La question des questions qui se pose à la civilisation russe est de savoir où elle pourrait se situer en cas de confrontation entre la civilisation occidentale et l’islam ? La Russie sera-t-elle ou non une des parties en conflit ? Notre dialogue avec l’Orient, est-ce la paix ou la guerre ?
L’histoire fournit une multitude de réponses à cette question.
Le voisinage géographique de la jeune Russie avec l’immense monde de l’Asie centrale engendra une série de guerres acharnées entre la Moscovie et la Horde d’or.
Dans un premier temps, les armes des nomades – cottes de mailles, arcs, flèches, petits glaives – enthousiasmèrent les Russes. Puis ils furent envoûtés par leur tolérance religieuse. A la charnière des XIIIe et XIVe siècles l’Etat tout entier tomba sous le joug tataro-mongol pour près de deux cents ans, mais les cavaliers sauvages ne touchèrent ni aux églises, ni aux monastères. Il est vrai que la Horde s’islamisa seulement au XIVe siècle, vers la fin de sa domination sur la Russie. Quoi qu’il en soit, cette “rencontre” avec l’Orient fut pour le pays conquis une leçon de barbarie militaire et de cruauté donnée par ces hérétiques, mais aussi, surprise, de tolérance à l’égard de la foi, de la culture et des moeurs d’autrui.
La Russie suivit cet exemple après la disparition de la Horde d’Or, lançant à son tour une marche longue de plusieurs siècles sur l’Orient, d’abord contre Kazan, puis contre la Turquie et le Caucase, enfin contre toute l’Asie centrale.
Des millions de Musulmans devinrent alors sujets de l’Empire russe, qui n’en prit pas prétexte pour christianiser de force ses fiefs orientaux. La Grande Catherine II fut parmi ceux qui donnèrent un signal de loyauté, ordonnant en 1787 de publier le texte du Coran en arabe. Dans le cadre des guerres sanglantes menées à l’époque contre la Turquie, ce geste de la “grande tentatrice des esprits” ne manqua pas d’efficacité.
Certes, l’icône russe et l’ornement oriental sont toujours en désaccord. Le Coran interdit d’utiliser pour la prière quelque figuration que ce soit : le Dieu des musulmans n’a pas d’image et les tentatives de le représenter soit comme un vieillard assis sur des nuages, soit comme un jeune homme crucifié leur semblent naïves et ridicules. Seul le fin ornement sur la Parole divine est, pour le musulman, une allusion à l’esprit sacré d’Allah.
Et pourtant, un pont solide entre l’islam et la Russie a été jeté, celui de la culture russe. Celle-ci est synthétique. L’islam bien que discret y est présent. Pouchkine fut le premier à avoir introduit l’Orient exquis dans l’âme russe, et la première oeuvre de son jeune génie, “Rouslan et Lioudmila”, naquît sous l’influence de l’Orient. Chez Pouchkine, la neige rencontre les étoiles de la nuit arabe. Après Pouchkine, la mode de la Crimée musulmane, du Caucase et de tout autre Orient coula dans les veines de la poésie russe et, à travers Lermontov, les arabesques de Gogol et la prose caucasienne de Tolstoï, atteignit le XXe siècle, parvenant jusqu’à Nikolaï Goumiliov, qui partit à la recherche de son Orient à lui dans l’Afrique musulmane.
Les églises pyramidales, dont certains éléments rappellent les habitations de feutre des nomades, virent le jour en Russie après les contacts avec la Horde. A la fin du XIXe siècle, l’esprit des ornements orientaux se fit sentir dans les façades de nombreux bâtiments de Moscou. Vroubel, ce peintre de génie, consacra, à cette même époque, ses meilleures toiles aux beaux et terribles démons de l’Orient. L’imagerie islamique pénétra la vie quotidienne, les ballets russes de Diaghilev, le dessin journalistique. Mais c’est bien la musique russe qui devint le principal trophée de l’Orient et les perles de la musique symphonique et d’opéra – Shéhérazade de Rimski-Korsakov, Le Prince Igor de Borodine, les mélodies de Balakirev – sont enfilées sur l’ornement. Au XXe siècle, le délice oriental fut repris par le génie de Stravinsky.
Dans la Russie d’aujourd’hui, l’univers islamique, puissant torrent de beauté, se jette dans la culture russe.
L’exemple le plus éclatant est l’oeuvre de l’écrivain de langue russe Timour Zoulfikarov, un des prétendants au Prix Nobel de littérature. S’il en devenait lauréat, ce serait un événement en Russie et dans le monde musulman. La langue russe est dénuée de la rigueur propre aux règles de l’iconographie, elle est puissante, exigeante et décontractée, elle recèle suffisamment d’énergie pour transmettre le tempérament islamique mais sa finesse reproduit facilement la fine dentelle des humeurs.
Même la guerre a permis aux Russes de créer quelques oeuvres éclatantes. Ce sont, d’abord, deux films, La Guerre d’Alexeï Balobanov, et Le Musulman de Valeri Zolotoukha. Dans ce dernier film, la guerre en Afghanistan sert de prétexte pour réfléchir à la prédestination suprême, sur terre, d’un peuple orthodoxe et de son frère islamique. Cette prédestination est bien une harmonie, une vie au nom de la création. C’est comme le châssis argenté et finement ciselé qui entoure l’icône de la Mère de Dieu.
Merci à l’Agence Ria Novostni
GIPHY App Key not set. Please check settings