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Les indigènes de la république ont fait une erreur politique à propos du meurtre d’Ilan Halimi

« Quand il regardait Troy Peters, il voyait d’abord un Blanc, et après seulement un homme. Ça ne l’avait pas intéressé de découvrir qui était, au fond, son équipier, et de chercher à lire dans son cœur. Alors qu’il savait pertinemment que c’était l’attitude que des tas de Blancs avaient à son égard. »

George Pelecanos, Hard Revolution, 2004.

La participation aux Mouvement des indigènes de la république relève, depuis l’appel pour des assises de l’anticolonialisme postcolonial de janvier 2005, d’un engagement éthique et politique en faveur d’une émancipation contre toutes les oppressions qui n’implique pas l’expérience personnelle et directe de l’oppression postcoloniale. C’est mon cas. C’est dans le cadre de cet engagement que j’exprimerai mon désaccord avec le communiqué national du Mouvement sur le meurtre d’Ilan Halimi du 1e mars 2006 (http://www.oumma.com/article.php3 ?id_article=1952). Non pas pour ajouter de nouvelles divisions, voire de nouveaux procès en sorcellerie, comme s’en sont chargées déjà nombre d’interventions dans les médias depuis plus d’un an, mais pour faire vivre le débat au sein du Mouvement et parmi ses sympathisants.

Une erreur politique

Le principal défaut de ce communiqué est de s’inscrire implicitement dans une concurrence des antiracismes au lieu de situer, au contraire, le débat et le combat sur le terrain politique de la convergence des luttes contre les différentes oppressions. L’appel de janvier 2005 plaçait pourtant judicieusement la lutte contre l’oppression postcoloniale « dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et universelle ». Tout d’abord le communiqué marque une grande prudence dans la reconnaissance de la composante antisémite de ce crime. Or les présomptions aggravantes d’antisémitisme marquant ce crime n’étaient pas moins établies et la possibilité d’erreur pas plus importante que dans nombre de cas d’actes racistes qui nous mobilisent habituellement. Et au lieu d’une mise en cause claire des dangers de l’antisémitisme, le texte s’en prend exclusivement à la « classe politique » et aux médias.

Par ailleurs, en dénonçant « l’inégalité de traitement des différentes formes de racismes » et « le traitement d’exception accordé au racisme anti-juifs » sans rien dire du caractère inacceptable de l’antisémitisme, le communiqué met bien la concurrence des antiracismes au cœur de son analyse. Il y a certes un consensus large dans le monde politique français contre l’antisémitisme, ce qui n’est pas le cas pour les autres racismes (racisme anti-noirs, racisme anti-arabes, islamophobie, etc.). Mais pense-t-on pouvoir remédier à cette situation en jouant la concurrence des antiracismes ? Ou justement ne doit-on pas mettre en cause radicalement cet engrenage concurrentiel en insistant sur la constitution d’un espace commun contre toutes les oppressions (et donc tous les racismes) ? C’est en se mobilisant clairement dans les différentes luttes contre les diverses oppressions (et donc les divers racismes) que les indigènes montreront qu’ils sont un des mouvements les plus émancipateurs (et les plus antiracistes), contre tous ceux qui développent une visée seulement partielle d’émancipation (et un antiracisme partiel et partial). Et c’est donc en se mobilisant aussi contre l’antisémitisme qu’ils pointeront plus efficacement l’hypocrisie des forces politiques officielles et leur lâche tolérance vis-à-vis du racisme anti-noirs, du racisme anti-arabes, de l’islamophobie et plus largement des discriminations postcoloniales. Cette voie se présente comme une stratégie politique diamétralement opposée à celle de Dieudonné.

Des problèmes à clarifier

Associés à cette erreur politique, sont posés dans le communiqué tout un ensemble de problèmes qui devraient pouvoir être clarifiés dans l’avenir.

Antisémitisme et oppression postcoloniale

En se situant implicitement sur le terrain de la concurrence des antiracismes, le communiqué semble indiquer que la lutte contre l’antisémitisme et la lutte contre l’oppression postcoloniale se placent sur le même plan. L’antisémitisme aujourd’hui constitue un rapport social de domination historiquement situé, bien que fort ancien. Rapport social qui tend à stigmatiser l’ensemble des personnes supposées appartenir à « la communauté juive », et qui peut se traduire par des insultes comme des violences matérielles ou physiques. Ce rapport social puise dans des stéréotypes travaillés depuis longtemps dans l’histoire des sociétés humaines, mêlant des composantes anciennes (notamment d’origine catholique et/ou d’extrême-droite) et des composantes nouvelles (en particulier une judéophobie créant une assimilation entre juifs-sionistes-israéliens-gouvernement israélien, toutes catégories pourtant distinctes, dans une appropriation fantasmatique du conflit israélo-palestien). L’Europe a généré dans les années 1930-1940 une forme exacerbée d’antisémitisme qui a nourri un des génocides les plus barbares de l’histoire humaine : la Shoah. Aujourd’hui, en France et dans les pays européens, l’antisémitisme, toujours actif, ne constitue plus cependant un axe structurant des institutions et des rapports sociaux, à la différence de l’oppression postcoloniale.

