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Pour une nouvelle architecture des Maqâsid Ash Shari’a

III – Pour une nouvelle architecture des Maqâsid Ash Shari’a

En sus de cette inspiration spirituelle au respect des éléments naturels, l’imposant corpus juridique islamique contient en son sein des clés permettant d’accentuer cet élan vers une reconnaissance de l’exigence écologique. Les juristes des sources de la Législation (Usûl al fiqh) de l’époque classique – ainsi que nombre de ceux de l’époque contemporaine – ont, à la suite de la formulation produite par le savant As-Shâtibi dans son ouvrage de référence « Al Mouwafaqâte » déterminé cinq principes dont le respect va orienter toute la réglementation religieuse et qui, naturellement, va influer sur les perspectives politiques, économiques et sociales en islam.

Ces principes, ou finalités de la Voie islamique (Ash Shari’a) ont été déduites des sources scripturaires de l’islam suite à un long travail d’extraction qui a fini par donner naissance à une discipline fondamentale du nom des Maqâsid Ash Shari’a[1]. Science de l’islam qui s’est progressivement affirmée au fil des siècles, d’Al-Juwaynî, (décédé en 478 de l’Hégire), en passant par Abou Ishâq As-Shâtibî (m. 790 de l’Hégire), jusqu’à plus récemment le savant tunisien Tahar Ibn Achour ou le Docteur Abdel-Majid Najar[2] aujourd’hui, elle bénéficie d’une attention particulière du fait de son objet d’étude. Mais c’est surtout l’imâm andalou de l’école mâlikite Abu Ishâq As-Shatibi, réalisant la synthèse des nombreux travaux qui l’ont précédé (notamment ceux d’Abû Hâmid al-Ghazâli), qui va proposer au XIVe siècle (de l’ère chrétienne) une approche holistique fondée sur les objectifs supérieurs de la jurisprudence islamique en affirmant que le principe englobant de ces finalités était de promouvoir le bien et d’écarter le mal.

Cette discipline qui étudie ce que l’islam tend à concrétiser sur terre mérite qu’on s’y arrête car c’est en son sein que la problématique de l’écologie peut prendre toute sa place. Au début du deuxième volume de son livre « Al Mouwafaqât fî Usûl As-Shari’a », l’imâm As-Shâtibi jette les bases de sa réflexion : l’objectif général du Législateur, dans les prescriptions de la Loi, est de pourvoir aux intérêts des êtres humains en leur garantissant ce qui leur est indispensable (darouri), et en leur procurant le nécessaire (hâji) et l’accessoire (tahsini). Ainsi, « toute prescription divine ne saurait viser que l’un de ces trois objectifs, qui ensemble constituent l’intérêt des êtres humains ».[3]

C’est donc à l’intérieur des intérêts d’ordre indispensable – compris comme les besoins fondamentaux de l’être humain dont la perte entraînerait un grave dérèglement de la vie sur terre – que l’on peut greffer la question écologique. L’indispensable se résume alors à la préservation de cinq éléments qui correspondent à ce que l’on nomme les “finalités de la Voie islamique“ (Maqâsid Ash Shari’a). Comme le cite As Shâtibî : « la communauté est unanime, voire même, l’ensemble des religions, sur le fait que la voie suivie (As-Shari’a) fut établie pour la préservation des cinq globalités : la religion (ad dîn), la personne (al nafs), la raison (al’aql), la filiation (al nasl), les biens (al amoual) [4] ». Elles sont abondamment citées dans de nombreux ouvrages et sont parfois nommées « Al-Kouliyyât al-Khams » (les cinq globalités).

Ainsi, « il est possible de dire que toutes les obligations et toutes les interdictions religieuses découlent du respect strict de ces principes fondamentaux »[5]. La problématique qui se pose à la pensée islamique aujourd’hui peut donc être formulée en ces termes : est-ce que la question de l’environnement et la dimension de l’écologie sont effectivement prises en compte dans ces Maqâsid As Shari’a ? De quelle portée bénéficie, concrètement, ce sujet dans la tradition et la pensée musulmane contemporaines ? Dans un monde où les différentes formes de nuisances créées par l’homme (déforestation, pollution, émissions de gaz à effet de serre, etc…) exposent l’humanité à un réchauffement climatique qui mettra gravement – et sûrement – en péril l’équilibre naturel dont l’espèce humaine dépend, n’est-il pas temps de reconsidérer l’architecture des Maqâsid As Shari’a en y intégrant au premier plan l’impératif écologique ?

