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Pensée de Malek Bennabi: “Les mémoires “

Les mémoires de Bennabi relatent son histoire, mais ils ont aussi leur propre histoire. On ne sait pas exactement quand est-ce qu’il s’est mis à leur rédaction mais il semble qu’il s’y soit très tôt préparé en prenant l’habitude de fixer dans une sorte de journal intime la matière qui y pourvoirait en temps utile. On trouve dans les archives qu’il a laissées des traces de ce journal sous forme de feuilles volantes écrites à la main remontant à 1936 et établissant qu’il prenait déjà note des réflexions et impressions que lui inspiraient les évènements et la vie en général en prenant soin de les dater.

Ce qu’on sait directement de lui, par contre, c’est qu’il a commencé la rédaction du tome 1 de ses Mémoires, «L’Enfant», le 05 mai 1965. Ainsi, on apprend par ses « Carnets » qu’il en est à la page 49 à la date du 19 mai, à la page 103 le 05 juin, et à la page 148 le 18. Enfin, le 27 juin 1965, il peut annoncer avec soulagement : «Je viens de terminer la première partie de mes mémoires que je compte publier en volumes séparés correspondant aux trois phases de ma vie». Il lui aura donc fallu moins d’un mois et demi pour nous livrer le récit détaillé, vivant et coloré de sa vie entre 1905 et 1930. Mais cela aurait-il été possible sans l’aide d’un brouillon ou de points de repères quand on considère la masse des faits et souvenirs qui y sont rapportés et quand on sait qu’il est alors âgé de soixante ans ?

Dans un manuscrit inédit (« Pourritures ») Bennabi nous apprend qu’en septembre 1939, avec le déclenchement de la seconde guerre mondiale, les autorités coloniales renforcent les mesures de surveillance des milieux politiques algériens. A Tébessa, la police procède à des perquisitions chez des particuliers. Il écrit : «La police commençait les perquisitions chez tout le monde. Je pris donc mes précautions. Je remis mes papiers dans une serviette à Khaldi qui la confia à sa brave mère». Que pouvaient être ces «papiers» sinon les supports de ses notes et des brouillons divers? Il nous apprend aussi qu’en juin 1951, dans un contexte similaire, il avait fait brûler par sa sœur aînée des « carnets de notes».

Quant au tome 2 de ses Mémoires, «L’Etudiant», il affirme l’avoir commencé le 21 février 1966 et achevé le 21 juillet 1967. On en déduirait qu’il a nécessité près d’un an et demi de travail, mais en fait il ne lui a pas consacré autant de temps. Je savais dès 1990 – quand j’ai pris connaissance pour la première fois du manuscrit de «Pourritures» – que «L’Etudiant» n’était qu’un des quatre chapitres de ce manuscrit de 373 pages rédigé entre le 1er mars 1951 et le 20 juin 1954. Rien ne dit d’ailleurs que la date du 20 juin 1954 et la page 373 signent la fin réelle de cet inédit. Tout indique au contraire que cette fin n’est pas «naturelle» car le récit s’arrête ex abrupto, ce qui n’est pas dans les usages de Bennabi qui signale systématiquement le début et la fin d’un travail.[1] 

Il faut savoir que c’est de justesse que les deux premiers chapitres de «Pourritures» n’ont pas connu le sort des carnets brûlés en 1951. Ils ont été sauvés par deux membres de l’Association des Oulamas, amis de Bennabi, Abderrahman Chibane et Brahim Mazhoudi, lesquels, étant venus les lui restituer (il les leur avait confiés quelques semaines auparavant), l’entendirent leur déclarer qu’il allait les détruire pour qu’ils ne tombent pas entre les mains de la police qui s’intéressait alors de près à lui. Mazhoudi lui arracha des mains l’enveloppe en lui disant : «Ils doivent rester pour l’histoire !». 

Autre particularité du manuscrit de «Pourritures» : à partir de la page 338, c’est-à-dire du 06 octobre 1953, Bennabi passe du style de rédaction littéraire à la prise de notes synthétiques et datées. Nous sommes déjà dans le style des « Carnets » et il en sera ainsi jusqu’à la mort de Bennabi qui, après la rédaction et la publication de «L’Etudiant» en arabe, ne s’est plus attaché à mettre en forme la suite de ses Mémoires soit parce qu’il ne le souhaitait plus, soit parce qu’il considérait que leur publication était inenvisageable. Mais il y pensait puisqu’on le voit écrire dans une note du 31 mars 1970 : «Je pense à ces «Mémoires d’un témoin du siècle » que je souhaite tant terminer malgré la trahison de la colonisabilité et le machiavélisme du colonialisme».

