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L’expérience des Tatars musulmans pourrait être utile à leurs coreligionnaires européens

L’islam s’insère progressivement dans la vie de l’Europe par le biais aussi bien des contacts extérieurs que des processus démographiques internes. La France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Suisse et l’Italie sont contraints de prendre en compte la croissance de la communauté musulmane. Au sud, la Turquie ambitionne d’adhérer à l’Union européenne, ce qui accentue davantage l’élément islamique.

Dans les années à venir on observera certainement un renforcement du facteur islamique en Russie où vivent déjà quelque vingt millions de musulmans. De l’avis des experts, ils pourraient être 30 ou 40 millions dans trente ans.

Dans le même temps, depuis les attentats terroristes du 11 septembre aux Etats-Unis et la série d’attentats qui a suivi dans différents pays, dont la Russie, on observe dans le monde une montée de l’islamophobie et ce bien que le terrorisme ne soit apparenté en rien à l’islam et soit exempt de toute nature religieuse.

Se tenir à l’écart des musulmans est impossible, comme il est impossible de se distancier de toute autre partie de la société. Placer la communauté musulmane dans un isolement artificiel en Russie, de même que dans tout autre pays, aboutirait à la haine religieuse.

Pour éviter qu’un conflit n’éclate entre les musulmans et les adeptes d’autres religions, essentiellement du christianisme dans le cas présent, il faut instaurer un dialogue interconfessionnel. Pour pouvoir cohabiter, il faut se comprendre les uns les autres.

De leur côté, les musulmans ne doivent pas eux non plus s’enfermer sur eux-mêmes, il faut qu’ils s’adaptent à la société dans laquelle ils vivent. Ici l’adaptation n’est pas synonyme de perte de l’identité religieuse et ethnique.

L’expérience de la Russie en la matière est unique en son genre. La plupart des musulmans russes sont des Tatars. Le sort a voulu qu’ils constituent l’avant-poste septentrional de l’islam, entouré par le monde orthodoxe. Se trouvant à la charnière de l’Occident et de l’Orient sur le plan tant géographique que culturel, ils ont créé leur propre civilisation. En Russie la charia n’est pas appliquée et les orthodoxes constituent la majorité de la population. Les musulmans doivent s’adapter à ce mode de vie. Pour les musulmans, les conditions russes n’ont rien d’étranger ni de contraint, ils sont nés dans ce pays qu’ils considèrent comme le leur. Ce pays n’est ni mieux ni pire que les Etats musulmans, il est tout simplement différent. Et la tâche des musulmans russes consiste à tracer la voie à suivre dans ces conditions.

Des millions de musulmans ont grandi en Russie avec la conviction qu’ils devaient vivre dans un pays laïc et faire leur la culture qui y a pris corps au fil des siècles. Les théologiens des pays musulmans ne sauraient nous apprendre à vivre, les imams qui ont fait leurs études en Arabie saoudite et qui appliquent aveuglément les préceptes de leurs maîtres étrangers ne peuvent que conduire à l’incompréhension et à la discorde. Ils prônent l’application rigoureuse de la charia médiévale alors que, pratiquement, nombre de ses normes sont inexécutables en Russie. Les musulmans d’Europe se trouvent dans une situation similaire.

Le monde n’est pas homogène, il devient interdépendant. Personne n’est à même de créer un milieu islamique isolé. Il n’y a d’ailleurs aucune raison de viser un tel “idéal” pour la bonne raison que l’islam ne nie pas le christianisme ni le mode de vie des autres peuples, il enseigne à trouver un langage commun avec eux.

Dans le milieu tatar, il existe une forme spécifique de modernisation de l’islam. Ses adeptes sont les Tatars de Russie, d’Asie centrale, de Pologne et des Républiques baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie). Au XIX-e siècle, les théologiens tatars Koursavi et Mardjani récusèrent la tradition consistant à suivre la hiérarchie et proposèrent aux lettrés d’interpréter eux-mêmes le Coran. Peu à peu l’islam devint une affaire privée, ne relevant pas de la communauté. La réforme de l’islam (jadidisme) toucha le système d’enseignement, la pensée sociale et les normes éthiques, elle dynamisa tous les processus sociaux chez les Tatars. Au début du XX-e siècle, le jadidisme prédominait chez les musulmans du bassin de la Volga et de Crimée. L’homme de lettres tatar Galimjan Ibraguimov qualifia le jadidisme de “nouveau regard sur le monde, de conversion de l’Orient en Occident”.