Ce danger existentiel impose de reconsidérer la géographie traditionnelle des Maqâsid pour placer la question environnementale au cœur de la discipline. C’est dans le cadre de cette perspective générale que différents penseurs tentent de mettre en lumière que la préservation de l’environnement (hifdh al bi’a) devrait, eu égard à l’urgence de la situation et considérant un environnement sain comme un préalable à la préservation de la vie sur terre, constituer un sixième principe (Maqsad min maqâsid as shari’a)[6]. L’idée est, non pas d’intégrer l’exigence écologique au sein d’un principe plus large, mais bien plutôt de l’ériger en un principe autonome en tant que tel qui guiderait à son tour l’activité humaine.

Cette démarche que nous soutenons a été esquissée par le Docteur Abdel-Majid Najar dans son ouvrage « Maqâsid As Shari’a bi ab’âd jadîda  » (“Les finalités de la Voie islamique avec de nouvelles perspectives“)[7] qui érige ainsi la question écologique en une finalité distincte (qu’il nomme en arabe « Maqsad moustaqil »). Dr Najar avait déjà posé les jalons d’une telle démarche dans un ouvrage qui lui a permis d’obtenir une récompense auprès de la Bibliothèque Waqfiya Internationale du Sheikh ‘Ali b. ‘Abd ’Allah ‘Al Thani au Qatar en 1999. Au demeurant, il semble clair que le nombre et la nature de ces finalités et objectifs doivent être reconsidérés et repensés en tenant compte du contexte. Loin d’être une mode superficielle, ce courant apparaît désormais comme la manifestation d’un profond et nécessaire renouvellement de la pensée islamique en même temps que le signe d’une mutation salutaire des consciences musulmanes.

Cette évolution de l’architecture communément admise des Mâqasid As Shari’a serait donc la bienvenue car elle intégrerait au sein du corpus juridique islamique un élément fondamental nouveau qui est, à l’heure actuelle, relativement négligé par la pensée musulmane[8]. D’autre part, force est aussi de reconnaître que les actions en faveur du développement durable ne préoccupent malheureusement que peu de musulmans. Enfin, ce nouveau chantier serait doublement avantageux car il donnerait également des incitations claires aux gouvernements des pays musulmans dont bon nombre se targuent d’appliquer les recommandations tirées de la Shari’a[9].

C’est donc à une véritable révolution des mentalités, des pratiques, des habitudes et des modes de pensée et de consommation au sein de l’univers de référence islamique que nous appelons ici de nos vœux car il faut agir vite. A l’heure où les premiers réfugiés climatiques se comptent déjà par dizaines de milliers[10] et que la dimension mondiale du changement climatique impose une réponse collective, cette nouvelle disposition entrerait ainsi en harmonie avec les efforts déployés dans le monde entier pour résorber cette crise écologique qui menace les grands équilibres planétaires.

 IV – Des convergences plurielles et salutaires

Pour la première fois de son histoire, l’humanité se trouve confrontée à un péril qui menace, si rien n’est fait, sa survie. Si le monde agit maintenait, il est possible – tout juste possible – de limiter la hausse de la température mondiale du 21e siècle à 2°C par rapport aux niveaux préindustriels, seuil au-delà duquel les conséquences du réchauffement deviendraient irréversibles et incontrôlables. Pour ce faire, l’humanité aura besoin d’un haut niveau de leadership et d’une coopération internationale sans précédent. Or, comme nous l’avons rappelé, l’inertie des dirigeants politiques est alarmante et une conscience planétaire se doit de prendre le relais de cette lâcheté. En ce sens, le dérèglement du climat n’est pas seulement porteur de menaces ; il constitue également une opportunité. C’est avant tout pour le monde une occasion de se rassembler pour forger une réponse collective à une crise qui menace d’arrêter le progrès.

