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Nous et l’esprit tribal

Au moment même où il établissait le principe du tawhid (l’unicité de la Divinité), l’islam déclarait un combat farouche à l’esprit tribal qui gouvernait l’Arabie. Les arabes de la période préislamique ne reconnaissaient en effet aucune autre allégeance qu’à celle qu’ils attribuaient au sang. Au-delà de leurs idoles, le primat du principe tribal déterminait leurs amours et leurs haines, leurs alliances et leurs inimités, la paix comme la guerre. Appartenant totalement à la tribu, ni les dieux ni les individus ne résistaient à son emprise. Ils perdaient en effet leurs droits face à ce principe qu’aucune valeur ne pouvait déloger du piédestal sacralisé sur lequel il trônait.

Cet état d’esprit tribal n’est pas exclusif à la société préislamique. Partout et de tout temps, confronté à sa fragilité, l’être humain aime se savoir protégé par les siens. Il croit trouver parmi ses frères et ses sœurs, ses semblables dans la foi, la race ou la nation, le refuge qui le prémunit contre les aléas de la vie et lui donne le courage de l’affronter en toute assurance. Ce n’est là qu’illusion, mais une illusion à laquelle nous adhérons tous volontiers tellement la vie nous paraîtrait rude sans elle. Laissée à elle-même, l’illusion devient très vite une prison dont il est difficile de s’affranchir. En contrepartie de ce sentiment d’appartenance nécessaire, quand bien même chimérique, l’individu devient donc l’esclave de sa collectivité, c’est-à-dire de l’esprit tribal qui lui dicte dorénavant non seulement son agir, mais également sa manière de pensée.

Pourtant, une fois bien compris, le tawhid a eu raison de cette idolâtrie du sang qui ne laissait aucune place ni à la raison ni au cœur. C’est que, par la voie du tawhid, l’islam, en tant que révélation divine, procède à un recentrage de l’être et de ses sentiments d’appartenance sur sa propre intériorité, le libérant de ses attaches familiales et sociales, donc culturelles, pour le ramener à son état naturel, sa fitra. “Nous appartenons à Dieu et à Lui nous retournons” [2 : 156]

Qu’en est-il aujourd’hui ? Sommes-nous, nous les musulmans d’Occident et d’ailleurs, les héritiers de l’Arabie préislamique ou les fidèles adeptes de cette religion qui l’a libérée du joug de la tribu ? Pour le savoir, il nous incombe de jauger nos comportements à l’aune des valeurs qui découlent du principe de la transcendance. Ci-après et brièvement, je présente quelque-unes de ces valeurs telles que je les comprends, en les contrastant à nos efforts pour les vivre, les défendre et les promouvoir.

D’abord, la liberté de l’homme sans laquelle la transcendance perd tout effet sur l’intériorité qu’elle aspire à réformer. Dans le discours coranique, l’homme était libre de croire ou de ne pas croire et n’avait plus, par ricochet, aucun droit de contraindre l’autre, quel qu’il soit, à quelque croyance que ce soit. Le fameux « nulle contrainte en religion » [2 : 256] n’était pas seulement un droit attribué pour les besoins d’un système à stabiliser, mais plus encore une condition nécessaire pour « l’opérabilité » pleine et entière de la transcendance elle-même.

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Ensuite, une fois établie, la liberté de chacun et de tous appelait, toujours selon l’esprit et la lettre du Coran, un principe régulateur nécessaire pour gérer les rapports conflictuels potentiels et probables que ces libertés individuelles, de par leur nature, allaient sûrement produire. C’est le principe de la justice, al-‘adl, qui, parce que moins naturel que la précédente valeur, se présente au croyant sous la forme du commandement formel : « Certes, Dieu commande l’équité, la bienfaisance et l’assistance aux proches. Et Il interdit la turpitude, l’acte répréhensible et la rébellion. Il vous exhorte afin que vous vous souveniez » [16 : 90].

Et pourtant… nos discours, nos attitudes, comme nos actes, laissent penser que ces notions, liberté et justice, ont perdu tout attrait pour nous. Comment en effet ne pas le croire quand on se refuse le droit d’exprimer nos divergences les plus légitimes de peur que les autres ne les utilisent contre nous ? Dire sa préférence de « laver le linge sale en famille », n’est-ce pas avouer sa soumission à l’esprit tribal ? Comment ne pas le penser quand on constate notre promptitude à condamner l’injustice qui nous touche et qui n’a d’équivalent que notre absence presque totale des luttes sociales qui importent à nos concitoyens ? Pire, comment peut-on oser qualifier de non prioritaire la cessation des injustices qui frappent nos coreligionnaires dans les pays musulmans, juste parce qu’elles se font impunément au nom de notre religion ?

Poser ces questions, c’est finalement rappeler notre devoir islamique de sortir de notre égoïsme pour vivre notre islamité sereinement, dans notre réalité actuelle, et non pas en fonction de nos phobies et de nos rêves. Car, si nous ne voulons pas offrir aux islamophobes et autres « ennemis de l’islam » l’occasion d’utiliser contre nous nos propres déficiences, il faut alors les corriger ou, à tout le moins, refuser qu’elles soient légitimées au nom de notre religion, au lieu d’exiger de nos intellectuels un mutisme qui les en rendrait complices. Le Prophète (Paix et Bénédictions sur lui) dit : « Celui qui ne fait pas état de la vérité est un diable muet » (assakitu aala al-haqi shaytanun akhrass).

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