J’ai publié en 2007 l’histoire complète de la vie de Malek Bennabi sous la forme d’un livre de 550 pages paru aux Editions Samar sous le titre de « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant, l’Etudiant, l’Ecrivain, les Carnets ». Cette autobiographie, précédée d’une longue présentation de moi, a été soumise à sa famille pour agrément avant publication. Le livre se compose de deux parties connues (« l’Enfant », paru en français en 1965 à Alger et en arabe en 1969 à Damas, et l’ « l’Etudiant », paru en arabe en 1970 à Damas) et de deux parties inédites (« L’Ecrivain » et « les Carnets »). Au total, le lecteur francophone dispose avec ce livre de trois parties inédites sur quatre, encore que la première partie (l’Enfant), sortie il y a quarante ans, n’a pas fait l’objet de réédition ultérieure et a pratiquement disparu du marché. Il manque à cette autobiographie les périodes allant de juin 1954 à janvier 1958, de janvier à juin 1963 et de février 1964 à mai 1965 que nous pensons irrémédiablement perdues. 

L’existence de « Pourritures » et des « Carnets » nous révèlent un Bennabi qu’il importe de connaître autant que son œuvre publique. C’est là qu’on trouve les idées, les états d’âme, les commentaires, les impressions, les colères que lui inspirent les évènements politiques, culturels ou scientifiques. C’est là qu’il note tout ce qui lui traverse l’esprit, y compris ses rêves qu’il s’applique à interpréter à la manière de Jung, les comptes-rendus des livres qu’il lit ou des films qu’il voit car il aimait le cinéma. Le Bennabi qui en surgit est différent de celui qu’on connaît ; il est plus incisif, plus libre, plus vrai… Telle une ombre géante, l’arrière-pensée couvre la pensée proprement dite, lui donne une portée totalement inattendue, notamment sur le plan doctrinal, qui
nous révèle la face cachée de la pensée de Bennabi. 

Pourquoi ces « Carnets » ? Pour lui d’abord, pour ses besoins d’écriture et de repérage ; pour la postérité ensuite à laquelle il ne désespérait pas de faire parvenir son message, fût-ce de l’au-delà. Ils contiennent en vrac les pensées et arrière-pensées qui lui sont passées par la tête tout au long de son existence ; ce sont les éphémérides de son destin, de l’histoire de l’Algérie, de l’actualité mondiale… Les notes portent toutes un titre et ressemblent à des billets de presse. Elles sont rédigées le plus souvent dans le style des « considérations intempestives » de Nietzsche, c’est-à-dire assez courtes mais percutantes. Les plus difficiles à lire, les plus pathétiques, sont celles qui couvrent la dernière partie de sa vie au Caire de septembre 1960 à janvier 1963. 

Mme Rahma Bennabi a décrit dans sa préface à mon livre[2] les tourments qu’un sentiment de responsabilité morale évoluant avec le temps vers un sentiment de culpabilité a fait vivre à sa famille durant toutes ces années où elle avait sur les bras et la conscience la partie inédite de l’œuvre de Bennabi (manuscrits et Carnets) dont elle ne savait que faire en raison de la sensibilité en même temps que du caractère intime des documents.

Comment faire, en effet, pour les porter à la connaissance du public, tout en sauvegardant le caractère privé de la vie de l’homme ? Comment séparer les aspects purement personnels et familiaux de la pensée proprement dite ? La famille ne voyait pas autour d’elle qui pourrait se charger de cette tâche délicate et craignait une utilisation non-conforme à ses attentes. De mon côté, je ne cherchais rien. J’avais entendu parler, comme d’autres, de manuscrits laissés par lui mais personne ne pouvait confirmer ou infirmer leur existence. Il avait été même question de leur disparition du vivant de leur auteur. Je ne pouvais par conséquent vouloir me les procurer ou demander à les consulter.

Cependant, le destin devait en décider autrement. Une première fois en 1990, quand Mr Habib Mokdad mit entre mes mains le manuscrit de « Pourritures » pour décider de ce qu’il convenait d’en faire. Sa lecture m’avait bouleversé et ma réponse fut de déconseiller sa publication en l’état. Treize années devaient ainsi s’écouler sans que j’eus cessé de songer au sort d’une œuvre qui sombrait dans l’indifférence. Je me tenais informé de ce qui s’écrivait sur Bennabi en Algérie et à l’étranger, mais c’était pour constater que rien d’essentiel n’était dit ou fait à son sujet. 

