, d’homme et de femme d’action, qui n’a rien à voir avec l’attitude de soumission à ce qui est prédéterminé.

En Islam, un individu est-il confronté à un seul dilemme : croire ou ne pas croire en Dieu ? Mais peut-il également croire dans le doute ?

Que signifie croire en Dieu ? En un être qui excède notre capacité de connaître, qu’il s’agisse de l’expérience ou de la raison ? Et pourtant on ne peut croire qu’à ce que l’on connaît. Il faut donc bien que l’expérience du divin se fasse, pour que ce qu’on appelle croyance ne soit pas seulement la reconduction mécanique des conformismes, sans se poser de question, comme on dit ; ou pire : en hurlant que toute question est un blasphème insupportable.

De cette expérience-là le questionnement, c’est-à-dire le doute, pas seulement intellectuel mais existentiel, celui qui taraude et interdit l’installation, est une composante essentielle. Et c’est pourquoi, il est aussi utile d’avoir pour guide, dans une telle expérience lorsqu’on est musulman, le modèle qu’offre le prophète de l’islam.

Comment le Coran se situe-t-il par rapport à la pluralité ?

Le Coran parle de la pluralité et des différences (de langues, de couleurs, de croyances,…) comme d’un signe de Dieu, d’un test. Et il indique que l’un des aspects du jugement ultime, celui de Dieu, sera d’expliquer aux humains la nature de ces différences dont ils font si souvent motif de querelles, sans savoir. Il nous faut apprendre à entendre dans toute sa force cette leçon coranique de pluralisme qui enseigne le respect (et pas seulement la tolérance) des autres.

Revenons à la liberté individuelle ou plutôt à la liberté interprétative des sources musulmanes. Qu’est-ce qui confère une légitimé à ces interprétations ? Un musulman doit-il appartenir à un corps religieux, ou avoir le titre de ouléma ou de Cheikh pour se prévaloir de la légitimité de son interprétation ?

On peut sans doute comprendre qu’une religion qui a vocation non pas seulement à amener l’individu à la pleine réalisation de soi dans l’expérience du divin, mais aussi à tenir ensemble une communauté, veuille veiller à ce que l’interprétation des sources ne soit pas démultiplication des interprétations au gré des intérêts et des manières de voir, créant des fragmentations de cette communauté à l’infini. Mais, par ailleurs, il ne faut pas avoir peur de penser et penser, c’est s’orienter vers l’avenir.

Que cheikh ou ouléma soient tels, pour leur mémoire des interprétations et des actes qui ont été posés par le passé, a moins de valeur que la pleine intelligence des temps et des situations que nous vivons, de ce qu’ils exigent, afin de demander aux sources d’y répondre dans leur capacité infinie de renouvellement.

Lorsque les différentes interprétations des différentes écoles juridiques auront, par exemple, été confiées à la mémoire des ordinateurs, il faudra bien que la pensée s’exerce autrement qu’en reproduisant ce que ces ordinateurs savent faire mieux que personne. Et il faut surtout insister sur un point qui est que les grands juristes du passé, ceux qui ont créé des écoles d’interprétation ont tous refusé que leur système fût considéré comme définitif. Ils ont toujours insisté pour que l’interprétation restât ouverte, car ils avaient, mieux que personne, médité et compris la parole coranique qui dit qu’ « au-dessus de tout savant se trouve un autre savant ».

Ces grands interprètes nous enseignent un signe auquel reconnaître les ouléma qui, après tout, tiennent leur légitimité de la reconnaissance de ceux qui leur voient le souci de répondre à ce qu’ils vivent : la prudence, mieux : le scrupule.

La présence du fait musulman en Europe fait l’objet de débats permanents, très passionnels. Les questions d’identités et de d’appartenance se posent avec acuité à l’ère d’une mondialisation uniformisante. La foi demeure-t-elle l’appartenance suprême pour un musulman ?

Que l’islam soit aujourd’hui européen ou américain est justement un aspect de ces temps et situations nouveaux que nous vivons et que nous appelons « mondialisation ». On pourrait presque dire qu’il n’y a pas de raison pour que nombre de pays européens ne rejoignent pas l’Organisation de la conférence Islamique. La prise en compte de ces temps nouveaux demande de repenser les choses, de procéder à ce que Iqbal appelait une « reconstruction » de la pensée religieuse de l’islam. Celle-ci se fait de toute façon, nolens volens, même avec des crispations, parce que les situations l’exigent.

Et il faut en particulier que l’on sache repenser la question de la foi dans un monde et des sociétés où l’idée même de croire ne va pas de soi, quand elle n’est pas dans la conformité à ce qui se fait autour de soi.

Parmi les critiques récurrentes au confluent de la politique et du religieux, l’islam est régulièrement disqualifié, en France et en Europe, pour son incompatibilité avec la laïcité, et les lois républicaines. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

La République, en France, est née contre le catholicisme. Aux Etats-Unis, longtemps, on a dit le catholicisme incompatible avec les valeurs de la République et jusqu’à Kennedy on s’est méfié d’un président qui obéirait à une autorité extérieure. Ce qui se dit aujourd’hui de l’islam qui en son essence serait incompatible avec les lois républicaines s’est dit d’autres croyances. Le discours essentialiste s’avère toujours stupide, après coup, devant ce que les choses deviennent dans le monde réel, c’est-à-dire celui de l’histoire, et non celui des essences éternelles.

En tant que musulman et philosophe, quelle est selon vous la question métaphysique la plus importante ?

Que dois-je faire pour mériter la responsabilité qui me fut confiée de la lieutenance, et qui commande de prendre soin de la terre ? Cela implique de faire la paix avec les autres et avec la terre.

Propos recueillis par la rédaction.

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