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Mourir pour Israël, ou les impasses de la résolution 1701

Jouant les matamores, les dirigeants israéliens promettaient d’infliger une correction magistrale au Hezbollah : jugés indestructibles par les experts, les blindés de Tsahal ont pourtant été transformés en passoires. Incroyable mais vrai : avec leurs lance-roquettes et leurs kalachnikovs, les combattants du Hezbollah ont contraint les forces israéliennes à lâcher prise. Combatifs et disciplinés, les miliciens chiites sont les vainqueurs inattendus de cette guerre profondément asymétrique, où Israël disposait pourtant d’une écrasante supériorité matérielle. C’était inconcevable pour les admirateurs d’Israël, mais aucune dénégation verbale n’occultera désormais cette réalité : la plus puissante armée du Moyen-Orient a dû reculer face aux miliciens d’un parti politique libanais.

Les gains procurés à l’Etat hébreu par cette malencontreuse équipée au Liban-Sud, dès lors, paraissent dérisoires : le Hezbollah est toujours debout et son potentiel militaire encore menaçant. Auréolé par sa résistance à l’envahisseur, il jouit dans le monde arabe d’un prestige inégalé, qui transcende le clivage artificiellement entretenu entre sunnites et chiites. Au Caire par exemple, la vénération pour Nasrallah n’a d’équivalent que celle naguère vouée à Nasser, et elle fait entendre la même incantation « victorieuse ». En voulant donner à cette guerre un caractère punitif, Israël s’est manifestement puni lui-même : l’histoire retiendra que ses soldats ont été incapables de prendre une poignée de villages frontaliers et que son principal fait d’armes fut une campagne aérienne dévastatrice. Israël voulait éradiquer le Hezbollah : tout ce qu’il a réussi à faire est de massacrer des civils, essuyant par là même une double défaite, militaire certes, mais aussi morale.

Mais le bilan n’est guère plus flatteur sur le plan politique. Non seulement Israël cristallise l’hostilité et l’indignation d’une partie de la planète, mais les forces qu’il comptait mobiliser à son profit se dérobent. Les dirigeants israéliens espéraient dresser la majorité des Libanais contre le Hezbollah en frappant tous azimuts un petit pays fragilisé par ses divisions internes. Ils ont abouti au résultat inverse : stupides et meurtrières, les frappes aériennes contre le peuple libanais ont contribué à le souder, comme il fallait s’y attendre, autour de la résistance islamique.

Car les Libanais n’ont pas la mémoire courte : ils se souviennent qu’en 1982 l’armée israélienne a cruellement fait le siège de Beyrouth, tuant près de 15 000 personnes. Après avoir combattu durant trois mois, les forces de l’OLP durent quitter la capitale libanaise pour éviter sa destruction complète par l’artillerie et l’aviation ennemies. Tandis que l’armée libanaise restait l’arme au pied, Israël a imposé l’élection par le Parlement d’un président phalangiste. Cet allié imprudent l’a payé de sa vie trois semaines plus tard, et les chrétiens libanais furent pris au piège d’une allégeance catastrophique à l’Etat hébreu. Il a fallu vingt ans de harcèlement sans répit contre les troupes d’occupation pour obtenir leur départ, en mai 2000. Durant toutes ces années, l’âme de la résistance, ce fut le Hezbollah.

Lors du déclenchement des hostilités, le 12 juillet, les caciques de la politique libanaise rivalisèrent d’indignation pour incriminer « l’irresponsabilité » de la formation chiite. Mais depuis la déroute israélienne, le ton a changé. Pour ces ténors du système confessionnel, eux-mêmes ex-chefs de milices, faire le procès de la seule organisation de résistance libanaise qui ait contraint l’envahisseur à reculer tenait de la gageure. Et s’ils invoquent toujours le désarmement du Hezbollah prévu par la résolution 1559, c’est après avoir loué au préalable l’héroïsme de ses combattants face à « l’ennemi israélien ». Jusqu’au président chrétien de la République libanaise, le général Emile Lahoud, qui juge « honteux » de « réclamer le désarmement du Hezbollah au moment où le sang des martyrs n’a pas encore séché », et pose cette question de simple bon sens : « Comment peut-on nous demander de désarmer la seule force dans le monde arabe qui a pu rester debout face à Israël ? »

Reste que, sur le plan international, les dirigeants israéliens affirment avoir remporté une victoire politique avec le vote de la résolution 1701. L’assertion serait en partie vraie, assurément, si cette décision onusienne avait la moindre chance d’être appliquée. Car en réitérant l’exigence du désarmement du Hezbollah, puis en lui infligeant un embargo sur les livraisons d’armes, la résolution 1701 fait incontestablement la part belle aux demandes israéliennes. Fruit d’un compromis boiteux entre la France et les Etats-Unis, elle marque, en revanche, une hésitation significative quant au règlement politique du contentieux israélo-libanais. Elle fait, pour l’essentiel, comme s’il n’y avait pas de conflit entre les deux pays, mais un problème d’ordre public à la frontière.