Mais voilà qu’en mai 2003, l’ancien ministre algérien Mustapha Chérif vient me trouver pour me parler d’une activité dont l’avaient chargé les organisateurs de « L’année de l’Algérie en France » qui battait alors son plein sur le territoire de l’Hexagone : rendre hommage au siège de l’Institut du Monde Arabe à Paris à un ensemble de figures culturelles des deux pays (parmi lesquelles Malek Bennabi) qui avaient, au siècle dernier, tenté de maintenir au-dessus des conflits et des haines un dialogue entre les peuples algérien et français. Mustapha Chérif voulait que je sois présent au colloque pour présenter Bennabi et que je lui réunisse en attendant ce que je pouvais comme livres et documents pour les besoins d’une exposition. 

L’occasion m’inspira l’idée d’inviter l’ancien ministre libanais, Omar Kamel Meskawi, à venir à Paris pour dire quelques mots sur le penseur algérien auquel il était lié depuis 1956. Mais j’étais mortifié par le constat : il n’y avait rien, surtout en langue française (lui qui a écrit en français) à proposer à une exposition destinée à faire connaître l’œuvre de Bennabi en dehors de ses propres livres. C’est alors que je me décidai à réaliser un travail pour contribuer à combler ce vide. Lorsque je le terminai six mois plus tard, je le donnai par devoir moral à lire à Mr Habib Mokdad afin qu’il constate et se prononce sur l’utilisation que j’avais fait des éléments puisés dans l’autobiographie intitulée «Pourritures». Encouragé par son approbation, je lui signalai la faiblesse et l’imprécision du récit concernant la période 1954-1963, faute de données sûres. Je lui expliquai que l’occasion s’offrait de proposer une biographie complète et crédible de Bennabi, chose qui ne serait pas possible sans l’appui des documents laissés par le défunt si leur existence était avérée. 

Gagné à mes arguments, il initia des rencontres avec sa mère (la veuve de Malek Bennabi) que je connaissais bien et sa sœur, Mme Rahma, que je n’avais croisée dans la vie que deux ou trois fois. Cette dernière prit une copie de mon «draft» dont la deuxième partie, « La Pensée », était pratiquement achevée car indépendante de la biographie proprement dite et se donna le temps de la lire et de la donner à lire à sa sœur Imène. De nombreuses discussions devaient nous réunir quelques mois plus tard en Algérie puis aux USA à l’issue desquelles fut prise la résolution de me confier le fonds documentaire légué par Bennabi. C’est donc ce conseil de famille qui m’investit de sa confiance et c’est sous son égide et son contrôle effectif que j’ai placé la publication de mon livre et des « Mémoires ».

Aussitôt que je pris connaissance des documents, mon esprit fut assiégé d’appréhensions. D’un côté je relevais dans les manuscrits la volonté clairement affichée de Bennabi de voir sa vie et sa pensée portées à la connaissance de la postérité comme un complément l’une de l’autre. S’il ne l’avait pas voulu, il n’aurait pas écrit ni publié les deux premiers tomes des « Mémoires d’un témoin du siècle », ni gardé le manuscrit de « Pourritures » et les « Carnets » depuis et pendant plus de vingt ans. Il y voyait le réceptacle de ses pensées les plus importantes, celles qu’il n’a pu formuler publiquement, et nourrissait une grande peur pour leur sort comme on le constate à travers cette note du 09 mai 1969 où il dit : « Je suis certain que la haine bestiale que je sens autour de moi ne s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après ma mort, Mr X cherchera la moindre trace de mes écrits (surtout les carnets dont il connaît l’existence), même dans les tripes de mes enfants pour effacer toute trace de ma p
ensée. » 

A huit mois de sa mort, il confiait à la préface d’un texte inédit[3] son espoir que sa pensée et ses travaux lui survivent : «Dans les terribles conditions où je travaille, mon entreprise peut s’arrêter à cette simple préface. Dans ce cas, quelqu’un l’achèvera peut-être un jour en s’aidant de mes carnets et de mes manuscrits». 

