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Les finalités et les objectifs supérieurs de l’islam (2/2)

Globalisation de la théorie : l’imam Chatibi

L’imâm Abu Ishâq Chatibi (m. 790H)[1] réalisant la synthèse des nombreux travaux qui l’ont précédé[2], va proposer  au 8ème siècle une approche holistique fondée sur les objectifs supérieurs de la jurisprudence islamique en affirmant que le principe englobant de ces objectifs supérieurs était de promouvoir le bien et d’écarter le mal.

L’imâm Chatibi en fait une brillante démonstration au début du deuxième volume de son livre « al-mouwafaqat  » . Après avoir donné de nombreux exemples de prescriptions de l’islam et de leurs raisons d’être, il démontre que toute prescription répond à l’un des trois objectifs : obligatoire, nécessaire ou accessoire. Ces trois catégories constituent ensemble les intérêts des êtres humains[3].

Dans la première catégorie (les objectifs obligatoires/Ad-Daruriyyates), il a rappelé les cinq finalités supérieures et universelles que la Chari’a vise à protéger[4] : la religion, la vie humaine, la progéniture, les biens et la raison. Si donc l’utilisation d’une règle ponctuelle de jurisprudence aboutissait à enfreindre l’une de ces finalités supérieures, celle-ci devrait être revue. La finalité, ne pouvant être sujette à caution, prévaut toujours puisqu’elle est déterminée moyennant "al-Istiqra" (le raisonnement par induction), c’est-à-dire directement sur la base et l’esprit de plusieurs versets et/ou des hadiths éminemment authentiques (en arabe mutawattirs). Dans le même ordre d’idées, Chatibi aboutit à des conclusions fondamentales :

a- le contexte peut faire passer un objectif d’un niveau d’importance vers un autre : Ainsi un élément appartenant dans l’absolu à la catégorie des Al-Hajiyyates, pourrait changer de priorité et passer ensuite dans la catégorie des Ad-Darouriyyates.  Et un élément  appartenant à la catégorie des At-Tahssiniyyates, pourrait changer de priorité pour intégrer la catégorie des Ad-Darouriyyates[5].

b– la priorité est donnée au niveau supérieur en cas de conflit entre les intérêts : c’est-à-dire sacrifier les objectifs de niveau inférieur pour la sauvegarde de celle du niveau supérieur. Ainsi, il est légalement admis en cas d’impérieuse nécessité de se nourrir de la chair d’un animal mort et de la chair de porc pour survivre.

c- les catégories de niveau inférieur sont au service (ou en complément) des catégories du niveau supérieur : At-Tahssiniyyates sont donc des compléments pour la catégorie des Al-Hajiyyates et ces dernières sont des compléments des Ad-Darouriyyates. Ainsi, les prières surérogatoires (At-Tahssiniyyates) peuvent pallier le manque dans la pratique des prières obligatoires (Ad-Darouriyyates).

d- la défense du niveau inférieur est une garantie du niveau supérieur, et l’omission du niveau inférieur pourrait constituer une gêne (ou un risque) pour le(s) niveau(x) au-dessus. Par exemple, l’obligation de la présence des témoins et de la dot confortent le pacte solennel qu’est le mariage islamique (Ad-Darouriyyates).

L’imam Chatibi affirme que ce sont les versets révélés dans la période mecquoise qui vont établir les objectifs supérieurs et universels du droit islamique. Les versets révélés à Médine ne sont qu’une illustration du sens de ces objectifs. Cette remarque est d’une grande importance, car cela signifie que la pédagogie divine a établi ces objectifs dès les premiers instants de la révélation[6].

 

Chatibi va rénover les conditions de l’Ijtihad à la lumière de son étude et affirme que le degré de l’Ijtihad est atteint lorsque deux qualités sont présentes[7] :

1-une profonde compréhension des finalités des prescriptions islamiques (maqassid al ahkam).

2-une maitrise suffisante des différentes méthodes de déduction et d’extraction (istinbat) fondées sur la connaissance et la compréhension des sources scripturaires (qui viennent selon Chatibi en second degré).

Dans son livre « al-mouwafaqat  »,  l’imam Chatibi stipule que le Prophète (prière et salut sur lui) n’a jamais promulgué une loi sans que la communauté ne soit prête à l’appliquer. C’est dire le dynamisme caractéristique de la jurisprudence islamique qui doit prendre en considération la maturation de la communauté. L’Ijtihad doit donc opérer une double médiation du texte divin et du contexte humain. Chatibi en initiant son travail inductif et déductif à partir des sources scripturaires avait clairement stipulé que les finalités restent au centre de tout effort d’Ijtihad.

