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L’islam industriel

« Depuis notre naissance, nous vivons dans un monde gris et rouillé qui nous étouffe, un monde puant la fumée, le charbon, la sueur et le vin, un monde où les chants d’oiseaux sont assassinés par le bruit de la ferraille, le ronflement des machines, le sifflement des trains et les hurlements des sirènes »
Yvon REGIN , Les Automnales

Calendrier islamique offert par le CE de Peugeot

« On pourrait se lever dans la torpeur du néant et voir passer les mois – les années peut-être, pourquoi pas ? De compte à rebours en compte à rebours, la journée finit toujours par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai péril est là. L’engourdissement… »
Robert LINHART, L’établi

A une époque ne pas croire fut l’hérésie suprême.
Odon Vallet

 

L’histoire de la présence de l’islam en France et en Europe est séculaire, la toponymie des lieux et les descendants des maures sous l’appellation des Morins en témoignent encore et toujours. Néanmoins, plus proche de nous, c’est au XXème siècle, que l’arrivée massive de travailleurs maghrébins venus ou sollicités pour travailler et reconstruire la France après 1945, marque  le début d’une visibilité de l’islam, car il n’était guère fait de différence à partir des années 1970 entre Arabes, maghrébins et musulmans dans les appellations issues de la colonisation. C’est au sociologue italien Felice Dassetto que l’on doit cette expression « d’islam transplanté » empruntant à la médecine et à la botanique la métaphore de la greffe d’un corps social étranger ou vu comme tel, en terre occidentale après la seconde guerre mondiale. Proposant un schéma de la visibilité de l’islam en Europe en trois temps, il évoque à ce titre la présence silencieuse et discrète des travailleurs immigrés maghrébins en France ou en Belgique à partir des années 1960. Puis l’islam des descendants de ces primo-migrants qui se fera sur un registre physico-vestimentaire plus visible et plus engagé.

Cette visibilité des années 1990 aboutira aux premières affaires de foulards en 1989 tandis que fleurissent barbes et habits traditionnels islamiques chez les jeunes hommes. Enfin un islam « néo communautaire » selon la formule de Farhad Khosrokhavar se fait jour à la fin de la décennie 1990,  où le sentiment d’appartenance à la nation, à la modernité et à l’islam va de pair avec une communauté revisitée sur un ensemble de traits communs (immigration, exclusion, stigmatisation). Nous allons voir comment existent des « liens profonds » entre immigration et islam au sein de l’entreprise. C’est par une enquête avec entretiens et observations participantes en tant « qu’établi » (sociologue employé lui-même chez Peugeot et partageant la vie ouvrière) que nous avons élaboré cette première esquisse.

1- Islam industrieux, islam industriel : le cas de PSA Peugeot Citroën

L’usine est souvent ce lieu de convergence de destins hétérogènes entre des ouvriers provenant des quatre coins de l’hexagone ou des strates les plus pauvres de toute l’Europe, et du Maghreb par le biais de recruteurs venus cherchés sur place « de la chair laborieuse et bon marché », véritable traite en direction de la jeunesse solide des ex- colonies. Après la seconde guerre mondiale, la France fait appel à une main-d’œuvre « puisée » dans ses anciennes colonies, viendront alors sur le territoire national, des travailleurs dans les industries minières, métallurgiques ou automobiles pour des travaux harassants voire dangereux. En effet, la proportion majoritaire de ces ouvriers, travailleurs immigrés maghrébins ou africains se confirme maintenant par leurs enfants, largement surreprésentés (autour de 70 %) dans l’industrie automobile sur certains sites. Il nous est donc paru intéressant au moment même où un dossier du Centre Français de recherches sur le renseignement, publie dans un rapport les résultats d’une enquête sur « le prosélytisme dans les entreprises françaises » (AFP et journal 20 minutes du 12/10/2005), d’analyser comment le fait religieux musulman est géré dans une grande entreprise nationale.

