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Les féminismes islamiques

L’Arabie Saoudite, lieu de révélation de l’islam, a projeté d’accorder aux femmes le droit de vote aux élections municipales. La possibilité de participer à la délibération politique leur avait été jusqu’à présent déniée par les dirigeants du seul pays au monde à porter le nom d’une famille, allié stratégique des États-Unis dans la péninsule arabique, qui s’émeut moins de la présence de bases militaires étrangères sur son sol que des femmes dans l’espace public.

L’éveil tardif et opportuniste des autorités saoudiennes rend compte d’un écart avec le message prophétique, comme en témoigne dans le Coran lui-même la scène d’ordalie rapportée par la sourate Imran – où le prophète, pour délibérer, se présente avec tous les membres de sa maison, sans établir aucune distinction de genre –, ou encore la participation des femmes partisanes de l’Islam dans les combats de la bataille d’Uhud en 625 dirigée par les exilés de Médine contre les riches familles mecquoises polythéistes.

À cette occasion, le prophète rendit hommage à l’une d’entre elles, Nassiba, dans un hadith authentique : « Quand je regardais à droite ou à gauche, je la voyais combattre nos ennemis. » Nassiba attire l’attention du prophète sur le fait que seul le genre masculin était mentionné dans les injonctions divines ; un verset répondra à ses revendications : « Les musulmans et les musulmanes, les croyants et les croyantes […] ceux et celles qui sont véridiques et sincères, Dieu leur a préparé une absolution et une énorme récompense. » La curiosité et l’audace intellectuelle des femmes de Médine ont été saluées dans les hadiths mais seront pourtantpassées sous silence, voire oubliées au profit d’une injonction à l’effacement et au désengagement.

La tradition comme subversion

Fortes de la mémoire des luttes initiées par le prophète lui-même et lisibles dans la Sunnah et le Coran, des femmes musulmanes vont entreprendre un examen critique et systématique des sources théologiques, pour tracer une ligne de démarcation nette entre les injonctions de l’islam et des pratiques qui, sous le masque religieux, relèvent en fait du patriarcat antéislamique. L’entourage féminin du prophète, auquel Abdallah Penot a consacré un lumineux essai en 2010[1], joue aussi un rôle déterminant puisque l’islam se fonde certes sur un texte sacré – une récitation, le Coran – mais aussi sur une pratique – la Sunnah –, c’est-à-dire le comportement modèle du prophète, auquel chaque croyant doit s’efforcer de ressembler. Ces lectrices ont le sens de l’histoire et des luttes contre l’oppression de genre qui ont été l’une des priorités de Muhammad.

En effet, l’idéologie de la classe dominante – celle des riches marchands de La Mecque des années 500 – était résolument patriarcale et au service de traditions héritées des anciens et de représentations païennes. Des cultes divers étaient rendus à des statues censées assurer la prospérité de la cité ; cette classe dominante s’accommodait fort bien de l’inégalité et du fait que les femmes, notamment, étaient enterrées vivantes à la naissance, selon une tradition tribale que le prophète Muhammad dénonça et fit disparaître. Ses prises de position en faveur de la dignité des opprimés – notamment des femmes – rendirent son message insupportable à l’élite marchande qui sentait son pouvoir menacé. Cette dernière reprochait à Muhammad de semer la discorde et de troubler l’ordre de la cité instauré par les ancêtres.

Ce dernier argument d’autorité, souvent cité y compris par l’oncle du prophète qui l’assurait de sa protection, fut d’ailleurs systématiquement balayé par Muhammad. Un autre fondement significatif du féminisme islamique est le point de vue selon lequel l’exil des musulmans à Médine en 622 marque un point de rupture avec les gens de La Mecque et la période de jahiliya (période pré-islamique). Ce n’est donc pas la naissance du prophète (en 570) qui marque le début de l’ère islamique, mais le statut spécifique de l’exilé et des minorités opprimées. Conformément à la parole de l’imam Ali, « un jour de justice pour l’oppresseur est bien plus terrible qu’un jour d’injustice pour l’opprimé ». La figure du devenir-minoritaire s’avère ainsi centrale voire constitutive de la pratique islamique, et celles qui se revendiqueront ensuite du féminisme islamique ne l’oublieront pas.