Malheureusement, ces œuvres n’ont pas été exploitées par les savants antérieurs[8] car le monde islamique sombrait dans la décadence. Il a fallu attendre la fin du 19ème siècle pour voir cette théorie ressusciter avec les savants réformistes[9] tels que Mohamed ’Abdou et notamment avec le Cheikh Tunisien At-Tahir Ibn ’Achour ainsi qu’avec le grand réformateur marocain ’Allal Al Fassi (m.1973) qui enseignait cette science dans la fameuse université d’Al Qarawiyyine.

Vers la maturation …

Il convient de noter, à ce stade de notre étude, qu’un ensemble de savants avait remarqué le caractère restreint de la liste des objectifs supérieurs formulés par l’imam Chatibi et ses prédecesseurs. En effet, le nombre et la nature de ces finalités et objectifs doivent être reconsidérés et repensés afin de tenir compte du contexte[10]. Listons désormais quelques contributions qui méritent une attention particulière[11].

Le Cheikh At-Tahir Ibn ’Achour (1879-1973), rejetant l’idée selon laquelle la porte de l’Ijtihad serait fermée (à la fin du 5 ème siècle), a prôné le recours à la raison en donnant une place prépondérante à l’esprit et aux visées de la législation. Aussi, son livre, de par sa clarté d’exposé, sa rigoureuse méthodologie et ses analyses pertinentes, constitue l’un des meilleurs écrits dans ce domaine. Ce qui lui a valu légitimement d’être le précurseur moderne à la revivification de ce savoir. L’imam Ibn ’Achour regrettait que la catégorisation classique des objectifs soit très limitée, et qu’elle ne soit pas placée à la tête des sources de la législation islamique (Coran, Sunna, unanimité, Quiyas) dès la naissance de la science des fondements du droit et de la jurisprudence (usûl al fiqh) ; ce qui aurait permis de réduire le nombre de divergences[12]

Dans cette perspective, le Cheikh At-Tahir Ibn ’Achour a rajouté plusieurs objectifs supplémentaires : la liberté, l’égalité ainsi que l’union (al wahda), la sécurité (al amn) et le bien-être de la société (al jamaa)[13]. Il insiste, à l’instar de l’imam Chatibi, sur la finalité de la souplesse et de la modération. "Je suis envoyé pour parfaire le bon comportement" dit le hadith Prophétique[14].

Le Dr Abdelmajid Najar, a tenté d’énumérer dans son livre "maqassid Chari’a", toujours en s’inspirant du travail de l’imam Chatibi et l’imam Ibn ’Achour, un ensemble d’objectifs permettant de rendre compte de la voie musulmane, de sa philosophie et de son éthique. Dans son étude des finalités novatrices, on découvre entre autres :

 

– Préserver l’humanité de l’Homme,

– Préserver le bien-être de la nature et l’équilibre du système écologique,

 

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Un autre savant, Cheikh Dr. Taha Jaber Al ’Alwani appelle à la reconsidération fondamentale de tous ces objectifs qui ne conviennent pas aux interrogations des sociétés contemporaines. Pour ce faire, il propose d’établir le corpus des finalités en amont de l’analyse circonstanciée des textes afin de ne pas se perdre dans la littéralité de certains textes ou certains carcans culturels des sociétés anciennes.

Selon lui, les finalités ultimes visées par la religion sont de l’ordre de trois : l’Unicité, la spiritualité et la civilisation (citoyenneté/vivre ensemble). Toutes les autres finalités générales et partielles, de moindre niveau doivent décliner de ces trois, plus englobantes, y compris les cinq objectifs élaborés par Chatibi. Le Cheikh Dr. Taha Jaber Al ’Alwani relève que la tendance naturelle des savants par rapport aux règles prescrites (Hukm pl. Ahkam) était d’insister sur les devoirs et les interdictions et non sur les droits et les libertés qu’il préconise, lui, de mettre en avant[15].  

Quant au Cheikh Abdessalam yassine, il considère que les objectifs supérieurs de la religion sont au nombre de deux : la justice et la spiritualité[16]. Il insiste, entre autres, sur le principe de la « choura » (qui englobe l’idée du pluralisme et de la concertation) et sur la miséricorde qui est le but ultime de l’envoie des Prophètes.

En résumé, la tendance générale s’oriente vers la reconsidération des anciennes catégories déjà établies, car elles continuent d’entretenir des rapports de prééminences de certains objectifs au détriment d’autres qui s’imposent aujourd’hui.

Conclusion

Nous avons donc développé les concepts principaux concernant les finalités de l’islam telles qu’elles ont été étudiées par les premiers théoriciens du droit musulman et revues par quelques savants contemporains. En définitive, il convient de dire que l’ijtihad moderne ne peut être efficace que s’il est pratiqué dans le respect des visées générales de la législation islamique. Ainsi la fidélité aux objectifs de la religion est une condition première qui doit naturellement orienter les modalités d’extraction des règles à partir des sources scripturaires, évitant ainsi la transposition quasi-mécanique des textes scripturaires dans le registre de la vie.