Présent à Mulhouse, Sochaux, c’est sur le site de Peugeot Citroën ([1]) à Poissy ([2]) (Yvelines) que nous avons décidé de mener cette recherche en région parisienne. Ce choix est justifié par l’ancienneté de la présence de travailleurs musulmans à cet endroit, et de son important contingent en termes numériques jusqu’à aujourd’hui. Deuxième groupe européen, et présent dans 140 pays, l’entreprise Peugeot PSA Poissy compte sur le site de Poissy 8000 salariés dont 1500 intérimaires. Entre 30 et 70 % des effectifs sont d’origine musulmane (africains, turcs, pakistanais) ou sont immigrés maghrébins avec une forte proportion en provenance du Maroc. Le Groupe Peugeot qui compte en France 127 950 salariés dont 20 % sont des femmes, a réalisé un chiffre d’affaire de 3 milliards d‘euros dans l’hexagone. Comment l’islam s’est installé historiquement dans l’entreprise ? Quelle visibilité et quelles pratiques de cette religion sont tolérées dans l’espace public de l’entreprise ou sur le lieu de travail ? Voilà quelques axes que cet article se propose d’examiner.  Un article, qui fruit de plusieurs mois d’entretiens et d’observations présente un aperçu de la pratique religieuse musulmane à l’usine.

Un renouvellement des études sur le monde ouvrier s’est ouvert d’ailleurs avec la publication en 1995 de la misère du monde de Pierre Bourdieu accordant une place « aux gens de peu » comme l’écrivait Pierre Sansot. Des romans autobiographiques allant aussi dans ce sens nous plongent dans le milieu ouvrier en crise avec « Daewoo », le roman de François Bon paru chez Fayard en 2004 et « Carnet d’un intérimaire » de Daniel Martinez paru en 2003 chez Agora pour ne citer que ceux-là.   Mais, on s’est fort peu intéressé aux croyants et aux pratiques religieuses dans l’espace professionnel et le monde ouvrier souvent considéré comme strictement neutre, laïc, compétitif et hiérarchique.

Or, la sociologie parmi les ouvriers ou le sociologue à l’usine est une tradition des années 1970 inaugurée probablement par Alain Touraine dans les usines Renault dans les années 1950. La littérature et la sociologie ont toujours décrit l’usine comme un lieu dichotomique et paradoxal. L’usine est d’abord un lieu clos, fermé régi par des règles internes de nature carcérales ou policières frisant parfois la dictature : interstice social entre des hiérarchies dirigeantes et des classes laborieuses, forces motrices d’une production de masse. C’est un lieu qui, comme le rappellent les citations introductives, consomment les matières premières autant que les hommes, mais aussi  leur temps et leur vie au rythme implacable d’une chaîne de production de plus en plus compétitive, et sous les coups de boutoir des lois du marché mondial. « L’usine, c’est la prison. On y entre un jour pour en ressortir vieux et usé sans avoir connu aucune liberté dedans ou dehors…encore et toujours les tournées et la chaîne qui nous bouffe » nous dit Nanard.

Une hiérarchie infinie structure et symbolise l’ordre des choses par un jeu d’opposition entre statuts marquant la distinction ([3]) entre les individus : Les cols bleus (ou gris) et les cols blancs, les femmes et les hommes, les ouvriers et les agents de maîtrise, les gens « normaux » et les travailleurs handicapés… c’est la logique du rapport de domination que la lecture marxiste a cristallisé. L’usine c’est aussi, comme l’ont noté nombre d’études dont celle de Renaud de Sainsaulieu ([4]), le lieu de la diversité et de l’expression des cultures. Les relations entre les travailleurs sont souvent fusionnelles ; mais contre le pouvoir, est valorisé le collectif comme refuge et protection selon cet auteur. Les relations entre ouvriers sont marquées par cette grande richesse affective. En témoignent les surnoms que nous avons recueillis nous- mêmes tout au long de cette enquête : L’américain, Abdel, Sergent Garcia, CRS, Evreux, Balladur, Hassan II, Nanard, Momo, Pupuce, soldat, Z’oreille, Canaque, Kardech, Tunisien…autant de surnoms, sonorités multiculturelles et bigarrures, de sobriquets en référence à la ville ou au pays d’origine, au faciès ou à la corpulence, à la sympathie ou à l’amicale moquerie. Surnoms charriés par une même quotidienneté monotone et répétitive : celle de l’usine.