Il est clair que non seulement Bennabi désirait que ses « Carnets » et manuscrits soient portés à la connaissance du public, mais qu’ils servent à la continuation de sa pensée. Ne voyant qui charger de cet office, et ses filles étant en bas âge, il s’en était remis au destin. S’il subsistait encore des doutes sur ses intentions, ils sont dissipés par la lecture de notes comme celles où il dit, songeant aux réactions du lecteur devant leur contenu : « Le lecteur qui lira mes notes de carnets… » (06 février 1970), « Je n’y peux rien si le lecteur de ces carnets y trouvera des contradictions…» (18 août 1970), « ceux qui liront ces notes après… » (13 janvier 1972).

D’un autre côté, je remarquai en confrontant la partie extraite de «Pourritures» sous le titre « L’Etudiant » avec le manuscrit que Bennabi l’avait adapté aux «nécessités» de l’édition. Il en a en effet retranché quelques paragraphes et adouci bien des jugements sur les personnages de son récit, certainement sous l’empire du « réalisme ». C’est cette version qui est donnée ici, à la différence de ce que j’ai fait dans mon livre où j’ai puisé dans la mouture initiale des éléments que j’ai jugés de nature à enrichir le récit. 

Mais comment faire pour les parties restées inédites, « L’Ecrivain » et surtout les « Carnets » ? Les questions que se posait la famille de Bennabi se transposaient en moi. Quels doivent être les critères et les limites de mon choix ? Sur quelles bases arbitrer entre ce qui est éligible à la publication et ce qui ne l’est pas ? Ne me reprochera-t-on pas du côté des noms cités une «sélectivité» intéressée, du côté de ceux qui ont tenté vainement de mettre la main sur l’héritage au cours des dernières décennies un «exclusivisme» suspect, et du côté des esprits chagrins quelque volonté de «manipulation»? Quoiqu’il en soit, je devais prendre mes responsabilités.

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Je les ai prises en tenant compte d’une donnée évidente, à savoir que Bennabi a vécu et écrit en des temps et des pays où la liberté d’expression et d’édition était fortement restreinte : à l’époque de l’Algérie coloniale, par l’administration française ; au Caire, par la censure officielle d’un Etat dont il n’était même pas un ressortissant ; après l’indépendance de l’Algérie, par le régime du parti unique et du monopole de l’édition qui ne lui a permis d’éditer depuis son retour en Algérie en 1963 à sa mort en 1973 que la partie la moins problématique de ses «Mémoires» («L’Enfant») et trois brochures [4] . Aucun de ses livres fondamentaux publiés sous l’occupation[5] ne fut réédité, pas plus que ceux publiés durant sa période d’exil en Egypte entre 1956 et 1963[6] ou ceux rédigés peu de temps avant sa mort[7] .L’Algérie importait bien des livres de l’étranger, mais pas ceux qui y paraissaient sous la signature de Bennabi.

Pour des raisons que l’on peut imaginer, il fallait que je procède moi-même à la saisie des manuscrits inédits, des « Carnets » et même, dans la foulée, du volume paru en français en 1965. Je m’étais entendu avec la famille que je ne prendrai de «Pourritures» et des « Carnets », suivant en cela le propre exemple de Bennabi, que ce qui a un rapport avec la pensée et les conditions dans lesquelles il a réalisé son œuvre, et laisserai de côté tout ce qui ne représente pas d’intérêt pour leur connaissance. Toutes les notes qui ne sont pas liées à une idée, une pensée, une situation ou à son parcours intellectuel et professionnel ont été écartées comme étant «hors sujet». 

Par contre, rien de ce qui importe pour une connaissance exigeante de sa vie et de sa pensée n’a été retranché, pas même ce qui peut être considéré comme susceptible de le desservir. Jamais je n’ai modifié une rédaction, altéré un sens, déformé un fait, ou voulu porter atteinte à l’honorabilité ou à la mémoire d’une personne. Au contraire. Les noms cités sont ceux de personnages publics, de protagonistes, de repères dans l’histoire récente du monde arabe et de l’Algérie et dans la vie personnelle de Bennabi. Ne sont évoqués que ceux des personnages auxquels il a eu affaire.

J’ai estimé que ses analyses, ses réflexions et ses pensées comptaient plus que les opinions, fondées ou non, qu’il a pu se former sur les hommes, ces acteurs d’un moment rencontrés sur son chemin. Il importait peu pour moi de savoir si ses appréciations sur les personnes ou ses interprétations des faits recoupaient la vérité historique ou morale ou si elles n’étaient que des points de vue subjectifs. En tout état de cause, je me suis efforcé de mener ce travail en conscience, avec le maximum de rigueur et d’objectivité, tout en préservant selon le vœu de la famille l’intimité de l’homme. 