Car l’oppression postcoloniale imbrique une diversité de racismes et de discriminations travaillant en profondeur la société française (1). L’islamophobie, entendue non pas comme la critique légitime d’une religion, mais la diabolisation de l’ensemble de ceux qui sont identifiés comme des « musulmans », constitue un rapport social de domination qui s’est consolidé depuis le 11 septembre 2001 et qui joue un rôle important depuis lors dans les modalités de l’oppression postcoloniale. La lutte contre l’oppression postcoloniale n’est donc pas qu’une lutte antiraciste, mais n’inclut pas, non plus, toutes les luttes antiracistes. Dans « la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités », la lutte contre l’oppression postcoloniale et les luttes contre tous les racismes apparaissent potentiellement complémentaires.

Un phrase dans le communiqué semble contredire l’équivalence implicite notée précédemment entre la lutte contre l’antisémitisme et la lutte contre l’oppression postcoloniale : « Alors que la révolte de novembre avait replacé le débat concernant l’immigration postcoloniale sur le terrain du système de discriminations ethniques et raciales, ce crime crapuleux fournit l’occasion rêvée de le rabattre une fois de plus sur le registre d’un antiracisme exclusivement moral fondé sur la lutte contre la « haine de l’Autre » et l’insécurité ». Mais, tout en précisant avec justesse que la lutte contre l’oppression postcoloniale ne se situe pas sur le même plan que la lutte contre l’antisémitisme, ce passage me semble apporter de nouvelles confusions.

Première confusion : il y a une tentation de disqualification d’un « antiracisme » qui ne serait que « moral ». Mais n’y a-t-il pas aussi une composante morale dans notre combat, et au moins deux étaiements moraux qui supportent notre lutte contre l’oppression postcoloniale et plus largement contre toutes les oppressions : le principe de commune humanité (selon lequel tous les humains seraient humains au même titre et devraient être dotés des mêmes droits) et une définition de la justice sociale comme refus de toute situation d’oppression. Certes le combat contre l’oppression postcoloniale ne se réduit pas à cette composante morale, il suppose aussi (comme le combat contre l’exploitation capitaliste, celui contre la domination masculine, etc.) la connexion avec des expériences vécues de l’oppression et une organisation politique autonome. Mais, au lieu de tendre à dévaloriser la composante morale de notre engagement, reconnaissons-la comme une des dimensions de notre combat ; dimension commune avec les diverses luttes antiracistes. Il faut certes se méfier des prétentions à l’universel qui peuvent servir de masques à des oppressions (comme l’a montré l’histoire de la traite des noirs, du colonialisme, etc.). Mais faut-il pour autant abandonner toute perspective d’universalisable pour un relativisme « post-moderne », selon lequel toutes les valeurs se vaudraient et donc rien ne vaudrait (2) ? Les combats contre les diverses oppressions n’y perdraient-ils pas une bonne part de leur carburant éthique ?

Il y a une autre confusion possible, à mon avis, dans la phrase concernée : on semble mettre le combat contre l’oppression postcoloniale au-dessus et l’« anti-racisme moral » au-dessous. Les indigènes n’ont-ils pas suffisamment soufferts, comme les féministes, d’avoir vu fréquemment qualifié leur combat comme étant « secondaire » par rapport à ce que serait « la contradiction principale » : « la contradiction capital/travail » ? Ne sont-ils pas alors conduits à reconnaître plus radicalement la pluralité des oppressions, au lieu de chercher une nouvelle « contradiction principale » qui les hiérarchiserait (3) ? Et la lutte commune contre les diverses oppressions (dont les divers racismes) ne sera-t-elle pas alors le résultat de convergences et de coordinations à établir plutôt que d’une « unité » donnée a priori par la fameuse « contradiction principale » (4) ?

Un « complot » politicien et médiatique ?