L’islam est donc venu s’inscrire très tôt et de manière négociée dans les entreprises qui comptaient beaucoup de travailleurs immigrés maghrébins notamment, suite aux nombreuses grèves des années 1982 à 1984 organisées pour la dignité et contre les licenciements. C’est là qu’apparaît une demande d’islam déclinée essentiellement en ouverture de salle de prières et d’aménagement des pauses durant la période de jeûne du mois de ramadan comme l’écrit Gilles Kepel dans son ouvrage de 1987 sur les banlieues de l’islam. La grève de 1982 ira ainsi dans le sens de l’encouragement de mesures en faveur des salariés immigrés. Sur cette période, le récit de Driss, un ouvrier à la retraite est éclairant à ce sujet ([5]) : « Puis vinrent les licenciements (…) On croyait qu’il y avait un espoir. Ils ont dit : c’est pas grave, virez les immigrés, ils votent pas. Ces gens-là, on en a besoin pour le travail. Après, on les jette. » Driss se souvient de la saillie du Premier ministre Pierre Mauroy, en visite au Maroc, dénonçant des grévistes manipulés par les islamistes. « Moi, je ne faisais pas de prières ; mes copains, oui. Mais intégristes, on ne savait pas à cette époque ce que cela voulait dire. Ils ont donné beaucoup d’importance à ce mot.  » Puis Driss se rappelle de « l’arrivée du FN » et, avec lui, la nouvelle stigmatisation des immigrés. Les pères sont retombés dans le silence. « Leur vie, ç’a été boulot, dodo. Ils ont toujours ignoré leurs droits. Pendant les vacances, ils ramassent leurs valises et prennent le train. ».

La rhétorique islamiste est née à cette période, peu après l’avènement de la République islamique en Iran en 1979, en arrière fond de l’accession de la gauche et de la crise économique sur laquelle va surfer le FN. Les syndicalistes maghrébins furent souvent affiliés à des mouvances islamiques politisées dont ils étaient les agents en Europe. Les choses ayant évolué,  il nous est apparu intéressant de tenter une approche sommaire du fait religieux dans l’entreprise auprès des musulmans de citoyenneté française, voire des convertis (3 ont été rencontrés) pour tenter de mesurer comment l’islam et les musulmans vivaient leur foi dans une entreprise où leur présence est historique.

2- Marqueurs corporels islamiques dans l’entreprise ou le regard pacifié sur l’islam

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Dattes ramadan offertes par le CE de Peugeot

Il est remarquable de voir dans le brouhaha et le va-et-vient incessant des bus, des voitures et des piétons qui entrent et sortent, le nombre important de musulmans qui affichent ostensiblement leur appartenance religieuse sans soulever de désapprobation manifeste : filles ou femmes voilées, hommes à longue barbe, jeunes hommes à la tenue de culture islamique (habits pakistanais, tuniques du Maghreb ou d’Arabie Saoudite), petite toque, voire habit traditionnel africain et calotte musulmane afférente. Il est aisé de reconnaître dans l’aspect vestimentaire l’affiliation idéologique. Il est manifeste et nos entretiens semblent le confirmer, que les hommes musulmans qui portent barbes et habits dans l’espace de l’usine se définissent et se reconnaissent comme « salafiste », terme problématique que nous définirons par islam ultra-orthodoxe. Ils ont souvent le crâne rasé ou le cheveu porté très court avec une barbe proéminente et fournie, une tunique et le pantalon à la hauteur des mollets.

Les jeunes filles interrogées n’ont pas caché leur intérêt pour la mouvance salafiste  : « Sympathisante mais pas militante » nous précise Khadija (en ferronnerie). Rachida, qui porte un voile hors des ateliers et noue un turban une fois devant la chaîne de production des véhicules Peugeot 206 et Peugeot 1007 : « Regrette ces divisions idéologiques inutiles qui divisent les musulmans à un moment ou ils doivent se serrer les coudes ». Mena, une ouvrière de 45 ans, originaire de Trappes, affirme que depuis 5 ans l’idéologie salaf a gagné du terrain dans les Yvelines et que l’on voit de plus en plus de jeunes hommes arborer l’habit à la mi-mollet qui leur est emblématique et d’ajouter très vite : « Mais aussi y’a que ici, à Peugeot qui accepte ces musulmans en barbe ou en voile, j’ai jamais vu ça ailleurs (…) c’est une chance pour Peugeot, car ils sont souvent sérieux, Amin, un salaf de Sartrouville qui travaille avec nous au ferrage est comme ça, eh, alors…. et c’est bien pour eux car ils peuvent avoir un travail et être comme tout le monde : se marier, s’acheter, voiture, sinon, ils pourraient être pire (…) ».