Un changement de paradigme

Le « féminisme islamique » émerge dans les années 1990 dans de nombreux pays du Maghreb comme du Machrek avec le changement de paradigme féministe qui s’est opéré au sein de la oumma – communauté islamique, terme dérivé, contrairement à son équivalent français «  patrie », de oum qui désigne la mère. Chercheuse de l’université de Georgetown, Margot Badran a consacré à la généalogie du féminisme islamique plusieurs ouvrages, dont notamment Feminists, Islam and Nation (1996) et Feminism in Islam : Secular and Religious Convergences (2009). Badran propose une définition succincte du féminisme islamique comme « un discours et une pratique féministes qui tirent leur compréhension et leur autorité du Coran, recherchant les droits et la justice dans le cadre de l’égalité des hommes et des femmes dans la totalité de leur existence ». Cette égalité s’applique à tous les niveaux dans la mesure où du point de vue du fiqh – jurisprudence islamique – la dichotomie public / privé n’est pas pertinente : tout est déjà politique.

Badran identifie deux positions antagonistes traversant l’islam et son histoire : celle de « la notion coranique révolutionnaire d’égalité des sexes » et celle des cultures patriarcales dans lesquelles l’islam est apparu et avec laquelle il s’est souvent confondu. Le projet du féminisme islamique est donc d’exposer et d’éradiquer les pratiques inégalitaires et patriarcales qui se présentent comme islamiques. On voit combien il se met en porte-à-faux des termes mêmes qui le composent : d’un côté le féminisme et de l’autre l’islam. Au sein de l’oumma, certains ne veulent pas perdre leurs privilèges. Et à l’extérieur, on trouve problématique ce processus d’autonomisation des femmes qui engagent un dialogue interculturel aux antipodes du fantasme néo-conservateur et islamophobe du « clash de civilisations » et qui fait le choix d’emprunter d’autres stratégies.

Égypte, Iran, Afrique du Sud, Malaisie

Quatre manifestations des féminismes islamiques peuvent être examinées dans quatre lieux et périodes différentes : l’exemple de l’Égypte indépendante, de l’Iran post-khomeyniste, de l’Afrique du Sud en situation d’Apartheid et enfin celui qui se développe en Malaisie. Parmi les nombreuses théoriciennes contemporaines en exercice, on peut citer : Amina Wadud (Sud-Africaine), Asma Barlas (Pakistanaise), Ziba Mir-Hosseini (Iranienne), Asma Lamrabet (Marocaine), et Rifaat Hassan (Pakistanaise).

Le féminisme islamique égyptien est indissociable du nom de Zaynab al Ghazali. Née en 1917, al Ghazali commence à militer dès l’âge de dix-huit ans ; elle est alors proche de l’Union des femmes égyptiennes, une organisation laïque créée dans les années 1920 qui rejette la tutelle britannique. Mais elle s’en écarte progressivement, convaincue que l’islam peut fournir aux femmes égyptiennes des perspectives de libération réelles. Elle fonde alors son propre mouvement, l’Association des femmes musulmanes, en 1936. Elle ne négligera pas pour autant le dialogue avec d’autres mouvements féministes ; elle noue des alliances, comme celle de 1952 lors de la crise de Suez, où elle rejoint une organisation au large spectre – comprenant notamment des socialistes et des nationalistes arabes –, le Comité des femmes pour une résistance populaire.

Al Ghazali prend part à la da’wa – c’est-à-dire à l’appel ou invitation, souvent assimilé de manière abusive à une forme de prosélytisme alors qu’il s’agit plutôt d’une revivification du message, appréhendé comme universel dans la mesure où le Coran se clôt par une sourate adressée aux gens, et non plus seulement aux croyants. Zaynab al Ghazali déplore, dans le prolongement des analyses de Sayyid Qutb, l’éclatement de la famille égyptienne traditionnelle tout en dénonçant une version « importée » de la libération des femmes – prisée par les mouvements laïques égyptiens – qui selon elle ne vise qu’à soutirer une force de travail supplémentaire au détriment des liens sociaux. Dans le même temps, néanmoins, elle n’hésite pas à divorcer d’un mari qui lui reproche ses activités militantes, s’appuyant sur la primauté de l’obéissance à Dieu. Elle déclare rétrospectivement : « L’Association des femmes musulmanes n’était pas spectatrice, elle parlait franchement de ce qui se passait, sans se soucier de déplaire à quelques-uns si elle plaisait à Dieu. »

