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Réformer ou Déformer la pensée islamique ? (partie 1)

Beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui pour réclamer, voire même exiger, la réforme de l’Islam, des plus impliquées en terme de foi ou d’engagement religieux aux plus haineuses ou du moins islamophobes. C’est en quelque sorte un phénomène de mode, où quiconque trouve son compte ou règle son compte envers cette islamité de plus en plus massive, quantitative et peu pensée.

Les démagogues, les idéologues, les arrivistes, les sectaires, sans oublier les politiques de tout bord, se précipitent tous vers des projets d’« islamisation » de la réforme, dans lesquels l’Islam est souvent identifiable à la pensée islamique, qui semble être démunie de toute identité, historicité, et évolution.

Une grande confusion s’installe alors autour de l’objet de la réforme et de ses objectifs. Les approches sont très paradoxales, allant d’une certaine orthodoxie musulmane jusqu’à la vision libérale ou socialiste ; même si cela heurte l’histoire du patrimoine de la réforme islamique. Il y aurait même semble t-il des tyrans mondialistes et de nouveaux penseurs, à peine sortis de la « fabrique » de la mondialisation, pour faire découvrir à la Oumma ( communauté des croyants), ô combien égarée de la bonne voie du paradis moderne, les vertus de la réforme occidentale sur l’Islam, les musulmans et leur mémoire.

Identité de la réforme

J’ai eu l’honneur de débattre publiquement un jour avec notre professeur P. Ricoeur, l’éminent philosophe de l’herméneutique. Je n’avais pas caché ma surprise lorsqu’il s’est adressé à moi avec le souhait de voir au jour naître des traditions d’interprétation du texte sacré dans le monde musulman, qui pourraient, selon lui, générer une herméneutique islamique permettant l’accès de la pensée islamique à l’autocritique. Je me souviens l’avoir surpris autant par ma réaction que lui par son souhait, en rappelant à ceux qui doutent ou qui veulent ignorer, qu’il existe bien une pensée musulmane ; laquelle s’est appropriée son identité, notamment religieuse, à travers diverses lectures du texte sacré, formant un énorme patrimoine d’écoles d’interprétation, qui n’a cessé d’être productif, malgré sa chute apparente depuis les derniers siècles. La question essentielle maintenant est de savoir si la raison islamique contemporaine est capable de gérer la continuité de ce patrimoine et de contribuer à son renouveau, en l’impliquant dans les nouveaux défis de notre temps moderne.

On a à tort véhiculé, certes pour des fins politiques et sectaires, l’idée de la fermeture de l’accès à l’Ijtihad, à savoir la méthodologie de l’interprétation du sacré en Islam. Néanmoins, toute la splendeur de la dynamique intellectuelle qui a marqué le règne de la civilisation islamique durant plusieurs siècles, était fondée sur l’identité de la controverse autour du sacré, bien enracinée dans la littérature des théologiens comme des philosophes, et même encore chez les juristes. Le statut de la parole humaine face à la supériorité de la parole divine était le questionnement fondateur des premières réflexions sur le texte, illustrées à travers les thématiques du statut du pêcheur, le libre arbitre et la toute volonté divine, le rapport de l’unicité à la justice, etc. C’est ainsi que naissait le parcours de la science du Kalam (Parole), marquant l’identité de la théologie et la méthodologie de l’interprétation dans une sphère islamique. Les grands débats et polémiques dans ce domaine en font les célèbres écoles, telle que l’école mu’tazilite portée par la priorité de la responsabilité raisonnable, ou ach’arite penchée vers une recherche conciliatrice entre le dogmatique et l’humain, ou soufie développant l’intégrité de la spiritualité et l’importance de l’évaluation intuitive, ou même les écoles littéraliste et anthropomorphique qui se contentaient de la forme de l’expression sacrée plutôt que de son essence interprétable.

