Le caractère obligatoire du jeûne du mois du Ramadan pour les personnes adultes capables de l’accomplir est clairement prôné par le verset S2-V183. Le début de ce verset identifie les personnes exemptées de cette obligation. Le jeûne peut être, en effet, reporté pour les personnes malades ou en voyage.
Qu’en est-il alors pour les personnes en bonne santé et qui ne sont pas malades ? La deuxième moitié du verset S2-V184 est, à priori, claire là-dessus; mais pas pour la grande majorité des exégètes traditionalistes. Celle-ci exige aux non-jeûneurs une FIDYA (compensation), celle de nourrir un pauvre.
En exigeant aux croyants une FIDYA (compensation), et non pas une KAFFARA (expiation), le Coran autorise clairement les mahométans capables de jeûner de s’en affranchir. La fin du verset S2-V184 nous rappelle, toutefois, que celui qui se porte volontaire pour nourrir un pauvre tout en jeûnant est encore mieux pour lui. Par ailleurs, il fait savoir aux fidèles qu’entre le jeûne et la compensation, les plus pieux opteront pour le jeûne.
Pour l’économiste que je suis, la question qui se pose est la suivante: pourquoi jeûner est mieux pour nous que la compensation? Dans cette tribune, je vous propose un élément de réponse…
Commençons par la Mère du Livre
La sourate AL-FATIHA, ou la Mère du Livre, est l’une des sourates les plus récitées du Coran. Cette sourate commence par louer et glorifier Dieu, Le louer en récitant Ses noms, et en admettant qu’Il est le Maître du Jour du jugement. Trois versets clés s’en suivent :
- le premier est relatif à un engagement du récitant de n’adorer que Dieu (إياك نعبد);
- le deuxième précise qu’il n’implore que Son aide (وإياك نستعين); et
- le troisième correspond à une prière du récitant à Dieu de le guider dans le droit chemin (أهدنا الصِّرَاطَ الْمُسْتَقِيمَ).
La réponse à ma question se trouve dans la compréhension de ces trois concepts clés de la FATIHA, et probablement de tout le Coran; un Livre dans lequel tous ses concepts sont clairement et magistralement définis.
L’adoration de Dieu au sens coranique, l’imploration de Son aide, et le droit chemin
Le verbe arabe ABADA (عبد) est traduit en français par adorer. La première signification du verbe adorer n’est pas aimer passionnément mais plutôt rendre un culte à Dieu. Le choix du verbe adorer comme le synonyme français du verbe arabe ABADA reflète un quasi-consensus des exégètes musulmans qui considèrent que l’adoration de Dieu (عبادة الله) se fait par des pratiques cultuelles, telles que l’accomplissement des prières, le jeûne du ramadan, l’acquittement de l’aumône légale (la zakât), le pèlerinage à la Mecque, etc.
Un examen attentif des versets du Coran montre, toutefois, que cette traduction trahi le vrai sens de ce mot clé du Coran; à moins d’ajouter un troisième sens au verbe adorer. Dès lors, les AL-IBA-DA-TS (العبادات) ne sont pas des cultes rendus à Dieu. Malgré cela, je vais continuer à utiliser le verbe français adorer pour traduire le verbe arabe ABADA. Je préciserai ultérieurement le troisième sens qu’il faut assigner au verbe adorer; afin qu’il reflète la définition coranique d’AL-IBA-DA-TS (العبادات).
Les cultes ne sont pas des actes d’adoration (au sens coranique)
Plusieurs versets du Coran prouvent que les actes d’adorations (au sens coranique) de Dieu sont une chose, et les cultes qui Lui sont rendus en sont une autre. Voici deux preuves :
“Et il ne leur a été commandé que d’adorer Dieu, Lui vouant une fidélité exclusive en matière de religion, d’accomplir la prière et d’acquitter l’aumône légale. Et voilà la religion de droiture.” (S98-V5)
“Certes, c’est Moi Dieu: point de divinité que Moi. Adore-Moi donc et accomplis la prière pour que tu te souviennes de Moi.” (S20-V14)
Si le verbe ABADA voulait dire adorer (dans le sens de rendre un culte à Dieu), alors dire, par exemple, ‘Adore-Moi donc et accomplis la prière’ deviendrait un pléonasme; et le Coran cesserait d’être la parole incréée de Dieu! En réalité, ces deux versets distinguent, de façon claire et sans équivoque, entre l’adoration (coranique) de Dieu et les pratiques cultuelles. Par ailleurs, le commandement d’adorer (au sens coranique) Dieu précède toujours les commandements relatifs aux pratiques cultuelles.
