La charia et les droits de la femme au 21è siècle (3/3)
La stratégie des « meilleures pratiques »
Confrontées à un grand éventail d’interprétations dans les règles appliquées au statut de la femme dans les différents pays musulmans, les organisations de défense des droits des femmes comprennent parfaitement la vanité d’essayer de remettre en cause les interprétations qui sont à la base des règles appliquées dans un pays donné.
Les ONG féminines « Collectif 95 Maghreb-Egalité » (qui regroupe les associations féminines les plus importantes du Maroc, d’Algérie et de Tunisie), et l’association « Sisters in Islam » de Malaisie ont étudié conjointement ces questions, et proposé une nouvelle stratégie pour faire progresser la cause des droits des femmes musulmanes :
« Si toutes ces différentes règles appliquées dans différents pays sont également valables dans la charia, et si certaines d’entre elles accordent plus de droits aux femmes ou protègent mieux leurs intérêts, n’est-ce pas ces règles (dénommées les “meilleures pratiques” du droit musulman) qui devraient s’appliquer en droit de la famille, en ce début du 21è siècle, de préférence aux règles qui sont moins favorables aux droits des femmes ? Pourquoi les femmes devraient-elles faire les frais de ces différences d’interprétation, qui sont clairement le fait des hommes ? »
A l’appui de ce dernier point, les ONG féminines rappellent que les Codes de Statut Personnel des différents pays musulmans font périodiquement l’objet de révision (Egypte 2000, Mauritanie 2001, Maroc 2004, Algérie 1984 et 2005…), alors qu’ils se basent sur les prescriptions coraniques et la Sunnah. Si les règles présentées dans ces codes ont été périodiquement changées, n’est-ce pas là la preuve que beaucoup de dispositions contenues dans les codes de droit de la famille relèvent du choix des hommes, et non de prescriptions religieuses ?
Or, parmi la panoplie de règles juridiques qui définissent ce statut, il est possible d’identifier, pour chaque rubrique, des règles spécifiques, appliquées dans un pays donné, qui octroient plus de droits aux femmes ou qui protègent mieux leurs intérêts.
D’après les organisations de défense des droits des femmes, l’application de ces règles (dénommées par elles « meilleures pratiques » du droit musulman de la famille) contribuerait à réformer le droit de la famille “de l’intérieur”, dans le cadre de la charia, et à le rapprocher de manière significative des normes internationales contemporaines.
Exemples des « meilleures pratiques »
Les « meilleures pratiques » de droit musulman de la famille auxquelles ces associations se réfèrent n’ont rien de révolutionnaire. Par définition, elles ne pourraient pas l’être, sauf à titre comparatif entre pays musulmans, puisqu’elles doivent toutes être conformes à la charia, et faire déjà partie du code de droit de la famille appliqué dans un pays musulman se rattachant à l’un des quatre rites sunnites. Elles se reconnaissent au fait qu’elles octroient plus de droits à la femme et à l’enfant, ou qu’elles protègent mieux leurs intérêts que d’autres règles de droit musulman relatives aux mêmes rubriques.
Afin d’illustrer ce que les « meilleures pratiques » recouvrent, l’association « Sisters in Islam » (SIS) de Malaisie en a dressé une liste représentative, basée sur les différents codes nationaux actuellement en vigueur dans le monde musulman, en les regroupant par rubrique.
Age du mariage :
18 ans pour les garçons et les filles (Maroc, Droit de la famille, 2004)
Consentement des parties :
Aucun mariage ne sera valable sans le consentement explicite des deux époux, exprimé librement par chacun d’eux (Tanzanie, Tunisie, Maroc, etc.)
Wali (Tuteur) :
En Tunisie, le mari et la femme ont le droit de contracter eux-mêmes leur mariage, ou de donner une procuration à leurs représentants.
Sri Lanka, Bangladesh, Pakistan (sous le rite hanafite) : aucun wali n’est requis pour les femmes de rite hanafite qui ont atteint la puberté.
Cameroun , Fiji, Gambie, Turquie, Uzbekistan, Kyrgyztan : aucun wali n’est requis.
Témoins au mariage :
Au Sénégal, deux témoins adultes sont requis, un par époux (sans spécification de sexe).