La présence de ces marqueurs religieux de soi dans l’espace de l’entreprise semble profiter d’une tolérance qui contraste avec l’acceptation limitée de l’opinion publique depuis l’adoption de la loi sur les signes ostentatoire à l’école publique en Mars 2004. Nous sommes ici, loin de la laïcité de combat selon l’expression de Jean Baubérot. Mais la majorité des musulmans interrogés nous ont répondu n’appartenir à aucune mouvance ou association musulmane particulière,  mais fréquentent plus ou moins assidûment les mosquées lors de la prière du vendredi, quand leur emploi du temps de travail le leur permet.

Ils se disent volontiers « indépendant mais c’est normal que je suive mon pays (le Maroc) pour le 1er jour de ramadhan  » nous précise Ali, 22 ans. Rares sont ceux qui nous ont avoué appartenir au mouvement Tabligh et justifient par deux arguments leur aisance à travailler dans l’industrie automobile : « la non promiscuité sexuelle » (dans les vestiaires, les espaces collectifs, dans l’usine) et « la non discrimination » au regard de leurs origines ou de leur aspect physique (habits ou faciès). Rappelons à cet effet que les salariés en charge du recrutement,  et qui sont confrontés à ces filles voilées ou hommes portant barbe et habits ont garanti qu’il veillait systématiquement au respect du principe d’égalité des chances et de non discrimination à l’embauche. Le site du groupe automobile nous affirme même que le traitement des candidatures est conforme aux dispositions de l’accord sur la diversité et la cohésion sociale dans les entreprises.

Le sentiment de reconnaissance de soi et de ce qui compose la personnalité revient dans plusieurs entretiens où sont évoquées les facilités que l’usine octroient aux musulmans. En effet, sur les sites de l’usine PSA Peugeot Citroën qui s’étend sur plusieurs hectares et sur plusieurs bâtiments, on compte au moins cinq salles de prières que nous avons visitées (une ou deux par bâtiment). Il semblerait qu’au total, qu’il y ait sept lieux de cultes disséminés dans l’entreprise.

Les musulmans les plus anciens dans l’entreprise ont droit « naturellement » à leur « pause » prière à chaque moment rituel comme d’autres prennent une pause « café » ou la sempiternelle « pause cigarette ». Précisons cependant qu’une différence existe entre les statuts d’ouvriers musulmans en présence : Les travailleurs musulmans au statut plus précaire qui ont été interrogés (CDD, intérimaires) notamment les plus jeunes, avouent difficilement à leurs collègues leur foi. De même que plusieurs d’entre eux ont eu du mal à « confesser » faire une pause « prière » sous couvert d’une pause « toilettes » pour ne pas être « montré du doigt ou (pour ne pas) se faire remarquer ». « Je prie des fois dans le vestiaires vite fait alors que j’ai dit que j’étais au toilettes, je préfère dire ça car je suis pas encore embauché (CDI) » Abdesselam, 36 ans. D’autres encore affirment : « Quand je serai en CDI, je ferai comme les autres musulmans, je ferai ce que je veux….si je veux aller faire la salat (prière)  » ajoute Jamel, 34 ans. Nous ne sommes pas assez avancés pour parler de prosélytisme islamique, son importance et ses figures, mais il semble clair qu’il existe, et que des conversions ont lieu au sein de l’entreprise.

3- L’entreprise à l’heure de l’islam :

Organisées en tournées de 2 x 8 heures, de 5H30 à 12H50 ou de 12H50 à 19H50, les périodes de travail à Poissy comptent également des équipes de nuit 22H50 à 5H30, une équipe de jour et une du week-end. Ce qui frappe immédiatement le regard de l’observateur posté aux entrées de l’usine à la mi-journée, au moment de l’impressionnant chassé-croisé des travailleurs venus de toute l’Ile de France, et de plus loin (Dreux, Orléans, d’Evreux) par navettes Peugeot spécialement affrétées, par les transports publics (SNCF, RATP) ou venus par leur véhicule personnelle, c’est immédiatement la surreprésentation des immigrés d’origine Nord -Africaine, particulièrement Marocains, et des jeunes de la même origine comme nous l’ évoquions plus haut.