Comment solliciter l’aide de Dieu ?
Dans la mesure où la préséance de l’adoration (coranique) de Dieu s’applique également à l’imploration de Son aide dès la FATIHA, nous pouvons déjà déduire que les commandements cultuels ont pour objectif de nous aider à remplir les exigences inhérentes à l’adoration de Dieu. Cette déduction logique est confirmée par le verset S2-V153 :
“O les croyants! Aidez-vous avec l’endurance et la prière. Dieu est avec les endurants.”
Ainsi, la sollicitation de l’aide de Dieu se fait en Lui rendant des cultes, avec la prière, le jeûne (l’un des meilleurs moyens pour développer l’endurance), le pèlerinage… Par ailleurs, rendre culte à Dieu fait partie de la piété des cœurs, comme le montrent de nombreux versets, dont le verset S22-V32 est probablement le plus illustratif:
“Et quiconque exalte les cultes de Dieu, s’inspire en effet de la piété des cœurs.”
Cela signifie que les pratiques cultuelles doivent être des actions purement spirituelles, passionnelles, que le croyant accomplit de lui-même, sans contrainte, ni par peur ni par avidité. Pour cette raison, le Coran a soumis toutes les pratiques cultuelles au principe de : à l’impossible nul n’est tenu, et à chacun selon ses capacités (physiques, financières, psychologiques…). Le verset S64-V16 est à ce sujet très clair:
“Soyez pieux envers Dieu autant que vous le pouvez.”
À titre illustratif, le jeûne du ramadan peut être reporté en cas de maladie ou de voyage, le pèlerinage n’est prescrit que pour ceux qui sont capables (physiquement et financièrement) de l’accomplir, etc.
L’adoration de Dieu au sens coranique
Dieu a prescrit les pratiques cultuelles pour renforcer l’endurance de Ses adorateurs et les aider à L’adorer. Le Coran ne suggère pas d’ailleurs que l’adoration de Dieu est le but de la création (S51-V56). La question est donc : comment L’adorer ? La réponse est donnée par plusieurs versets. Ils expliquent tous que l’adoration de Dieu se fait en suivant son droit chemin :
“Dieu est mon Seigneur et Le votre. Adorez-Le donc: voilà le droit chemin.” S3-V51
“Et adorez-Moi, voilà le droit chemin.” S36-V61
Définition du droit chemin
Le droit chemin coranique n’est pas le long chemin de fer tranchant sur lequel les mécréants marcheront le jour du jugement; comme le prétendent les interprétations traditionalistes de nos ulémas éclairés! Ce concept est également défini dans un Livre dans lequel tous ses concepts sont clairement et magistralement expliqués:
“Dis: « Venez, je vais réciter ce que votre Seigneur vous a interdit: (i) ne Lui associez rien; et (ii) soyez bienfaisants envers vos père et mère. (iii) Ne tuez pas vos enfants pour cause de pauvreté. Nous vous nourrissons tout comme eux. (iv) N’approchez pas des turpitudes ouvertement, ou en cachette. (v) Ne tuez qu’en toute justice la vie que Dieu a fait sacrée. Voilà ce qu’Il vous a recommandé de faire; peut-être comprendrez-vous. (vi) Et ne vous approchez des biens de l’orphelin que de la plus belle manière, jusqu’à ce qu’il ait atteint sa majorité. (vii) Et donnez la juste mesure et le bon poids, en toute justice. Nous n’imposons à une âme que selon sa capacité. (viii) Et quand vous parlez, soyez justes même s’il s’agit d’un proche parent. (ix) Et remplissez votre engagement envers Dieu. Voilà ce qu’Il vous enjoint. Peut-être vous rappellerez-vous. Et voilà Mon droit chemin, suivez-le donc; et ne suivez pas les sentiers qui vous écartent de Sa voie.» Voilà ce qu’Il vous enjoint. Ainsi atteindrez-vous la piété.” S6-V151:153
Adorer au sens coranique signifie donc être animé par une profonde volonté d’obéir, jovialement, aux prescriptions de Dieu qui définissent le droit chemin coranique; afin d’atteindre la piété de la droiture (à distinguer de la piété des cœurs définie plus-haut).