Polygamie :
En Tunisie, elle est interdite. Au Maroc, le Code de 2004 impose des conditions draconiennes et encourage l’épouse à inclure dans le contrat de mariage, si elle le désire, une clause pour interdire un second mariage de l’époux
Nouchouz (désobéïssance de l’épouse) :
Turquie, Indonésie, Tunisie : Egalité entre les époux dans les décisions relatives à la famille.
Divorce :
Tunisie : Le divorce est prononcé par le juge uniquement. L’homme et la femme ont les mêmes bases pour réclamer le divorce.
Indonésie : L’époux, marié sous la loi musulmane, doit fournir à la Cour de la charia une notification écrite de son intention de divorce. Les six raisons pour divorcer s’appliquent de la même manière à chacun des époux. Une procédure de réconciliation doit être appliquée. Dans le cas où elle échoue, le divorce est prononcé à titre définitif.
Pension alimentaire :
En Tunisie, l’épouse divorcée aux torts de son mari peut recevoir un montant forfaitaire, des biens mobiliers ou immobiliers ou des versements mensuels. Le montant de la pension est déterminé en tenant compte du niveau de vie auquel la femme était habituée durant son mariage.
En Turquie, la partie aux moindres torts et qui va subir un préjudice du fait du divorce peut demander une compensation raisonnable, payée mensuellement ou en un seul versement.
Droits de garde des enfants :
Cameroun et Républiques d’Asie Centrale : La garde peut être confiée à l’un ou l’autre des parents, en tenant compte des meilleurs intérêts de l’enfant.
Tunisie : Durant le mariage, les deux parents ont des droits égaux de garde. En cas de divorce, la Cour décide de la garde en fonction des meilleurs intérêts de l’enfant. Si elle est confiée à la mère, celle-ci l’exerce également en matière de voyage, d’éducation et des questions financières.
Portée des « meilleures pratiques »
Les dispositions juridiques qualifiées de « meilleures pratiques » peuvent sembler parfaitement banales, compte tenu des normes du droit de la famille, en ce début du 21è siècle. Mais, d’après les associations féminines, leur application améliorerait de manière considérable le cadre de vie de millions de femmes et d’enfants dans le monde musulman.
Dans un premier temps, elle réduirait de manière considérable les excès dont les autorités font preuve, dans de nombreux pays, dans l’interprétation des règles religieuses, au détriment des droits des femmes. Ces excès, fortement médiatisés au cours des dernières années, sont illustrés par l’interdiction faite aux femmes de conduire un véhicule, parce que ce serait contraire à la charia ; l’imposition d’une stricte ségrégation entre les sexes dans les lieux publics, les hôpitaux et le système éducatif ; l’obligation de porter des vêtements d’un type particulier tels que le hijab, le niqab ou la « burqua » ; ou même, parfois, l’interdiction d’exercer toute activité professionnelle…
A plus long terme, l’adoption des « meilleures pratiques » jetterait les bases pour la redéfinition du statut juridique des femmes, dans le monde musulman, en leur donnant les moyens de se protéger contre les abus auxquels elles sont parfois confrontées dans leur vie quotidienne, qu’il s’agisse de mauvais traitements, de violence conjugale, de répudiation, de polygamie, de pratiques discriminatoires sur le lieu de travail ou de harcèlement sexuel… Ce serait un premier pas important en vue d’aligner le droit des femmes et de la famille sur les conventions internationales signées par les Etats musulmans, et d’éliminer toutes les réserves qui les vident de l’essentiel de leur contenu.
Application de la stratégie des « meilleures pratiques »
Sur la base de leur expérience vécue en ce domaine, les ONG savent que la stratégie des « meilleures pratiques » du droit musulman de la famille n’a de chances de déboucher sur des résultats tangibles que si les associations féminines parviennent à persuader une majorité des acteurs politiques, économiques et sociaux du pays de l’intérêt, pour l’ensemble de la société, de l’adoption de ces « meilleures pratiques. »
Cette action doit donc, nécessairement, englober tout l’éventail des composantes de la société, qu’il s’agisse des pouvoirs publics, des organisations syndicales, ou des corps constitués à caractère religieux comme le Conseil des Oulémas. Elle doit également pouvoir s’appuyer, de manière fondamentale, sur les vrais détenteurs du pouvoir, au sommet de l’Etat.
