À l’heure où la droite française relance une n-ième offensive idéologique antimusulmane, l’APCV de Saint Denis (Association de promotion des cultures et du voyage) organise, le samedi 12 mars à 14H00 [1], une rencontre-débat autour du thème Islam, laïcité, islamophobie, avec Rachid Aous (auteur de l’ouvrage Aux origines du déclin de la civilisation arabo-musulmane), Abdelaziz Chaambi (président de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie) et Pierre Tevanian (auteur de La République du mépris, Le voile médiatique et La mécanique raciste). En préambule à cette rencontre, le texte qui suit propose, en se concentrant sur le cas du racisme antimusulman, et plus spécifiquement encore sur la voilophobie, une critique des discours convenus de l’antiracisme d’État, qui réduisent le racisme à la « haine de l’autre ». Il y oppose une tout autre analyse : la haine existe bel et bien, elle a même tendance à prospérer en ce moment, mais elle n’est pas le fondement du racisme, mais au contraire le signe d’une crise du racisme.
Il faut en effet le souligner : le racisé n’est perçu et traité comme un corps furieux, menaçant et haïssable que lorsqu’il refuse sa position subalterne et s’affirme avec trop de détermination comme un égal. Inversement, lorsque l’ordre social et symbolique inégalitaire demeure incontesté, le racisé demeure invisible et bénéficie même d’une certaine forme de sympathie, en tant que loyal serviteur [1].
Le récent déchaînement de violence et de furie prohibitionniste contre les filles voilées, par exemple, ne marque pas l’émergence d’un nouveau racisme : il constitue plutôt la forme réactive et exacerbée qu’a prise un racisme très ancien au moment où les racisées l’ont mis en crise. La haine qui s’est abattue à partir de 2003 sur ces femmes peut en effet être comprise comme une réaction de panique qui s’est emparée des gardiens de l’ordre social et symbolique raciste face à l’émergence d’une génération de jeunes musulmanes sûres d’elles même, de leur choix et de leur bon droit, face à leur insertion dans le paysage français et face à leur accession progressive à des espaces sociaux qui leur étaient jusqu’alors interdits par les lois non-écrites de la bienséance républicaine – l’école, l’université, les emplois qualifiés et le monde associatif et politique.
En d’autres termes, si les filles voilées n’ont pas été confrontées à une telle haine au cours des décennies précédentes, ce n’est pas parce que le racisme anti-arabe et anti-musulman n’existait pas, mais bien au contraire parce qu’il était beaucoup plus fort et incontesté : les femmes voilées étaient pour l’essentiel des mères au foyer ou des femmes de ménage, invisibles socialement, et la pression sociale intégrationniste dissuadait de toute façon les autres d’user de leur droit de porter le voile à l’école ou au travail. Les lois de prohibition et les campagnes de dénigrement n’étaient pas à l’ordre du jour pour la simple raison que sauf exception, les femmes voilées n’accédaient de toute façon pas à l’école et l’université, ni sur le marché de l’emploi – ou bien en faible nombre et à des places très subalternes. C’est uniquement lorsque leur exclusion sociale de facto a pris fin que le vote d’une loi de prohibition s’est imposé comme ultime rempart.
La loi anti-foulard du 15 mars 2004, comme la loi anti-burqa de 2010 et comme toutes les offensives idéologiques ciblant les voiles, les barbes, les « prières de rue », le label halal – et en définitive toutes les manifestations d’islamité – doit en somme être considéré à la fois comme un recul grave sur le plan juridique et politique et comme un signe plus positif d’un point de vue sociologique, dans la mesure où elle révèle, en s’y opposant, un progrès de l’égalité sociale – suffisamment marquant pour inquiéter les gardiens de l’ordre inégalitaire et les pousser à l’extrême.
La question qui se pose dès lors est de savoir ce qui, de la dynamique sociale égalitaire ou du contre-feu étatique, va l’emporter. Car s’il est certain que la perte de sang froid, le déferlement d’injures et le recours à la prohibition trahissent une perte de puissance et de confiance des dominants, il n’est pas moins certain que les campagnes de diabolisation et les lois de prohibition transforment radicalement le rapport de force et tendent à renvoyer les femmes voilées dans l’inexistence sociale. Rien n’est joué, même si l’on joue – comme toujours dans une situation de domination – à armes inégales.
