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Lettre ouverte à Monsieur le Ministre des Animaux

Monsieur le Ministre,

Permettez-moi de vous attribuer le portefeuille du ministère des animaux. Il n’existe pas. Mais comme il s’agit d’une question de justice j’ai pensé que vous pouviez, en tant que ministre des Affaires Religieuses, examiner ma requête puisque votre religion vous enjoint de respecter la nature et les animaux. Alors, de quoi s’agit-il ?

Votre collègue, chargé des travaux publics vous a  certainement appris que les routes aux abords de Marrakech sont en voie de réfection. C’est une bonne idée n’est-ce pas ? Je dois vous dire que jamais de mémoire de mule on n’avait vu autant de gros engins remuer jour et nuit des montagnes de terre.

 On sait que c’est pour rendre la route qui mène vers Ouarzazate plus agréable pour les riches et pour les étrangers. J’habite loin  du carrefour où on est en train d’aménager un grand rond-point. Heureusement pour mon patron, car les   autres habitations alentour vont être rasées et les familles relogées ailleurs.

Quand je dis, « j’habite », c’est manière de parler. Disons que le patron me défait de la carriole à la nuit tombée, à côté de sa maison, sur le bord de l’oued Issyl. Il n’a pas besoin de m’attacher. On n’attache pas les mules et les mulets. C’est inutile. Non pas qu’ils soient fidèles à leurs maîtres mais parce qu’ils n’ont plus la force après le boulot. Et du reste, fuir pour aller où ? Chez un autre muletier ? Non merci ! Ils sont tous pareils. Ils fouettent et cognent alors qu’on ne refuse jamais d’avancer.

 Comment leur faire comprendre que si on ne va pas assez vite à leur goût c’est parce qu’ils nous font porter des chargements trop lourds ? Encore qu’ici on ne se plaint pas trop parce que le pays est plat. L’Atlas est encore loin. Mais à Fès, il paraît que c’est l’enfer pour mes congénères parce que les ruelles de la médina sont très étroites et qu’en plus c’est très escarpé.

D’ailleurs l’hospice pour bêtes de trait – construit par les américains, soit dit en passant – ne désemplit pas. Permettez-moi monsieur Le Ministre d’ouvrir ici une petite parenthèse.

Nous nous sommes toujours demandés, en milieu mulet, pourquoi les musulmans riches achètent des hôtels, des châteaux et des bijoux et ne font jamais rien pour les animaux, sauf bien entendu pour les chevaux de course à cause des fantasias et pour les sloughis à cause de la chasse.

J’en étais à l’hospice américain de Fès.

Les infirmiers y soignent tous les jours un grand nombre de plaies ouvertes et de fractures. Et quand ils osent faire remarquer aux muletiers qu’ils devraient cogner moins fort, ils s’entendent répondre qu’on est des fainéants et qu’on leur coûte trop cher à nourrir. Alors, comprenez bien monsieur Le Ministre, qu’au moins avec mon patron, je sais que les coups de bâton ou de lanière de cuir finissent toujours sur les mêmes plaies ankylosées, là où les poils ne repoussent plus depuis longtemps. Sans oublier que je connais par cœur son chapelet d’insultes. Vous allez me dire que cela ne vous concerne pas et que vous n’avez jamais frappé un mulet. Je veux bien vous croire, mais alors à qui adresser ma requête ?

Permettez-moi donc de continuer mon récit. J’ai été désignée porte-parole par les miens et j’irai jusqu’au bout de ma mission.

Donc. La communauté des mules et des mulets a remarqué depuis quelques mois le ballet des grosses limousines qui passent à toute allure et disparaissent là-bas, derrière l’allée des vieux platanes vers des univers verdoyants et bien gardés. Je le sais par des camarades mules qui y ont porté des mois durant, des parpaings et des sacs de ciment pour les maisons des gardiens et les baraques de chantier. Elles n’y vont plus depuis que le chantier était passé aux choses sérieuses.

Aujourd’hui, c’est le ballet incessant des gros engins. Mes copines nous ont raconté qu’on y avait planté des palmiers beaux et vigoureux, qui n’ont rien à voir avec les vôtres, torturés à petit feu par le bayoud qui leur fait courber la tête, comme pour leur faire rendre gorge pour n’avoir jamais donné de dattes.

