D’Al-Qaïda à Daesh, un constat s’impose : le terrorisme et le djihadisme ont innové en donnant à la pulsion de destruction, qui réside en tout homme, de nouvelles formes. C’est dans la mobilisation pulsionnelle spécifique réalisée par la propagande de ces groupes que se trouve l’origine de cette violence inédite. Pour en saisir la possibilité, il faut donc comprendre comment on va de l’adhésion à une idéologie à un passage à l’acte meurtrier. La transgression de l’interdit de tuer est ordinairement strictement encadrée dans les sociétés humaines. Dans les guerres interétatiques, c’est l’autorité politique qui commande cette transgression. Dans le terrorisme, même s’il existe des réseaux de recrutement, l’adhésion repose sur une initiative personnelle. Le dogme d’Al-Qaïda formulé par Al-Zawahiri en 2002 est repris par le groupe État Islamique : le djihad, même accompagné, aidé, coaché et financé, est affaire individuelle. Malgré l’embrigadement, la levée de l’interdit de tuer doit s’enraciner dans la subjectivité.
Pour produire cet effet, le rôle de la religion semble central. Pourtant, ce n’est pas la religion en tant que telle qui est convoquée mais son instrumentalisation politique, en vue d’un combat. Toute religion demande une faculté d’interprétation et de questionnement incompatible avec l’activisme terroriste. Au demeurant, l’adhésion religieuse à un dogme transformé en réserve de slogans constitue un formidable outil de recrutement car elle déprend le sujet de « l’idolâtrie de la vie » caractéristique des sociétés occidentalisées aux yeux des islamistes. Cette condition générale du passage à l’acte se décline en trois sous-conditions: la production d’un commandement « hallucinatoire », la mise au jour de la béance du moi grâce à l’entretien d’un état traumatique et la promesse d’une fusion dans un grand tout, relevant d’un modèle d’autorité plus maternel que paternel.
Quand, dans les armées classiques, les soldats reçoivent une dérogation pour tuer, le sujet en eux peut s’appuyer sur cet ordre pour rester éventuellement divisé dans son rapport à l’acte meurtrier. La paix revenue, on peut se plaindre de la bêtise de la guerre. Mais dans le terrorisme, le commandement doit pouvoir être relayé par le sujet lui-même. Quelque chose s’apparente ici à la psychose, hors de toute structure psychotique du sujet, impossible à supposer chez les jeunes recrues d’Al-Qaïda ou de Daech. Or, on sait que dans la psychose, le passage à l’acte meurtrier se produit dans un état d’hallucination où le sujet reçoit le commandement de tuer, dans une hallucination invocante, une voix. Il faut donc en quelque sorte produire une paranoïa artificielle, ce qui explique la présence de thèmes complotistes, d’une rigoureuse construction d’ennemi, de l’appel à la vengeance. Ainsi le sujet peut-il obéir de lui-même tout en s’annulant comme sujet. Le paradis recherché n’est en effet rien d’autre que l’abolition de la subjectivité, souhaitée par le sujet lui-même.
Soulagé des aléas de son désir, celui-ci peut se livrer aux pulsions, et d’abord à la pulsion de mort. Il est entretenu dans une pulsionnalité mortifère par les mises en scène des actes terroristes passés, en l’occurrence des décapitations. Le passage à l’acte meurtrier requiert la mobilisation pulsionnelle qui fait apparaître le rien, la destruction, la table rase, comme des urgences. Internet joue une fonction décisive dans ce processus non seulement par le contenu traumatique des scènes visionnées mais aussi par la temporalité de l’immédiateté que le mode de communication sur réseaux sociaux permet.
Tous les jeunes djihadistes passent par internet. Un grand nombre d’entre eux se font recruter sur les réseaux sociaux, d’autres se rendent sur les sites djihadistes après une rencontre en prison ou dans la vie. Le sujet est ainsi mis en état de trauma artificiel. Dans l’aspiration par la pulsion de mort qui en découle, non seulement il est tendu vers la destruction de tout et la production du « rien » caractéristiques de la transformation nihiliste de la guerre et de la politique, mais il devient capable de donner la mort par morcellement du corps (tête coupée des décapités, ou explosion des terroristes et de leurs victimes dans les attaques suicide).
Cette manière de tuer marque le retour à un état archaïque de la libido. C’est dans cette libido archaïque que prend sens la promesse d’une jouissance sans partage dans un grand tout qui est aussi bien celui de la foule qui soutient la démission subjective du djihadiste, que de la communauté utopique visée par ce messianisme politique, ou encore du grand tout de l’univers, symbole éternel de la mère.
Ce texte est extrait du compte rendu de la séance d’octobre du :
Séminaire de recherche 2015-2017 du collège des Bernardins – Etats Religions Laïcités : les nouveaux fondamentalistes. Enjeux nationaux et internationaux
Depuis les tragiques événements des 7-9 janvier 2015 les Français ont pris conscience de la crise du modèle républicain d’intégration et de la nécessité de changer en profondeur le rapport de l’État à la notion de « neutralité laïque ».
En effet celle-ci signifie que les agents de l’État doivent être indépendants et impartiaux. Elle ne signifie pas que ceux-ci doivent s’interdire de penser et de connaître la diversité des convictions et des cultes.
Le grand rassemblement du 11 janvier 2015 témoigne également de l’inquiétude des Français à l’égard du danger que représentent la croissance exponentielle des nouveaux fondamentalistes « laïcs » et « religieux » et l’incapacité des uns et des autres à dialoguer ensemble dans un esprit républicain.
Les objectifs du séminaire seront :
– pour la première année : à partir de certaines études portant sur les parcours des nouveaux fondamentalistes, de comprendre de façon anthropologique et trans-disciplinaire les ressorts et les mécanismes du fondamentalisme.
– pour seconde année est de trouver des solutions à la double crise de la modernité et de la perte de sens qui sont à la source des engagements fondamentalistes. On travaillera sur les issues possibles aux fondamentalismes aux différentes étapes de leurs formations.
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