On peut d’ailleurs généraliser cette analyse, en interprétant de manière analogue l’actuelle libération de la parole raciste – des éditoriaux arabophobes et islamophobes de Philippe Val ou Christophe Barbier au sidérant Discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, en passant par les élucubrations d’Alain Finkielkraut et par l’avalanche de campagnes médiatiques arabophobes ou islamophobes (affaires de voile ou de burqa, lois de circonstance, affaire du RER D, affaire des caricatures de Mahomet, affaire Redeker, limogeage des bagagistes de Roissy, affaires du « mariage annulé » et du « tournoi de basket non-mixte » et mille autres…) sans oublier les sinistres épisodes du Ministère et du Débat sur « l’identité nationale », ou les accusations absurdes de « racisme anti-blancs » qui furent proférées contre les Indigènes de la République par le ministre Brice Hortefeux [2]. La tonalité souvent haineuse, bête et méchante de ces discours est à la fois inquiétante en tant qu’elle attise et légitime les tendances racistes dans l’ensemble de la population, et symptomatique d’une salutaire crise de l’ordre social et symbolique raciste.
Car si la parole haineuse prolifère ainsi, jusqu’au sommet de l’État, c’est que désormais plus rien ne va sans dire. La forteresse raciste est assiégée. Les sans-papiers sortent de l’ombre et réclament leur dû. Les détenus brûlent leur centre de rétention. La jeunesse – et plus largement la population – non-blanche refuse de plus en plus la posture de profil bas et d’hyper-correction que leur impose l’idéologie intégrationniste, manifeste ostensiblement sa référence musulmane ou son identité « lascarde », exige le respect et demande des comptes. La monopolisation des postes de pouvoir politique, économique et médiatique par des Blancs est plus que jamais mise en question, aussi bien par des activistes « radicaux » comme les Indigènes de la république que par des lobbies « respectables » comme le CRAN (Conseil représentatif des associations noires). Le débat est ouvert sur la nécessité de nommer et compter les blancs et les non-blancs afin de lutter contre les discriminations [3]. Le passé colonial et son occultation sont mis en cause…
Bref : à une situation de domination tranquille a succédé une situation de domination inquiète, menacée, et de ce fait plus loquace et plus agressive.
D’une telle situation de crise peut émerger le pire (un violent backlash raciste, dont nous voyons aujourd’hui se multiplier les terrifiants symptômes) comme le meilleur (un réel enrayement de la mécanique raciste). Nul ne peut en vérité prévoir qui, des gardiens de l’ordre raciste ou de ses adversaires, est en mesure de l’emporter. Raison de plus, si l’on se veut réellement antiraciste, pour entrer en lutte.
P.S. Une précédente version de ce texte est parue dans La mécanique raciste, publié en septembre 2008 aux éditions Dilecta.
Notes :
[1] Dans le second chapitre de La mécanique raciste. Cf. aussi « Le corps d’exception et ses métamorphoses », Deuxième partie
[2] Sur ces différents points, cf. notamment les articles suivants, publiés sur le site www.lmsi.net : Pierre Tevanian, « Philippe Val est un raciste » ; Achille Mbembe, L’Afrique de Nicolas Sarkozy ; Collectif Les mots sont importants, « Finkielkraut n’est qu’un symptôme » ;
Pierre Tevanian, « Une révolution conservatrice dan la laïcité » ; Collectif, « Marie n’est pas coupable ! Pour une lecture politique de l’affaire du RER D » ; Laurent Lévy, « Un gros mot. À propos du ministère de l’identité nationale ». Et sur d’autres sites : « Bagagistes de Roissy : un racisme d’État » ; « Face au MIR, Hortefeux fait front… national » ; « Petite leçon de français d’une sous-sous-chienne aux souchiens malentendants » (www.indigenes-republique.org) ; « Relançons le débat sur l’Islam » , sur l’annulation du mariage de Lille). La plupart de ces campagnes racistes sont évoquées également dans Pierre Tevanian, La république du mépris. Les métamorphoses du racisme dans la France des années Sarkozy, Editions La Découverte, 2007
[3] Cf. Pap Ndiaye, « L’étrange carrière de SOS Racisme » ; Patrick Simon, « Comment la lutte contre les discriminations est-elle passée à droite ? » ; et la pétition de chercheurs « Enquête sur la diversité : le savoir que refuse SOS Racisme ». Ces trois textes sont publiés sur le site http://urlseek10.vmn.net/search.php… Cf. également Patrick Simon, « Qu’est-ce qu’une politique contre les discriminations ? » et « Le rôle des statistiques dans la transformation du système des discriminations », seminaire.samizdat.net.
Samedi 12 mars, 14H00-18H00. Rencontre-débat : Islam, laïcité, islamophobie. Salle du Conseil municipal, Hôtel de ville. Place Victor Hugo, Saint Denis (Métro : Basilique St-Denis, ligne 13). Avec : Rachid Aous (auteur de l’ouvrage Aux origines du déclin de la civilisation arabo-musulmane), Abdelaziz Chaambi (président de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie), Pierre Tevanian (auteur de La République du mépris, Le voile médiatique et La mécanique raciste). Réservation recommandée : [email protected]
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