Mais le temps à l’usine est souvent scandé par des temps ritualisés répétitifs : salutations (salamalikoum, alikoum assalam pour les musulmans) par les mains qui se serrent à l’arrivée comme au départ (« il faut saluer tout le monde c’est la politesse ici et c’est le respect, normal, tu vois » Mounir, 29ans »). Les pauses repas cafés chronométrées relativement de 13 et de 8 minutes ainsi que les salutations de fin de service forment les trois grands moments ponctuant le service de la tournée. Par contre l’écoulement du temps non ritualisé (hors des trois temps « bonjour- pause repas – au revoir ») est très souvent consommé en échanges verbaux sur un registre langagier machiste, raciste où allusions sexuelles ou homosexuelles, vulgarités viriles et échanges de quolibets de toutes sortes sont de mise. Dans ce panorama sexualisé, vulgaire et machiste, l’identité musulmane arborée en prend pour son grade et voilà le musulman qualifié de « barbu », « Allahouakbar », « Chef ramadan » etc… sans jamais que ces appellations soient diffamatoires. Il est intéressant d’observer que l’islam est considéré à ce titre sur un pied d’équité avec les autres identités en jeu au sein du collectif des ouvriers partageant un même service de chaîne.

Durant le ramadan, un service particulier est mis en place. Les musulmans qui ne  peuvent s’arrêter de travailler, car ne déjeunant pas, restent en chaîne pendant que les « non musulmans » prennent leur pause. Le service s’ethnicise alors d’une manière flagrante. Musulmans à la production, les autres en pause et vice versa. Mais au moment de la rupture du jeûne, une pause spécialement dédiée aux musulmans est octroyée…les non musulmans l’appellent « pause ramdane ». A l’heure de la rupture du jeûne auquel nous avons insisté plusieurs fois, c’est une frénésie qui gagne les employés et tout spécialement les musulmans. Encas, pâtisseries orientales, eau, café, thé à la menthe, dattes sont alors apportés, le tout dans un arrière fond sonore d’appel à la prière en arabe sortant du haut parleur d’un téléphone portable, posé sur la table, et muni d’une radio FM réglé sur Radio Orient. C’est dans un silence relatif où solidarité et partage font communier ces musulmans relativement jeunes (25 ans en moyenne).

Le taux de pratique s’avère peu élevé parmi les plus jeunes alors que les « anciens » sont souvent regardants sur les heures de prière et l’assiduité à les pratiquer à l’heure, au vu et au su de tous. Les salles de prières sont sobrement décorées et toutes composées de deux parties : la première, entièrement tapissée, est réservée à la prière. On y trouve, un ou deux corans, des chapelets, un ventilateur et une lumière blafarde au néon. La seconde partie plus petite, est réservée aux ablutions lustrales (lavabo, serviettes, parfum). Elles nous ont permis de mesurer par l’observation, le degré de pratique qui est de l’ordre de 20 à 30% pour la prière et de 99% pour le jeûne de Ramadan. La mosquée (voir photo) qui a été notre lieu d’observation à la prière du soir, pendant la pause « Ramdane » nous a permis de noter que le comité d’entreprise a fait déposer en 2005 au début du mois de jeûne, et dans chaque salle de prière de l’usine, des boites de dattes et un calendrier musulman sponsorisé par Peugeot, ce qui est remarquable (voir photos).

Le Comité d’entreprise organise, vend ou facilite aussi les voyages vers les pays d’origine à des prix défiant toute concurrence. Il peut également aider au rapatriement des corps des défunts dans le pays d’origine en s’octroyant les services d’un imam et organiser le voyage à la Mecque. Le lien entre syndicalisme et leadership est flagrant à tel point que l’association de la mosquée pavillon de Poissy est dirigée par un ancien syndicaliste de PSA d’origine marocaine. D’ailleurs les leaders syndicaux ou chefs d’équipes d’origine maghrébine sont souvent cooptés par la hiérarchie pour jouer le rôle de « médiateurs et de leaders religieux », malgré eux, et doivent indiquer à leur co-religionnaires les heures de prières ou de rupture de jeûne dans l’entreprise.