En Iran, après la révolution islamique, des femmes se sont associées à certains dignitaires religieux pour revendiquer leurs droits. Le journal Zânan – « femmes » en persan – qui a bénéficié du soutien de la présidence réformiste de Muhammad Khatami (entre 1997 et 2005), témoigne de cet engagement public et islamiste des femmes, à la faveur de la révolution : les Iraniennes contestent alors la loi dite « de la protection de la famille » – qui autorise la polygamie sans l’aval de l’épouse si l’époux a les moyens financiers requis. Si le projet de loi a été retiré sous la pression des féministes, la publication de Zânan a néanmoins été interdite en février 2008, sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Très impliquée contre le régime du Shah dans les

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années 1970, sa fondatrice promeut une lecture du Coran dans le prolongement de celle développée par Ali Shariati (1933-1977), notamment dans l’opuscule Fatima est Fatima, issu d’un discours prononcé sept ans avant son assassinat par la Savak (la police politique qui sévissait sous le régime du Shah). Avec ce titre en forme de tautologie, Ali Shariati met en évidence le fait que Fatima, fille du prophète Muhammad et épouse de l’imam Ali, est avant tout elle-même et qu’elle incarne, en ce sens, un projet islamique d’autonomie des femmes. Si Shariati n’emploie pas lui-même l’expression, les universitaires iraniennes Afsaneh Najmabadeh et Ziba Mir-Hosseini qualifieront explicitement cette autonomie politique de «  féminisme islamique ».

Le féminisme islamique sud-africain présente de nombreuses similitudes avec les exemples égyptien et iranien, mais il est également fortement déterminé par les luttes contre les discriminations raciales. C’est un projet d’une lutte à la fois antisexiste et antiraciste qui a été mis en œuvre par l’organisation du Mouvement de la jeunesse musulmane fondé en 1970. Ce mouvement entre en confrontation avec des théologiens conservateurs qui jugent la discrimination de genre secondaire par rapport à la discrimination raciale. Or, comme le proclame un texte publié en 1984, intitulé The Call of Islam, les deux discriminations peuvent être contestées dans la perspective d’un féminisme islamique : « Nous croyons en l’égalité entre hommes et femmes, et nous croyons en l’affranchissement des femmes d’un héritage qui relève du déclin islamique. Nous sommes également convaincus du fait que notre pays ne sera pas libre tant que les femmes ne seront pas libérées, elles aussi, des normes sociales oppressives. »

Dès 1989, la lutte antisexiste est légèrement mise en retrait par l’organisation pour favoriser le retour des théologiens conservateurs dans la lutte nationale. Na’eem Jeenah, un témoin privilégié de ce mouvement, explique que dix ans plus tard, le féminisme islamique allait retrouver une place importante dans les discours politiques de sa communauté, avant d’être plus marginalisé à la suite du 11 septembre et de la vague d’islamophobie qui, selon lui, rend les musulmans moins sensibles aux arguments progressistes et plus enclins à écouter les théologiens conservateurs.

Cette perte de vitesse du féminisme islamique ne se constate pas en Malaisie où le projet non seulement perdure, mais s’institutionnalise. L’organisation Sisters in Islam a été fondée en 1990 à l’issue d’une rencontre entre avocates, activistes, universitaires et journalistes déterminées à organiser la défense des femmes lors de comparutions judiciaires. Zainah Anwar, qui a dirigé Sisters in Islam pendant vingt ans, explique dans un entretien à une publication malaysienne, daté du 30 mars 2008 : « C’était le moment d’une épiphanie. On s’est mises à lire le Coran avec un regard neuf. C’était un processus de libération de comprendre que le Coran parlait pour les femmes, qu’il pouvait alléger nos charges et nous rendre plus fortes. » Le mouvement Musawah est créé en 2009 par les militantes de Sisters in Islam et a pour vocation de s’intéresser au droit de la famille.