Le lecteur doit savoir que mon livre renseigne davantage sur la vie de Malek Bennabi que les « Mémoires » car outre les éléments pris de cette autobiographie ou des autres documents où Bennabi parle de lui j’ai utilisé des données étrangères à ses propres sources, émanant des témoignages écrits de ses amis et du courrier échangé avec eux. De sa vie, la seule période qui restait problématique était celle allant de juillet 1954 à janvier 1958. Bennabi nous a lui-même instruits sur le sort des « Carnets » afférents à cette période : devant quitter précipitamment le Caire en 1963, il les a confiés à Omar Kamel Meskawi. Quand celui-ci les lui restitua en juin1969, il se rendit compte qu’il en manquait quelques uns et écrit dans une note du 23 juin 1969 : « Omar Meskawi me renvoie avec l’ingénieur Nadhir En-Nadjar les papiers que je lui avais confiés en 1962 ou 1963 au Caire, au moment où je me sentais traqué de toutes parts. Je voulais au moins sauver mes documents personnels : carnets et manuscrits ». 

Dans une note du lendemain, il revient s
ur le sujet avec plus de précisions : « En-Nadhir m’a déposé le paquet d’Omar Meskawi avec un mot de ce dernier alors que j’étais à Batna. Et naturellement, il n’a pas songé à joindre à son mot un état des papiers qu’il me renvoyait. Or je constate qu’il manque 3 ou 4 carnets de notes. Je ne reçois en effet que 3 seulement sur les six ou sept que je lui avais confiés. Mes mémoires sont donc amputés d’une partie. Et j’ai l’impression que la main qui les a amputés a fait un choix judicieux. Je suis sûr cependant que cette amputation n’a pas eu lieu chez Meskawi mais durant le voyage de Nadhir En-Nadjar, et très probablement à Alger, car je ne lui ai pas fait recommandation d’apporter directement les papiers chez moi à son arrivée. Il a dû les déposer à son arrivée dans son appartement, où il n’y a personne, avant de me les rapporter. Et le reste s’ensuit. Le reste, je le vois clairement puisque dans le paquet Mr X a eu soin de glisser la 4è partie de « Pourritures » qui avait disparu de chez moi, ici, il y a plus de deux ans ». 

J’ai fait de mon mieux pour combler ce déficit en m’aidant des archives et des fréquents flash back qui jalonnent les écrits de Bennabi, comme par exemple quand il se réfère à un carnet de septembre 1954 où il avait noté quelque chose à propos de la «pomme de Newton», ou à cette note du 31 mars 1970 où il dit : «Une pensée que j’avais inscrite dans mon carnet le 22 juin 1956 et qui traduisait mon sentiment au début de mon expérience au Caire me revient à l’esprit : «Je suis un atome engagé entre des forces colossales, mais un atome nécessaire au mouvement de la roue de l’histoire… Si l’atome n’est pas réduit en poussière de la poussière, ce sera miracle. Je l’ai échappé belle au Caire. Echapperai-je encore cette fois aux forces colossales qui m’écrasent en ce moment ? C’est l’objet de mon dialogue, en cet instant, avec le Ciel ».
J’ai présenté les « Carnets » à part dans les Mémoires parce qu’ils ne font pas matériellement partie de « Pourritures ». Ils doivent être regardés comme la suite logique et historique de l’ « Ecrivain ». Bennabi voulait que ses mémoires paraissent en trois parties qu’il voyait en mars 1951 selon les délimitations suivantes : « L’Etudiant » de 1931 à 1936, « Le Paria » de 1936 à 1945 et « L’Ecrivain » de 1946 à « nos jours ». C’est qu’au moment où il posait ces démarcations il n’était pas question de « L’Enfant », et ne pouvait être question des « Carnets ». Au nombre de 19, de format 11cm X 16cm et de volumes divers (de 74 à 360 pages), ils couvrent la période s’étalant de février 1958 à juillet 1973. Ils comportent un nombre total de 2211 notes qui vont d’une ligne à plusieurs pages sur lequel j’ai retenu moins de la moitié. 