Tout le monde sait que là-bas, derrière les platanes, les immenses étendues de gazon taillées au ciseau à moustache sont aménagées pour amortir les rebonds des balles de golf et reposer les regards et les jambes fatiguées des gens importants. On n’est pas dupe. On se doutait bien qu’on n’était pas en train d’aménager des espaces verts pour les pauvres. Croyez bien que je n’ai rien contre le golf. Nous autres, les mules et les mulets, nous ne savons pas marcher sur les pelouses.

Nous sommes habitués aux nids de poules, aux chemins défoncés et aux insultes des taxis et des deux roues. On dit que nous sommes imbattables sur les pistes défoncées, les chemins escarpés et les sentiers abrupts. Vous appelez ça les chemins muletiers. Cela nous flatte un peu, je dois dire. Certes on nous reconnaît une grande force, de la sobriété et de la robustesse. Nous tenons ça de nos géniteurs. Vous noterez que je n’ai pas dit « parents » et vous devez certainement comprendre pourquoi.

Sans vouloir blasphémer – car vous les humains vous refusez d’offenser Dieu mais cela ne vous gêne pas de cogner sur ses créatures – savez-vous que c’est vous qui nous avez inventés en quelque sorte ? On dit que c’est vous qui nous avez créés en faisant accoupler un âne et une jument. Drôle d’idée ! Je ne voudrais pas renier mes ancêtres mais était-ce vraiment une bonne idée de nous créer et de faire de nous des bêtes stériles, interdites d’amour et d’enfantement ? Stériles et bêtes de somme : la double peine en somme. Je vous prie d’excuser ce petit jeu de mot. Cela nous arrive aussi de plaisanter.

Avez-vous songé Monsieur Le Ministre que nous ne connaîtrons jamais les plaisirs de l’amour ni la joie de donner la vie ? Nos jeunes viennent du néant. Pas plus qu’eux, nous ne connaissons leurs parents. Ni mariage ni naissance chez nous. Par ailleurs  et entre nous, vous savez bien que cette injustice ne date pas d’hier. Le Père Noë ( le Patriarche ) a refusé de nous embarquer et si on existe aujourd’hui c’est peut-être grâce ou à cause – c’est selon – d’une aventure amoureuse au cours de la traversée, entre l’âne et la jument.

Une double infidélité pour des enfants doublement bâtards. Mais cela ne dédouanerait pas les hommes pour autant, car c’est eux qui continuent à nous produire. Ainsi fut scellé notre sort. Parlez-en à votre épouse. Dites-lui qu’une mule vous a écrit pour se plaindre de n’être jamais courtisée et de n’avoir jamais entendu de mots d’amour. Je suis certaine qu’elle me comprendra. Vous allez me dire que ce n’est pas votre faute, mais laissez-moi continuer. Savez-vous que nos enfants  viennent du hasard des jours de marché aux bestiaux, et ne s’offusquent même plus d’être traités de bâtards y compris par les ânes. Question d’habitude. Même si c’est un peu plus humiliant d’être traité de mulet par un âne, n’est-ce pas ?

Ceux-ci sont du reste moins mal lotis que nous. Certes ils sont têtus, reçoivent des coups aussi, mais eux au moins, ils peuvent s’aimer et fonder une famille. L’amour chez les ânes reste toujours l’amour, avec des préliminaires qui vous échappent et, sauf votre respect, chez vous aussi, les humains, il vous arrive de faire l’amour comme des bêtes. C’est vous qui le dites. L’âne et l’ânesse donneront un ânon ; le cheval et la jument, un poulain ; le chien et la chienne, un chiot. Un mulet et une mule ne donneront rien. Le mulet et la mule sont interdits d’accouplement par la volonté de je ne sais qui. C’est injuste. Et je crois savoir que même Salomon n’a rien pu faire ; lui qui aimait tant les animaux. 

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Quant aux chevaux, nous évitons d’en parler entre nous tant il y a un abîme qui nous sépare. Primo, nous ne vivons pas dans les mêmes quartiers, et secundo nous ne faisons pas le même travail. Les humains diraient : « on n’a pas les mêmes valeurs ». Ils nous méprisent et nous le font comprendre. Il n’y a qu’à voir leur morgue quand ils passent devant nous à la fin de leur journée de travail, au retour de Marrakech. Beaucoup d’entre eux rentrent à Douar Edhlam pour dormir dans de vraies écuries. Il y en a même qui logent dans des caravansérails.