Adorer Dieu implique une connexion permanente des adorateurs, libres, non-soumis, avec le Créateur (S51-V56). Cette connexion continue se fait, en premier lieu, avec la foi en un Dieu unique. En second lieu, elle se fait à travers nos relations quotidiennes et multiformes avec autrui. Celles-ci doivent être basées sur le respect de nos engagements (sentimentaux, moraux, financiers..) envers nos parents, les personnes à notre charge (enfants, orphelins…), la société (respecter la sacralité de la vie, dire la vérité en toute circonstance), nos partenaires de vie (épouses ou époux en évitant les turpitudes), et nos partenaires de travail (ne pas tricher dans les mesures, les poids, respecter les échéances, les dispositions contractuelles…). En résumé, le second lien se fait avec le travail bien fait (العمل الصالح).
Le verset ci-dessous résume le lien indéfectible entre l’unicité de Dieu (التوحيد) et Son adoration (العبادة) qui se traduit dans notre vie quotidienne et nos relations avec autrui par le travail bien fait (العمل الصالح):
“Dis: Je suis en fait un être humain comme vous. Il m’a été révélé que votre Dieu est un Dieu unique! Quiconque, donc, espère rencontrer son Seigneur, qu’il fasse bien son travail et qu’il n’associe dans son adoration aucun autre à son Seigneur.” S18-V110
Les adorateurs de Dieu sont donc appelés à respecter des règles de savoir vivre humaines, universelles, de justice infinie et de suprême droiture. Elles doivent se traduire par l’intégrité et la droiture dans toutes les actions des musulman(e)s, et toutes leurs relations, quotidiennes avec autrui (y compris avec leurs adversaires), ce que le Coran résume par le travail bien fait. Dans le Coran, l’exigence de bien faire son travail n’est jamais dissociée de l’exigence de croire au Dieu unique; comme le montre plusieurs versets (S5-V69, S18-V30, S18-V110, S4-V122:124, parmi bien d’autres). Les pratiques cultuelles ont pour objectif de faciliter l’adoration de Dieu. Elles deviennent veines si elles ne font pas des musulman(e)s des personnes plus productives, plus droites et plus justes dans toutes les tâches quotidiennes qu’elles nous accomplissent (S29-45). Elles deviennent veines si elles ne font pas des pays peuplés majoritairement par des musulman(e)s des pays plus prospères et plus égalitaires.
Le Coran autorise-t-il les croyants à ne pas jeûner?
Personne ne peut évidemment contester le caractère obligatoire du jeûne du mois du ramadan pour les personnes adultes; et capables de l’accomplir. Le verset S2-V183 est très clair à ce sujet. Le début du verset S2-V184 énonce les personnes exemptées de cette obligation. Le jeûne peut être en effet reporté pour les personnes malades ou en voyage. Qu’en est-il alors pour les personnes en bonne santé et qui ne sont pas malades? La deuxième moitié du verset S2-V184 est, à priori, claire là-dessus mais pas pour la grande majorité des exégètes traditionalistes :
“Et pour ceux qui le supportent (qui peuvent l’endurer), il y a une compensation: nourrir un pauvre.” | وَعَلَى الَّذِينَ يُطِيقُونَهُ فِدْيَةٌ طَعَامُ مِسْكِينٍ |
“Et si quelqu’un fait plus de son propre gré, c’est pour lui;” | فَمَن تَطَوَّعَ خَيْرًا فَهُوَ خَيْرٌ لَّهُ |
“Mais jeûner c’est mieux pour vous; si vous le saviez!” | وَأَن تَصُومُوا خَيْرٌ لَّكُمْ إِن كُنتُمْ تَعْلَمُونَ |
Le verbe arabe TA-A-KA (طاق) a été compris quasi-unanimement par les exégètes dans le sens de supporter avec une grande difficulté. Même s’il s’agit de l’un des sens possibles de ce verbe, qu’on peut trouver dans tous les dictionnaires de la langue arabe, il n’est pas le sens le plus commun. Le premier sens de ce mot est supporter, peut supporter, peut endurer, peut le faire, avoir l’énergie de le faire. D’ailleurs, le nom AL-TA-A-KA (الطاقة), qui signifie l’énergie, est dérivé de ce verbe. Plus important encore, le Coran lui-même infirme le sens donné par les exégètes traditionalistes pour les deux raisons suivantes :
- Le verset S2-V184 recommande de nourrir un pauvre à titre de compensation pour chaque jour non-jeûné. Une telle recommandation ne peut pas être imposée à celles et ceux qui ne peuvent supporter le jeûne qu’avec une grande difficulté!