Il est donc intéressant de voir comment il existe bel et bien un « temps islamique » dans l’usine. Il serait d’autant plus intéressant de voir comment l’espace public tel que le définit Habermas est négocié dans le monde professionnel de l’entreprise, et de nous demander pourquoi cette négociation des valeurs de l’espace laïcisé pose moins de problème que dans l’espace public social ?

Conclusion :

L’ancienneté  des relations entre l’industrie automobile et les musulmans ont abouti à un islam institué et reconnu avec ses pratiques (aménagement des tournées pendant le mois de ramadan, lieux de prière), ses interlocuteurs privilégiés (bien avant le CFCM). Il reste de nombreuses discriminations au regard du sexe, du handicap et du culte en général et de l’islam en particulier dans le monde du travail en désaccord flagrant avec nombre de texte sur les droits de l’Homme et  la liberté de conscience, voire simplement le code du travail qui ne tolère aucune discriminations au regard des origines réelles ou supposées, de la religion, du sexe, de l’âge, des orientations sexuelles réelles ou supposées ou du handicap. Des quotas sont imposés pour les personnes handicapées dans les entreprises (6% des effectifs) ou pour les femmes en politique (loi sur la parité), mais cette stratégie de l’égalité des chances, aussi appelée discrimination positive ou politique inclusive à l’égard de minorités croyantes est un crime de lèse majesté à l’égard des mythes républicanistes et laïcistes en panne.

Avec Renaud Sainsaulieu, concluons cette recherche sommaire et préalable qui demande à être approfondie en affirmant comme lui que « Firmes, administrations ou milieux professionnels ne sont pas seulement soumis à des contraintes d’organisation, mais également d’innovation, lesquelles sont parfaitement contradictoires » , comme c’est le cas avec l’application des facilités pour l’exercice du culte chez Peugeot Citroën depuis les années 1980. Sainsaulieu poursuit « L’entreprise, généralement critiquée, en tant que lieu de domination, par la sociologie du travail est ici conçue comme une institution, comme un lieu d’intégration et de dynamique collective », nous partageons largement ce point de vue. Il parait clair à la présentation de la manière dont les musulmans et musulmanes vivent leur foi au sein de cette entreprise (indépendamment des problèmes de discriminations qui existent bel et bien que les normes régissant l’islam dans l’entreprise sont en avance sur celles de l’opinion publique ou de la société civile qui oscille entre « laïcardie et cléricardie ».

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Entrée Salle de prière à Peugeot

Sortir enfin du débat stérile entre ces deux pôles selon l’expression d’ Emile Poulat pour dépassionner un débat cristallisé par le vote de la loi « sur le foulard » est un impératif, alors que la France souffre de la crise de la représentation politique (abstentionnisme, Le Pen au second tour en 2002, « non » sanction au référendum du printemps dernier) ou syndicale. A cette crise de la représentation s’ajoute une crise de la participation citoyenne qui a ouvert un individualisme exacerbé défiant toutes les solidarités. L’expérience de la gestion du fait religieux islamique en entreprise semble pouvoir apporter des éclairages intéressants de ce point de vue dans un management réaliste et juste de la diversité et du multiculturalisme de notre société en mouvement.

Comment alors l’expérience de l’islam en milieu industriel pourrait-elle être transposée à la société civile ? Là est toute la question au moment où l’on fête le centenaire de la loi de séparation de 1905, afin de tenter de remettre le culturel et le cultuel au coeur d’un processus du vivre ensemble pour passer de l’islam industriel à un islam républicain et institutionnel reconnu à égalité avec les autres cultes de notre pays.


([1]) Anciennement Usine Ford partir de 1932, l’Ex groupe Simca-Chrysler (1950) va devenir Talbot en 1979 avant de porter le nom qu’on lui connaît par la collaboration de Peugeot à Citroën. www.psa-peugeot-citroen.com

([2]) Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld, Les 7 vies de Poissy, Editions techniques pour l’automobile et l’industrie, 2000.

([3]) Citons parmi ses ouvrages : « Les relations de travail à l’usine », Editions de l’organisation, 1972 et surtout « L’identité au travail », Presses de Sciences Politiques, Paris, 1977.

([4]) Ce terme fait volontairement référence à celui qu’utilise un titre de l’ouvrage de Pierre Bourdieu.

([5]) Mémoire d’un immigré révolté, in Journal Libération (daté du 28/07/2003) : www.libération.fr

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