Bennabi, comme on s’en doute assez maintenant, n’a pas eu toute latitude de publier son œuvre. Et même dans la partie qui l’a été, il ne s’est exprimé que dans les limites permises par le système du parti unique et la lutte idéologique. De son autobiographie, seuls les deux premiers volumes couvrant la période 1905-1939 ont été publiés, le premier en français (1965) et en arabe (1970), le second seulement en arabe (1970) malgré l’existence de la version française. L’œuvre autobiographique non publiée se compose de « Pourritures » qui couvre la période de 1939 à juin 1954 et des 19 Carnets, numérotés et datés feuillet par feuillet, écrits recto-verso, dans lesquels on découvre un homme aux prises avec les faits brûlants de l’actualité, enregistrant à chaud ses réactions qui, examinées avec le recul de quatre décennies, apparaissent comme de fines analyses, des saisies fulgurantes et des prémonitions qui se sont pour la plupart réalisées.

On se rend compte au fil de la lecture des « Carnets » qu’ils constituent la mine où il a puisé les matériaux premiers de certains livres ou articles de presse, qu’ils sont l’atelier où a été déposée la matière brute avant traitement, qu’ils sont le champ où ont été plantées les semences qui ont levé et donné lieu à la conception cohérente qui se dégage de son œuvre. Forcément, on ne manque pas d’y rencontrer aussi tout le registre des réactions humaines : la joie, la colère, la déception, le désespoir, l’exaltation, exprimés sans fard ni apprêt car c’est là qu’il rangeait les vases débordants et les coupes pleines, c’est là qu’il déversait son trop plein et laissait libre cours à sa hargne, c’est là qu’il jetait l’écume des jours et réglait ses comptes dans un flot cathartique ininterrompu. Ces Carnets, c’est une espèce de «kitab al-ayyam» (livre des jours) tenu dans un enchaînement tel qu’une fois une note rédigée, aucun retour en arrière ni correction n’est possible. C’est un brouillon devenu un propre. 

Dans la même journée, plusieurs notes aux thèmes différents, soigneusement datées et même minutées, sont composées qui se croquent comme des douceurs. C’est un impressionnant chapelet de petits textes bien ramassés, au sujet délimité avec une précision chirurgicale et au titre judicieux. Il en est qui sont amères comme des amandes, chargées de fureur comme de gros et méchants nuages, ou franchement hilarantes. Lourdes de sens, cinglantes ou déchirantes, elles sont aussi illuminantes que des fusées éclairantes. Ce sont les coulisses de la pensée bennabienne. 

N.B
[1] En effet, on relève sur la page où figure le titre «Pourritures» : «Commencé au Luat le 1er mars 1951 à 11h du matin». En haut de la page de l’ «Avant-propos», on lit : «01.03.51, 5h du soir » et en bas «01.03.51, 5h55». A la fin de la «Préface», on lit «Luat, 01.03.51, 5h du soir ». Le premier chapitre, «L’Etudiant», a été commencé le 02.03.51 à 11h30 et achevé le 19.04.51 à 15h. Le deuxième chapitre, «Le Paria», a été commencé le 19 à 15h45 et achevé le 13.05.51 à 15h45. Ce sont ces deux chapitres, qui couvrent la période septembre 1930-septembre 1939, qui forment le tome 2 paru en arabe. Le troisième chapitre, «L’Ecrivain», a été commencé au Luat-Clairet (Dreux) le 02.02.1952 à 12h25 et achevé le 24.02.1952. Le quatrième et dernier chapitre, «Le Muhadjer», a été commencé, sans indicati
on d’heure, le 22.09.1953. C’est celui-là qui s’arrête abruptement le 20 juin 1954. Dans les «Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant, l’Etudiant, l’Ecrivain, les Carnets » que nous avons édités en 2007 le «Paria» a été intégré à «L’Etudiant» et le « Muhadjer» à «L’Ecrivain».

[2] « L’Islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi », Ed. Samar, Alger 2006.

[3] «Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres», février 1973»

[4] «Perspectives Algériennes», «Islam et Démocratie» et «L’œuvre des orientalistes».

[5] «Le phénomène coranique», «Lebbeik», «Les conditions de la renaissance», «Vocation de l’Islam».

[6] «L’Afro-Asiatisme», «Le problème de la culture», «Idée d’un Commonwealth islamique», «La lutte idéologique en pays colonisés», «Naissance d’une société»…

[7] «Le problème des idées» et «Le musulman dans le monde de l’économie». 

Source: Le Soir d'Algérie, publié sur Oumma.com avec l'autorisation de l'auteur 

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