Des traditions de critique et de dépassement d’autrui ont bercé cette dynamique intellectuelle globale, au point de voir surgir des sciences à part entière conçues spécialement pour fonder des normes aux conflits et gérer des règles aux débats. Il s’agit des sciences de la controverse (Munadara), de la dialectique (Jadal), et des multiples systèmes éthiques portants sur les valeurs de l’acquisition ou de la transmission du savoir. Les fameuses correspondances volumineuses et rudes entre le philosophe Averroès et le théologien Ghazali illustrent bien l’esprit critique de l’intérieur de ce qu’on appelle aujourd’hui patrimoine, accusé quelque fois de traditionalisme, ou potentiellement générateur de traditionalisme.

Or la densité et la longévité dans la créativité de ce patrimoine n’est autre qu’une expression permanente et continuelle de renouveau et une volonté d’intégrer l’identité musulmane dans la ligne temporelle changeante.

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Le recul du rayonnement universel du patrimoine islamique pour des raisons diverses et complexes et son repli sur son identitaire national, régional ou même ethnique, ne l’a pas épargné de la sacralisation. Bien au contraire plus le fossé qui le sépare de l’histoire s’élargit, plus son image s’élève aux cieux, et quitte davantage le monde des hommes pour s’identifier à la sacralité du texte.

C’est de là que des confusions et amalgames s’enracinaient entre la Shari’a comme étant les normes juridiques du texte sacré qui fixent simplement les orientations éthiques du Coran, et le Fiqh qui n’est que l’effort de l’interprétation de ces normes sacrées de la Shari’a, mais qui pas n’est en lui même sacré, et que nous devons être en mesure d’aborder avec un regard critique, pour assumer le dépassement de la validité historique du patrimoine juridique vers une exploitation contemporaine.

« Islams » Traditionalistes

Les dérives de l’Islam dit « traditionaliste », caractérisé par la sacralisation du patrimoine et le refus d’affronter le changement, conduisent vers une pensée unique « religieuse », encore plus grave dans ses conséquences que toute pensée unique « non religieuse ». Cependant la méthodologie de l’auto appropriation de l’Islam, et le monopole de son image est semblable dans les tentations de la patrimonialisation de l’Islam, comme dans les tentations de l’occidentalisation de ce même Islam. Elle se focalise sur le rejet de l’effort d’une interprétation contemporaine et l’attachement à l’esprit de l’imitation des Salaf (les Ulémas prédécesseurs), ou des nouveaux Khalaf (successeurs), représentés entre autre dans la modernité occidentale. Car l’esprit d’une imitation dépourvue de toute critique, qu’il soit porté sur le patrimoine ou l’occident, est tout autant une forme de traditionalisme. Ces deux formes de traditionalisme proposent des projets d’Islam prêt à consommer, statique et interdit à la pensée. La conception du salafisme qui était à l’origine une méthodologie critique envers l’héritage des prédécesseurs, a pu se transformer en sources pour des doctrines sectaires qui divinisent ses mêmes prédécesseurs. De la même manière, la conception d’autrui comme facteur essentiel du renouveau tel qu’il a été perçu durant l’âge d’or islamique, là où sagesse hellénistique et néoplatonicienne côtoyait les lectures du Texte révélé de l’Islam, a pu se transformer en une double expression de phobie envers l’autrui contemporain, que ce soit à travers le rejet formel ou l’assimilation totale.

Le renouveau est un processus complexe d’ouverture à la différence, à la fois interne et externe, en vue d’une remise en question permanente de soi même, de son passé et de ses défis qui l’entoure dans l’instant présent. Le renouveau suppose une nouveau regard sur l’ancien, à partir des nouvelles données du présent pour se projeter vers un avenir meilleur. Or, vouloir se passer du patrimoine de l’interprétation du texte, le manipuler partiellement de façon sélective, pour finir par le déformer pour plaire à la culture au dominant, c’est accepter le statut et le rôle du dominé, sans pouvoir un jour se servir de son patrimoine pour bâtir l’avenir. Beaucoup de bruits peuvent être provoqués par des intentions « révolutionnaires » envers le patrimoine, mais ils ne peuvent l’influencer, le changer, ou le contextualiser, car il demeurera à cet égard muet et anéanti, comme s’il n’avait jamais été historique.

A suivre…

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