- Le même verset recommande de privilégier le jeûne à la compensation, dans la mesure où “(…) jeûner c’est mieux pour vous; si vous le saviez!” Faut-il donc comprendre que le jeûne pour celles et ceux qui ne peuvent le supporter qu’avec une grande difficulté sera mieux pour eux que nourrir un pauvre?
Rappelons que les pratiques cultuelles font partie de la piété du cœur. Elles sont donc soumises au principe à chacun selon ses capacités; comme le précise le verset S64-V16 (“Soyez pieux envers Dieu autant que vous le pouvez“). La conclusion du verset S2-V184, “Mais jeûner c’est mieux pour vous; si vous le saviez!”, ne peut donc en aucun cas être adressée à celles et ceux qui ne peuvent supporter le jeûne qu’avec une grande difficulté! Cette interprétation est également en totale contradiction avec le verset suivant, toujours à propos du jeûne du ramadan :
(…) Dieu veut pour vous la facilité, Il ne veut pas la difficulté pour vous. S2-V185
Le verset S2-V184 autorise donc les adultes capables physiquement de jeûner de s’en dispenser. Pour cela, le non-jeûneur doit s’acquitter d’une compensation (فِدْيَةٌ), celle de nourrir un pauvre. Assez remarquablement, le verset S2-V184 n’utilise pas le terme expiation (كَفَّارَةٌ) pour la dépénalisation de chaque jour non-jeûné. Dans le Coran, le terme expiation est exclusivement réservé aux pécheurs qui désirent se racheter après une transgression d’un interdit sacré (محرم).
Remarques en guise de conclusion
Mettre les pratiques cultuelles au centre de la religion la vider de sa valeur travail ainsi que de ses valeurs humaines et universelles. Ce faisant, les musulmans ont rempli les mosquées et déserté les usines et les champs. Ils ont bien investi dans la construction de mosquées, mais ils n’ont pas déployé autant de ressources pour l’éducation, la recherche et développement et la santé. En privilégiant les pratiques cultuelles au détriment de l’adoration de Dieu, les musulmans ont oublié qu’on doit rendre culte à Dieu pour solliciter Son aide de nous guider vers le droit chemin. Ce malheureux constat pose la question suivante : les musulmans ont-ils cessé d’être des musulmans? Ont-ils oublié qu’en retour au don de Dieu de la planète terre à l’Homme, la terre entière doit être un lieu d’adoration de Dieu?
Si les musulmans étaient des adorateurs de Dieu au sens coranique, et s’ils jeûnaient dans la bonne humeur et la volonté de servir leurs concitoyens, la production et la productivité auraient enregistré des sauts significatifs pendant le mois du ramadan. Si tel était le cas, le premier président tunisien aurait bien compris pourquoi selon la fin du verset S2-V184 :
“Mais jeûner c’est mieux pour vous, si vous le saviez!”
Jeûner serait même plus bénéfique pour les pauvres que la prise en charge de leur nourriture par les non-jeûneurs, capables physiquement de jeûner. Avec la hausse de la productivité des adorateurs de Dieu, l’État aura les moyens d’offrir des formations qualifiantes aux pauvres pour qu’ils apprennent à pêcher eux-mêmes le poisson, et ne plus dépendre de la compensation des non-jeûneurs…
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