Dans l’application de cette stratégie, les associations féminines s’appuient aussi, de plus en plus, sur les réseaux de coopération qu’elles ont tissés entre elles, sur le plan international.
Obstacles à l’adoption des « meilleures pratiques »
La stratégie des « meilleures pratiques » bouscule de nombreux intérêts établis, dans les pays où elle cherche à s’appliquer, comme en Malaisie ou au Maghreb. Ses défenseurs se heurtent, donc, à l’opposition de nombreuses institutions et corps constitués.
Les autorités politiques de nombreux pays ne souhaitent guère perdre une partie de leur emprise sur la moitié de la population, en dotant les femmes de règles qui leur permettraient de mieux défendre leurs intérêts dans la société, et réduiraient donc leur dépendance vis-à-vis des pouvoirs établis.
Les oulémas ont du mal à accepter l’idée d’une intrusion dans leur législation de nouvelles règles de droit musulman, basées sur un autre rite que le leur, alors que toute leur éducation a été basée sur une tradition de rejet des autres rites, depuis des siècles.
Les partis politiques, sachant qu’ils opèrent dans une société traditionnelle, rejettent par réflexe toute innovation touchant au domaine du sacré, avec la conviction qu’ils reflètent fidèlement les désirs de leurs électeurs.
Les partis fondamentalistes, pour leur part, ont fait de la religion, et en particulier du slogan « application de la charia », leur cheval de bataille pour accéder au pouvoir. Ils voient donc d’un mauvais œil toute innovation en matière de droit musulman, et la qualifient de « bid’a » à rejeter, pour éviter toute concurrence sur leur fief.
Les femmes elles-mêmes ont été conditionnées, dans les sociétés traditionnelles, à penser que les prescriptions coraniques en matière de droits des femmes sont immuables. Elles sont convaincues, dans leur grande majorité, que tout changement en matière de droit de la famille doit être rejeté, parce que de tels changements ont pour seul objectif de greffer en terre musulmane les idées et pratiques de l’Occident.
Enfin, sur le plan international, les Etats musulmans auraient beaucoup de mal à se mettre d’accord sur l’adoption des « meilleures pratiques », à appliquer de manière conjointe et cohérente dans l’ensemble des pays musulmans. Pour ne pas être débordés sur leurs flancs par les pays plus conservateurs et par les partis fondamentalistes, ils préfèrent souvent maintenir le statu quo, à quelques exceptions près.
Conclusion
Les juristes musulmans s’enorgueillissent de la flexibilité de la charia, qu’ils considèrent comme une bénédiction du ciel, et une preuve de sa vitalité et de sa capacité à s’adapter aux besoins de tous les musulmans, en tous temps et en tous lieux.
Cette capacité d’adaptation apparaît clairement dans les transformations qu’ont connues les règles de la charia au cours de l’histoire. Effectivement, dans l’écrasante majorité des Etats musulmans, les règles coraniques relatives à l’esclavage, la polygamie, la répudiation ; les sanctions de l’adultère, du vol ou du meurtre ; les règles du commerce, etc., ne sont plus appliquées. Les autorités politiques et religieuses de ces pays leur ont substitué de nouvelles règles plus adaptées aux besoins et aux conditions de vie d’une société musulmane évoluant dans les temps modernes.
Les associations féminines musulmanes auraient raison de se réjouir, elles aussi, de cette flexibilité, grâce à laquelle elles peuvent espérer accomplir des progrès considérables dans la protection des droits des femmes dans les pays musulmans, dans le respect aussi bien de la lettre que de l’esprit de la charia.
Car, si tous ces importants changements ont pu être effectués au fil du temps dans le cadre de la charia, et dans le respect de ses principes et de ses règles, comme en témoigne l’adoption par l’écrasante majorité des pays et communautés musulmans de ces règles, pourquoi la même démarche ne s’appliquerait-elle pas également à la question des droits des femmes qui, de par sa nature même, relève des mêmes dispositions juridiques que toutes les questions précitées ?
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