L’islam a joué un rôle déterminant dans la survie du peuple tatar. A l’époque de la christianisation, la langue, la culture et la religion sauvèrent le peuple de l’assimilation. L’islam regroupa les Tatars en communautés et créa un mécanisme d’entraide. Il conserva les traditions et, en même temps, l’ethnie. Au XIX-e siècle, toutefois, se posa le problème non pas de la survie des Tatars, mais celui de leur développement.

Le jadidisme avait vu le jour à partir de la comparaison entre un Orient relativement retardataire et un Occident en plein essor. Pour ses adeptes, la solution passait par un enseignement moderne et l’accession aux acquis culturels des autres peuples, ils invitaient à apprendre auprès de l’Europe. Les meilleures medersas étaient jadidistes. C’est précisément de ce milieu que sortirent les grands penseurs, écrivains et personnalités publiques tatars des XIX-e et XX-e siècles.

Pour ce remarquable représentant de l’intelligentsia tatare qu’était Khadi Atlasi, le problème de la culture nationale du début du XX-e siècle consistait “à transférer la culture européenne sur les assises de l’islam, en les associant comme le corps et l’âme” (1910).

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En faisant renaître les traditions de l’islam, la société tatare moderne montre la voie de sa réforme ultérieure, impliquant le recours aux hautes technologies, à un système d’enseignement moderne et à des idées nouvelles, y compris occidentales.

Si elles s’étaient avérées utiles au moyen âge, au XXI-e siècle les normes de la charia pourraient s’avérer inapplicables. Jadis l’islam avait été la philosophie la plus avancée. C’est grâce à l’islam que l’Orient est devenu un creuset de connaissances et de sagesse. Les musulmans ne faisaient pas que prier en regardant vers la Mecque, ils se tournaient aussi vers la culture orientale.

Par la suite, le monde musulman est tombé en léthargie et il n’a toujours pas réussi à combler son retard. Les avions, les automobiles, les stations spatiales, les découvertes scientifiques plus ou moins importantes se font en Occident.

La grandeur culturelle passée n’est pas un argument au XXI-e siècle. On ne saurait rester les bras croisés en s’extasiant devant le passé comme pour se consoler.

La version tatare de l’islam est pragmatique mais sans qu’on puisse la qualifier de superficielle parce qu’elle se fonde sur le développement d’un système d’enseignement religieux et laïc, qui associe les valeurs musulmanes aux idées du libéralisme et de la démocratie. Aussi peut-on l’appeler “euro-islam”.

Selon les sondages, plus de 80 % des jeunes Tatars se disent musulmans, mais seulement 2 % d’entre eux se rendent à la mosquée une fois par semaine et 4 % une fois par mois. Au Tatarstan les athées sont moins de 1 % mais les personnes observant tous les rites religieux ne sont pas nombreuses. Pour le Tatar, les signes extérieurs d’appartenance musulmane ont cessé d’être une valeur. L’islam est plutôt devenu une partie de la culture. Néanmoins, la plupart de la population se classe dans la communauté musulmane.

Au Tatarstan l’islam ne s’ingère pas dans les affaires de l’Etat, il s’en tient strictement à la Constitution, encourage l’individualisme, le développement de la créativité, salue toute activité sociale caritative et stimule la transition à l’économie de marché.

Les jeunes Tatars ont soif de connaissances universitaires, certains d’entre eux s’inscrivent dans des établissements d’enseignement européens. En ce qui concerne les langues étrangères, leur préférence va à l’anglais. Au Tatarstan 13 % des citadins et 25 % des ruraux souhaitent que leurs enfants apprennent l’arabe (le turc, respectivement 10 % et 19 %, et une langue ouest-européenne 74 % et 33 %). Les jeunes Tatars sont plus nombreux que leurs parents à vouloir apprendre une langue ouest-européenne. La tendance montre que l’arabe reste une langue réservée aux rites tandis que l’anglais devient la langue étrangère de référence. Si nous n’apprenons pas auprès de l’Europe, alors KamAZ cèdera le pas à Volvo et à Mercedes, les hélicoptères et les avions commerciaux de Kazan seront surpassés par les appareils d’Eurocopter et de Boeing.

L’expérience des Tatars musulmans pourrait servir d’exemple aux nombreux adeptes de l’islam vivant dans les pays où cette religion n’est pas prédominante.

Les Tatars sont entièrement intégrés dans la société russe et ne sont pas refermés sur eux-mêmes, mais ils ne perdent pas pour autant leur identité religieuse et ethnique. De son côté, l’Etat ne les perçoit pas comme un élément étranger.

Merci à l’agence RIA – Novosti

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