[1] Chatibi est un juriste Andalous de l’école malékite qui a de large contribution dans l’élaboration de la science des objectifs ultimes de la Chari‘a.

[2] Des savants tels que Abu Al Walid Ibn Roushd, Fakhr Eddine Ar-Razi, Abu Bakr Ibn Al ’Arabi, ’Iz Eddine Ibn ’Abdessalam, Ibn Taymiyya et son élève Ibn Qayyim.

[3] Voir ’Abd Al Wahhab Khallaf , « Les fondements du droit musulman » ( ‘ilm ussul al fiqh ) , pages 315 et 316, éditions Al Qalam, Paris, 1997.

[4] Il s’agit de la catégorisation/classification des finalités établit par Al juwayni et reprise par Al Gazali mais l’ordre est sensiblement différent.

[5] Créer sa propre entreprise fait partie dans l’absolu de la catégorie "Al-Hajiyyattes", mais la créer en respectant l’éthique et les finalités supérieurs de l’économie islamique devient à nos jours une priorité essentielle à classer dans la catégories des "Ad-Daruriyyattes".  

[6] Chatibi, livre "al mouwafaqate", vol 4, p 368-370.

[7] Chatibi, livre "al mouwafaqate", chapitre « les condition de l’ijtihad », vol 4, p 640-679.

[8] Notons que la théorie de l’imam Chatibi a suscité de nombreuses critiques de la part de certains savants de son époque.

[9] La première édition du livre "al mouwafaqate"  de l’imam Chatibi en 1884 avec le commentaire de trois savants de la prestigieuse université de la Zitouna. Il convient de noter que cette institution a formé de nombreux imams et de nombreux promoteurs d’une renaissance arabo-musulmane. En 1830, les muftis de la mosquée promulguent une fatwa reconnaissant la validité de la théorie héliocentrique de Galilée.

[10] On peut citer déjà, et même, au 7ème siècle de l’Hégire (époque entre Al Ghazali et Chatibi), l’imam Ibn Taymiyya qui avait observé le caractère insuffisant desdits cinq ou 6 objectifs de la religion. Il avait ajouté aux cinq objectifs supérieurs : le fait d’honorer les contrats, de respecter les droits des voisins, l’amour en Dieu, la sincérité et bien d’autres vertus.

[11] Pour ne citer qu’eux , car je ne prétends pas que ce sont les seuls savants qui méritent d’être évoqués. D’autres éminents savants continuent d’enrichir cette théorie des maqassid tels que Dr ’Abdallah ben Bayya, Dr youssef Al Qaradawi, Dr Ahmed Rayssouni et Dr jamal Eddine ’Attiyyah etc.

[12] Ce fut le premier savant qui a donné une définition canonique aux "maqassid" en notant : "Les maqassid de la charia sont les notions et les sagesses remarquées de la part du Législateur dans toutes les situations de la Loi ou leur majorité. Il y est intégré les points suivants : les caractéristiques de la Loi, ses finalités ultimes, les sens (notions) que toute Loi comprend. " Cheikh At-Tahir Ibn ‘Achour dans son livre "Maqassid Chari’a, p 154.

[13] Le Cheikh Ibn ’Achour justifie cela par le fait que l’islam insiste sur l’unité de la jamaa dans nombre de références. On peut citer l’exemple du prophète qui a préféré préserver l’unité du groupe en renonçant à son souhait de détruire la Kaaba afin de la rebâtir sur les bases d’Ibrahim et de la doter de deux portes l’une à l’Est et l’autre à l’Ouest. L’obligation de la prière collective, de la prière du vendredi, du jeune du Ramadan, du pèlerinage peuvent corroborer cette synthèse.

[14] Dieu dit “Dieu n’impose à aucune âme une charge supérieure à sa capacité. Elle sera récompensée du bien qu’elle aura fait, punie du mal qu’elle aura fait” (Coran 2/286). Et selon Abu-Horaïra, le Prophète a précisé : “La religion en principe est de pratique facile. Que personne ne cherche à être trop rigoureux dans l’observance de la religion sinon il succombera à la tâche. En conséquence restez dans un juste milieu en cherchant à vous rapprocher de la perfection. Ayez bon espoir et appelez à votre aide la prière le matin, le soir et un peu aussi pendant la nuit.” (Rapporté par Al Boukhari)

[15] Dr Jaber Taha Al ’Alwani, Scientific Review of European Council for Fatwa and Research, revue semestrielle N° 4-5 (juin 2004/1425H).

[16] Abdessalam Yassine, dans sons livre Nadarate fi al fiqh wa tarikh, p 53-85, 1ère édition 1989 (Maroc).

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