En fait de travail, ils trottinent en tirant des calèches rutilantes qui font l’admiration des touristes. Et quand il n’y a pas de clients, ils se reposent à l’ombre des immenses platanes de la place Jamaa el fana. Soit dit en passant ; je me suis toujours demandée pourquoi les voyageurs en calèche se font face alors qu’ils pourraient, pour le même poids et le même prix ; s’asseoir dans le sen de la marche, au lieu de voir, pour la moitié d’entre eux, défiler la ville à l’envers. C’est aux cochers de faire travailler leur imagination. Mais c’est un point de vue de mule et, sans faire de jeu de mots, ça n’a pas vraiment de portée.

Les chevaux des calèches se font prendre en photo avec les touristes. Et les cochers qui sont plus intelligents que nous, c’est normal, se gardent bien de les fouetter pour les faire avancer. D’abord pour ne pas effrayer les touristes qui viennent de pays où on caresse les animaux – à ce propos j’ai même vu ici à Marrakech des cochers qui donnaient à leurs chevaux des carottes et des tapes câlines sur la croupe – ce qui n’est pas habituel chez nous ; vous le savez bien. Sauf à penser que c’est sur ordre du syndicat d’initiative.

Et ensuite, je pense qu’ils aiment sincèrement leurs chevaux parce qu’ils sont beaux et qu’ils leur rapportent beaucoup d’argent. Cela rend fier forcément. Alors quand les calèches rentrent de Marrakech à la tombée de la nuit, scintillant de mille reflets de cuivre et que les chevaux se déhanchent au rythme des sabots sur l’asphalte, on comprend que la recette a été bonne, que les cochers sont contents et que les bêtes auront une double ration d’orge et d’avoine. Ce qui n’est jamais notre cas.

Vous allez me dire que vous ne voyez toujours pas où je veux en venir et que nous avons des problèmes d’égo, nous aussi. Eh bien non, monsieur le Ministre. Je n’éprouve ni haine ni jalousie. Je les envie certes, mais sans mauvaise pensée. D’ailleurs Je n’ai pas de haine en moi ni pour les chevaux ni pour les juments, ni pour les ânes non plus, mais je garde une rancune tenace pour les humains parce qu’ils ne sont pas justes.

Ils nous font travailler dur, du petit matin jusqu’à la nuit tombée. Ils cognent systématiquement, sans raison, alors qu’on ne refuse jamais d’avancer. Et s’il arrive qu’on peine à accélérer l’allure c’est parce qu’on est chargé comme des mules. Tiens ; je reprends à mon compte vos expressions. Parfois on n’arrive même plus à faire un pas à cause de la fatigue et des charges trop lourdes. Alors le patron cogne de plus en plus fort. Parce qu’on est têtu, dit-il.

Les humains ne veulent pas comprendre pourquoi les mulets sont tristes et leur poil jamais brillant ; pourquoi ils sont difformes, jamais alertes et pourquoi, même quand ils sont jeunes, ils ne gambadent pas comme les poulains et les ânons. D’ailleurs je ne connais pas le mot pour désigner nos petits. Mulon, Peut-être ? Ce serait trop beau parce que ça fait fruit de mer.

Je parle évidemment des muletiers des villes, pour lesquels je garde un profond mépris parce qu’ils nous pourrissent l’existence, alors que sans nous, ils ne pourraient pas subsister. La communauté des mules et des mulets n’a jamais exigé de reconnaissance ni de traitement particulier. Elle demande seulement que cessent les coups de bâton et de fouet et que cessent les insultes aussi. Vous voyez maintenant où je veux en venir ? Permettez-moi s’il vous plait d’aller jusqu’au bout.

Je voulais dire que les anciens nous ont raconté que tous les humains n’étaient pas aussi inhumains que les muletiers des villes. Dans les régions montagneuses, nos congénères sont respectés parce que sans eux la vie des montagnards serait très difficile. Ils transportent aussi bien les hommes, les femmes et les enfants que des marchandises de toutes sortes. Ils en est même qui portent les jeunes mariées berbères, belles comme les fleurs des montagnes, lors des mariages entre villages perchés où nous sommes les seuls, nous les bâtards d’ânes et de juments, capables de rapprocher les bonheurs et de faire danser les montagnes. Un peu trop lyrique pour une mule ? Il m’arrive de rêver qu’on peut être mule et poète, pourquoi pas ?