Cette nouvelle équation nous impose de transformer notre vision du monde. La perception d’un destin commun devient un levier pour agir. C’est en effet aujourd’hui que se décide ce que sera le monde en 2050 et que se prépare ce qu’il sera en 2100. L’islam se doit donc d’apporter sa pierre à l’édifice pour sauvegarder, aux côtés des autres membres de la famille humaine, ce toit qui nous est commun. Le changement climatique nous offre un rappel éloquent de ce que nous partageons tous, notre planète, la Terre. Toutes les nations et tous les peuples partagent la même atmosphère.

Cette alliance des civilisations met en relief un élan prometteur. Des synergies se croisent et un formidable mouvement exégétique traverse toutes les traditions religieuses de la planète pour mettre en avant la protection de l’environnement. Ces dynamiques, résolument écologiques, tirent une grande part de leurs inspirations de la vie spirituelle. Ainsi, commence à poindre une volonté commune d’initier un processus “ecoreligieux“ global et particulièrement intéressant.

Depuis 1989, le Fonds mondial pour la nature WWF[11], une des plus grandes organisations écologistes au monde, a pris l’initiative de rassembler régulièrement des représentants des grandes traditions pour accompagner et développer toute cette nouvelle conception religieuse respectueuse de l’environnement[12]. Il le fallait bien car la crise écologique – dont le changement climatique n’est qu’un volet – pose à notre génération un défi d’une ampleur historique qui exige de l’humanité un réveil planétaire. Les religions ont donc, dans ce challenge, un rôle positif à mener au même titre que les autorités politiques, les secteurs économiques ou la communauté scientifique.

 Conclusion : Une écologie islamique ?

Le changement climatique est scientifiquement indéniable. L’avenir de nos enfants exige que nous agissions dès maintenant. Nous sommes témoins du plus grand défi auquel l’humanité n’a jamais eu à faire face. Nous devons, nous pouvons, gagner la bataille contre le réchauffement climatique qui menace la famille humaine dans son ensemble. Comme le soulignait Benjamin Franklin, un des pères fondateurs de la nation américaine, « nous devons rester solidaires les uns des autres ou nous mourrons solitaires ». Le dérèglement du climat qui nous attend a ceci de particulier qu’il nous force à réfléchir à ce que cela signifie de faire partie d’une communauté humaine écologiquement interdépendante. Une tonne de gaz à effets de serre en provenance de Chine est aussi néfaste qu’une tonne en provenance d’Europe. Nous n’avons qu’une seule atmosphère et toutes les nations du monde, tous les peuples, toutes les traditions et toutes les religions se doivent de mener ensemble cette bataille.

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Dans cette affaire, il n’existera pas de seconde chance. Malheureusement, la participation des savants et intellectuels musulmans dans ces débats est presque marginale. Or, la contribution islamique devrait être à la pointe de ce combat et une véritable “écologie islamique“ – expression sans doute inopportune mais qui a le mérite d’interpeller clairement les consciences musulmanes – devra naître au sein de l’univers de référence de l’islam. Nous espérons que l’esquisse que nous avons dressée en ce qui concerne les Maqâsid As Shari’a suscitera une réelle prise de conscience au sein de la pensée islamique et que, par-dessus tout, les musulmans agiront davantage pour relever ce défi qui révèle à chacun la part d’humanité qu’il voit en son prochain.



[1] Pour une présentation rapide de cette discipline, cf. Les finalités et les objectifs supérieurs de l’islam (Partie I et II), Ahmed Elouazzani, www.oumma.com ainsi que “La réforme radicale“, op. cit. p. 83 sq.

[2] Diplômé de l’Université islamique de la Zitouna en Tunisie, Dr Najar est à la pointe de cette nouvelle tendance au sein de l’école des Maqâsid qui appelle à une prise en considération accrue des problématiques environnementales. Enseignant à l’Institut Européen des Sciences Humaines (IESH) de Château-Chinon et de son annexe à Saint-Denis, il est l’auteur de dizaines d’ouvrages traitant différentes sciences islamiques.

[3] Cf. « ‘Ilm Usul al Fiqh », AbdElwahab Khallaf, Dar Al Qalam, 1995. Traduit et disponible en français sous le titre “Les Fondements du droit musulman”, Editions Al Qalam, Paris, 1997.