Dans leur plateforme, elles déclarent notamment : « La construction inégale des droits propres à chaque sexe s’est reproduite dans les lois de la famille coloniale et postcoloniale. Celles-ci ont amalgamé les concepts juridiques classiques, les influences coloniales et les aspects négatifs des coutumes locales. […] La plupart des lois musulmanes de la famille actuelles ont été élaborées suivant ce procédé et sont par conséquent fondées sur des postulats et des concepts qui n’ont plus de rapport avec les besoins, les expériences et les valeurs des musulman-e-s d’aujourd’hui. »

La voie et le droit, déconstruire la machine juridique

Elles déconstruisent ainsi la machine juridique hybride qui fait perdurer l’inégalité de genres et se fondent pour cela sur les concepts théoriques fondamentaux de la religion musulmane. Elles soulignent en particulier, à l’instar des autres féministes islamiques, la distinction fondamentale entre la chari’a – « voie révélée », ensemble des principes religieux révélés au prophète Muhammad – et le fiqh – ou philosophie du droit islamique qui constitue le processus par lequel les musulmans et les musulmanes établissent des lois juridiques concrètes, fondées sur les deux sources de la pratique et de la pensée islamique, le Coran et la Sunnah prophétique. La confusion règne parfois entre les produits du fiqh – toujours faillibles – et ceux de la chari’a. Deux commandements juridiques doivent être distingués, dans cette perspective critique, les mu’amalat – décrets transactionnels (susceptibles d’être modifiés) et les ‘ibadat – décrets dévotionnels qui laissent peu de latitude aux changements. De nouvelles interprétations sont requises pour conformer les lois aux réalités changeantes du temps et de l’espace (zaman wa makan).

C’est dans ce contexte particulier qu’intervient l’ijtihad – ou l’effort interprétatif, la réflexion rationnelle mise en œuvre pour se confronter à de nouveaux problèmes. Quant à la chari’a – dont le seul nom prononcé d’une voix lugubre aux intonations gutturales par des éditocrates non arabophones fait frémir dans les chaumières –, il faut rappeler, avec Musawah, la définition qu’en donne Ibn Qayyim al-Jawziyyah, juriste du xvie siècle : « Les fondements de la chari’a sont Justice, Clémence, Intérêt général et Sagesse. Toute démarche qui se détourne de la justice vers l’injustice, de la clémence vers son contraire, de l’intérêt commun vers l’égoïsme et de la sagesse vers la futilité, n’est pas accomplie au nom de la chari’a mais y aurait été introduite par le biais de l’interprétation. » Il n’existe pas de droit islamique centralisé et la multiplicité des écoles juridiques, ainsi que des lois islamiques, témoigne bien du fait que les différentes opinions – ikhtilaf – font partie intégrante du fiqh, l’objectif étant la maslaha, c’est-à-dire la réponse adéquate aux intérêts communs.

Genderless God

Comme l’observe Margot Badran, les féminismes islamiques font partie intégrante des arguments philosophiques et politiques de l’islam progressiste (progressist Islam), apparu dans les années 1990 en Afrique du Sud, et qu’il ne faut pas assimiler à un modernisme oublieux de la tradition, mais plutôt à une revivification de cette tradition que les conservatismes ont affadie. Les féminismes islamiques s’organisent à la fois nationalement et transnationalement – comme à Barcelone en 2005 lors de la première conférence sur le féminisme islamique où des militantes de différents pays ont partagé expériences communes et trajectoires singulières.

Au final, les féminismes islamiques s’exposent à une double hostilité  : d’une part, celle des milieux musulmans conservateurs – notamment du wahhabisme saoudien – et, d’autre part, celle de nombre de féministes blanches qui se pensent, à l’instar des théologiens obtus qu’elles abhorrent, seules garantes de l’autonomie de toutes les femmes. Leur «  universalisme », qui exclue la possibilité que des femmes puissent trouver dans la religion, et singulièrement dans l’islam, les ressources nécessaires à leurs luttes pour l’émancipation, pourrait s’avérer en définitive moins libérateur pour les femmes musulmanes que le Genderless God auquel se réfère le sheikh Abdal Hakim al Murad dans la perspective d’un monothéisme pur et dépouillé de l’instrumentalisation hétéro-patriarcale des pratiques religieuses.

[1] Abdallah Penot, L’Entourage féminin du Prophète, Paris, Éditions Entrelacs, 2010.

Publié dans la Revue des Livres n°2

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