Je disais donc que les anciens nous ont raconté que sans les mulets, les maquisards algériens n’auraient pas pu aller au bout de leur combat. Les armes, les munitions et toutes sortes de marchandises ne pouvaient parvenir dans les maquis sans eux. Dans les Aurès et en Kabylie on a pour les mulets, une reconnaissance silencieuse et distante, pour service rendu probablement, mais surtout par solidarité de classe comme disent les humains marxistes, parce qu’ils savent ce que travailler veut dire. C’est pareil ici chez nous. Jamais de mémoire de mulets des montagnes, il n’y a eu ni insultes ni coups de bâton. L’altitude, ça change tout. On y prend de la hauteur si j’ose dire.

Je hais les muletiers des villes parce qu’ils n’ont plus rien d’humain. Savez-vous que lorsque l’un de nous est très malade ou qu’il est trop vieux pour travailler, le muletier le défait de la charrette et l’emmène finir sa vie loin de l’endroit où il dort habituellement pour ne pas avoir à s’occuper de son cadavre. Ce jour-là, il n’y aura ni mule ni mulets pour le pleurer. Il mourra dans la solitude et la poussière, comme les chiens errants ; dans l’indifférence générale des humains. Si cela vous semble improbable, passez à la fin du jour sur le bord de l’oued Issyl, à la sortie de Chouhada, le long de la route qui longe le golf royal et qui mène vers Ouarzazate et arrêtez-vous un instant devant ces silhouettes d’animaux immobiles.

Vous trouverez des vieux mulets exténués, la langue pendante, le souffle saccadé et l’œil presque clos. Il y en a qui boitent, qui sont donc inutiles, et que leurs maîtres abandonnent. Parfois une bête s’effondre devant vous, dans un dernier râle silencieux, comme pour ne pas déranger et comme pour s’excuser de vous encombrer de son cadavre. Elle soulève de petits nuages de poussière dans un dernier sursaut de ses pattes en fin de vie.

Les autres qui tiennent encore debout savent qu’ils n’en ont plus pour longtemps et que tout à l’heure, au petit matin on viendra enlever le cadavre, pour faire place nette sur les abords de cette route toute neuve qui mène vers les golfs. Toute une vie de dur labeur pour finir dans l’indifférence générale. Et puis tant qu’à faire, laissez-moi vous dire tout ce que j’ai sur le cœur.

Nous savons qu’il n’y aura jamais ni de salon du mulet, ni de fête du mulet. Citez-moi un seul tableau de peinture représentant un mulet ; un seul poème à la gloire d’une mule. Admettez que quand vous traitez quelqu’un de mulet c’est pour le rabaisser et non pour rendre hommage à son travail. Et si vous voyez un jour un touriste prendre la pose avec un mulet dites-vous bien qu’il s’agit d’un agent de la SPA  ou d’un original.

Même les communistes qui défendent les travailleurs n’ont jamais érigé de statue à la gloire du mulet et Dieu sait que nous en avons des Stakanov parmi nous. D’où je connais tout ça ? Eh bien, estimez-vous heureux que je ne vous ai pas parlé de la mule du Pape Boniface qui a gardé rancune durant sept ans à son muletier avant de lui envoyer des coups de sabots, et d’autres histoires encore. Oui si j’ai été élue déléguée par l’assemblée des mules et des mulets c’est parce que je suis moins bête que mes camarades. C’est comme chez vous.

Alors permettez-moi de vous dire que nous ne demandons rien que vous ne puissiez nous accorder. Dites seulement à vos hommes de ne plus nous frapper sans raison et de nous laisser nous éteindre dans le calme, dans des mouroirs pour  mulets. Va encore pour une vie sans gloire, mais au moins un peu de dignité quand vient la mort. Est-ce trop demander après avoir reçu tant de coups ? Rassurez-vous il n’y a aucune menace dans mon propos. Il n’y aura pas de grève des mules et des mulets ; pas de grève des transports par exemple avec comme slogan : « Demain j’enlève le bât ». On y a pensé mais on y a renoncé, d’abord à cause de l’orthographe, ensuite parce que les ânes ne nous suivront jamais et enfin parce qu’il y a plein de Toyota d’occasion dans le coin.

Un dernier mot monsieur le Ministre. Pourriez-vous lire ma lettre à vos enfants le soir en famille, et pourquoi pas, dans les écoles. Pardonnez mon audace et croyez si vous le voulez bien à ma franchise et à ma haute considération.

Une mule.

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