[4] Abou Ishâq As-Shâtibî, “Al-Mouwafaqât fî Usûl As-Shari’a”, Beyrouth, Dâr al Ma’rifa, 1996 (en arabe), Vol. II Kitâb al-Maqâsid.

[5] “Islam, le face-à-face des civilisations“, Tariq Ramadan Tawhid, 1995.

[6] Certains savants ont dénombré six principes supérieurs, ajoutant à la grille traditionnelle un sixième principe qui s’attache à préserver la dignité humaine (hidh al ‘ird). Ainsi, en fonction de l’approche, la proposition que nous soutenons peut soit figurer comme sixième principe soit comme septième.

[7] Dr. Abdel-Majid Najar, « Maqâsid As Shari’a  bi ab’âd jadîda » (“Les finalités de la voie islamique avec de nouvelles perspectives“), Dar Al-Gharb al-Islâmî, 2006

[8] Certains travaux ont déjà été publiés en arabe sur la dimension fondamentalement écologiste du Coran et de la tradition prophétique (Sunna). Seulement, les productions en langue française sont rares ou anciennes. On peut citer, à ce propos, les contributions intéressantes issues de l’Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO) datant de 1999 : « Etudes sur l’environnement, analyse de certains problèmes d’un point de vue islamique » ou « Les questions de l’environnement à travers le Coran et la Sunna », disponible à l’adresse suivante : http://www.al-amanah.fr/de-l-environnement-en-islam.html.

[9] Certains pays du Golfe semblent, malgré le gigantisme de certains de leurs projets énergivores, prendre au sérieux les considérations écologiques. Ainsi d’Abu Dhabi qui lance le projet d’une ville écologique. Cf. Abu Dhabi lance un projet de ville écologique modèle en plein désert, Le Monde, 22 janvier 2008. De même le Maroc vit aujourd’hui à l’heure du respect de l’environnement et du développement durable et pour cause : la ville de Rabat a été choisie par l’association « Earth Day Network » pour la célébration du 40e anniversaire de la journée de la Terre qui se tiendra comme chaque année le 22 avril. Prenant le relais du Mexique, le Maroc assume avec fierté cette distinction et la simple vision des journaux télévisés des chaînes marocaines permet de s’apercevoir combien cette problématique aurait imprégné la société. Cf. http://www.journeedelaterre.ma/. A l’inverse, d’autres pays ne souhaitent pas transformer leurs habitudes et vont même jusqu’à mettre en doute la réalité du réchauffement. C’est notamment le cas de l’Arabie Saoudite qui mène une campagne active de dénigrement du travail scientifique et a œuvré sans relâche – avec d’autres – pour mettre en échec le sommet de Copenhague. Il est vrai qu’aujourd’hui, tout est fait pour réduire la consommation et la dépendance des économies des pays développés aux hydrocarbures. On imagine bien que cette tendance ne va pas plaire aux plus gros producteurs de pétrole au monde…Cf. Les climato-sceptiques s’invitent à Copenhague, Le Monde, 9 décembre 2009.

[10] Dont le nombre pourrait atteindre le chiffre étourdissant de 400 millions de réfugiés sur un siècle… Pour alerter l’opinion mondiale sur la menace que constitue la montée du niveau des océans, le gouvernement des Iles Maldives a tenu le 16 octobre 2009 un Conseil des ministres sous l’eau ! Il est vrai que le réchauffement climatique est d’ores et déjà responsable de la fonte des glaciers et de la montée des eaux qui, à terme, pourraient bien engloutir cet archipel peuplé de 300 000 habitants. Cf. Un conseil des ministres sous marin, http://www.rfi.fr/actufr/articles/118/article_85736.asp.

[11] Cf. http://www.wwf.fr/. Le World Wilde Fund for Nature est une ONG (organisation non gouvernementale) internationale qui figure parmi les organisations de protection de la nature et de l’environnement les plus influentes au monde.

[12] Cf. Le Monde des religions, Janvier-Février 2010. L’enquête “Ecologie et religion“ est particulièrement éclairante sur ce mouvement planétaire des religions qui se placent désormais « au chevet de la nature ».

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