Du contentieux israélo-libanais, le plan adopté à l’unanimité par le gouvernement de Beyrouth dressait pourtant l’inventaire précis : occupation illégale des fermes de Chebaa, détention de centaines de prisonniers libanais, viols répétés de l’espace aérien et des eaux territoriales libanaises, refus israélien de communiquer la carte des champs de mines du Sud-Liban. C’est pourquoi le président Chirac, dans le plan de paix présenté le 27 juillet, avait défini le cœur du processus comme un « règlement politique », seul susceptible de pérenniser la cessation des hostilités et de rendre possible le désarmement effectif du Hezbollah. Le « plan Chirac » prévoyait donc trois phases dont l’enchaînement répondait à la logique de la situation : cessez-le-feu immédiat, règlement politique « au fond », envoi d’une force internationale.

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Malheureusement, la résolution 1701 a mis l’accent sur la troisième phase en faisant l’impasse sur la deuxième : le texte onusien prévoit le déploiement des forces internationales et de l’armée libanaise au Liban-Sud, mais il renvoie le « règlement politique » aux calendes grecques. Tandis que le volet militaire du plan de paix est précis et explicite, son volet politique est particulièrement évasif. Pire encore, son application est différée dans le temps : le secrétaire général de l’ONU, en effet, est invité à présenter des « propositions » sur les fermes de Chebaa d’ici trente jours. Lesquelles ? On l’ignore. Quant au sort des prisonniers, il n’est pas traité avec le même empressement selon leur nationalité : la résolution demande « la libération inconditionnelle des prisonniers israéliens enlevés », mais elle se contente « d’encourager les efforts visant à régler d’urgence la question des prisonniers libanais détenus en Israël ».

Cette résolution de l’ONU est manifestement une cotte mal taillée et elle risque fort, dans ces conditions, de rester lettre morte. En un sens, c’est dommage : pour une fois que l’Etat d’Israël semblait se plier devant la loi internationale ! Dans Le Monde, un ancien ministre israélien des affaires étrangères relève ce paradoxe : après avoir traité par le mépris les résolutions onusiennes, Israël doit aujourd’hui admettre qu’il a fait une guerre pour obtenir une nouvelle résolution de l’ONU dont l’avenir est au demeurant très incertain : à chacun ses paradoxes … Il est fort peu probable, en tout cas, que cette résolution soit appliquée, et cela pour deux raisons essentielles.

C’est peu probable, d’abord, parce qu’on ne voit pas pourquoi le Hezbollah désarmerait. A défaut d’un règlement politique du contentieux israélo-libanais dont Israël n’a jamais voulu, c’est inconcevable. Ensuite, parce que personne n’est en position de force pour exiger le désarmement de la milice chiite : autant demander à un général victorieux de déposer les armes. En clair, l’improbabilité d’un règlement politique rend improbable le désarmement du Hezbollah, lequel rend improbable, enfin, l’accomplissement de sa mission par la « FINUL bis ». La focalisation médiatique sur l’envoi d’une force internationale agit, par conséquent, comme un prisme déformant. Elle empêche de voir que ce n’est pas l’obstination maladive des mollahs iraniens qui obère le retour à la paix, mais le refus réitéré de l’Etat hébreu de considérer le Liban comme un Etat souverain. Sinon, pourquoi le contentieux israélo-libanais n’a-t-il pas été réglé plus tôt ?

L’idée qu’on puisse mettre fin à la guerre larvée entre Israël et la résistance libanaise en dépêchant un corps expéditionnaire est donc parfaitement illusoire. C’est comme si l’on prétendait soigner un blessé en pansant la plaie sans l’avoir préalablement désinfectée. Le sanglant précédent de 1983 illustre l’incongruité de la démarche : envoyés au Liban pour empêcher les Libanais de s’entre-tuer, les soldats français furent pris pour cibles aux côtés de leurs « alliés » américains. Va-t-on, demain, faire mourir pour Israël des soldats français sur le sol libanais ? En réalité, l’envoi d’une force internationale au Liban-Sud n’a de sens que si le mandat est clair, mais surtout si les conditions politiques en sont réunies. Cette exigence figure en toutes lettres dans le processus de paix en trois phases, défini le 27 juillet par le président français, et dont le cœur se trouve être, précisément, un « règlement politique » qui est aujourd’hui aux abonnés absents.

Ces impasses de la résolution 1701, il va de soi qu’Israël en est parfaitement conscient. Mais elles lui permettent d’exercer une pression sur la communauté internationale qui constitue le prélude à un éventuel « second round » dans l’affrontement avec ses ennemis. Elles l’autorisent surtout à incriminer un coupable tout désigné, le Hezbollah, aussi longtemps que ce dernier ne rend pas les armes. Elles lui fournissent un argumentaire idéal pour mettre implicitement en accusation les Etats réticents à expédier leurs militaires dans ce guêpier. Meurtri par sa défaite militaire, victime d’une profonde crise morale, l’Etat hébreu ne se contentera pas d’une semi-victoire politique. Pourquoi résisterait-il à la tentation d’impliquer les Etats occidentaux dans une confrontation directe avec le Hezbollah ? Pour aucune des parties en présence, la guerre n’a évidemment rien résolu, et il est clair que la résolution 1701 ne résoudra rien non plus. Reste, pour l’Etat hébreu, à tirer le bénéfice maximum d’une situation de blocage qui l’autorise à s’exonérer de toute responsabilité, demain, dans une reprise des hostilités destinée à lui fournir enfin sa revanche.

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