En parlant « d’une stratégie politicienne fondée sur l’exacerbation des différences communautaires, ethniques ou religieuses » et en écrivant qu’« il s’agit d’installer cyniquement l’idée d’une soi-disant guerre de religions », le communiqué se laisse aller à une vision exclusivement intentionnaliste et volontariste des processus sociaux, en donnant de la crédibilité au pauvre schéma du « complot » (5). Les dynamiques sociales qui nous écrasent et nous oppriment, si elles ont bien des composantes conscientes et volontaires, échappent pourtant le plus souvent au contrôle de tous, même des plus dominants.

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En insistant sur le rôle des médias et sur « la théâtralisation médiatique », le communiqué pointe certes un aspect important de la politique contemporaine. Et il est vrai que les indigènes, dès leur apparition, ont beaucoup été stigmatisés, voire diabolisés dans les médias. Mais trop se centrer sur les médias ne conduit-il pas aussi à se constituer un bouc émissaire facile ? Plutôt que chercher nos difficultés avant tout parmi nos adversaires désignés, ne faudrait-il pas également développer une lucidité autocritique sur nous-mêmes ? Pourquoi les indigènes ont-ils tant de mal à mobiliser ceux au nom de qui ils parlent ? Pourquoi n’ont-ils pas été en mesure d’apparaître comme un canal politique d’expression des révoltes de novembre 2005 ? Comment surmonter les divisions entre organisations, générations, genres, cultures, localités, personnalités, etc. pour bâtir un grand mouvement de lutte contre l’oppression postcoloniale ? Comment, dans nos revendications comme dans nos modes d’organisation, trouver de nouveaux équilibres entre la nécessaire solidarité collective et les aspirations de l’individualité de chacun, dans des sociétés devenues individualistes ? Il ne faudrait pas que la focalisation sur les médias ne nous empêche de formuler ces questions et d’autres.

Des oppressions intriquées plutôt que l’Opprimé

Enfin, il n’est pas sûr qu’un tel communiqué nous aide à résister à un piège courant dans le mouvements sociaux : la mythologisation d’une figure homogène et idyllique de l’Opprimé. Si on prend au sérieux la pluralité des oppressions et leur intrication complexe au sein de nos sociétés comme de la vie de chacun, on peut par contre mieux résister à une telle pente. Car on sait qu’un femme victime de la domination masculine peut avoir des paroles, voire des comportements, islamophobes, antisémites et/ou homophobes ; qu’un homosexuel victime de l’homophobie peut avoir des paroles, voire des comportements, islamophobes, antisémites et/ou sexistes ; qu’un juif victime de l’antisémitisme peut avoir des paroles, voire des comportements islamophobes, sexistes et/ou homophobes ; qu’un musulman victime de l’islamophobie peut avoir des paroles, voire des comportements, antisémites, sexistes et/ou homophobes ; etc. etc.

Nos adversaires constituent-ils notre principale boussole ?

Les éléments qui me sont apparus comme une erreur politique et comme des problèmes à clarifier dans le communiqué national du Mouvement des indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi ont peut-être une source partiellement commune : au lieu de consacrer d’abord le maximum d’énergie à étayer leur autonomie intellectuelle et politique, les indigènes ne sont-ils pas, paradoxalement, trop orientés, dans le feu de la polémique, par les positions de leurs adversaires ? Car se positionner principalement contre des adversaires, c’est encore être guidés par ces adversaires plutôt que par un cadre intellectuel et politique propre, attribuant une attention variable, et parfois nulle, à ces adversaires, en fonction de ses propres objectifs justement. Et plus on a des difficultés à embrayer de manière pratique sur la réalité et plus on peut être tenté de voir dans la polémique un exutoire ; de plus en plus utilisé d’ailleurs au fur et à mesure que la réalité s’éloigne.

La volonté de « choquer le bourgeois » n’est-elle pas une figure classique dans l’histoire des gauches radicales, qui les a fréquemment conduites à trop dépendre des fameux « bourgeois » et autres institutions « officielles » qu’elles s’efforçaient de « scandaliser », en les laissant fort peu assurées d’elles-mêmes en-dehors des plaisirs de la détestation ? On aurait ici à tirer quelques enseignements analogiques des remarques du philosophe Maurice Merleau-Ponty quant aux prétentions libertines et libertaires de ce qu’il appelait un « érotisme de la profanation » : « Que deviendraient les mauvais sentiments sans les bons ? Le plaisir de profaner suppose les préjugés et l’innocence. Il les suppose même chez le profanateur (…) Un certain érotisme suppose tous les liens traditionnels et n’a ni le courage de les accepter ni celui de les rompre. Ici libertin est un diminutif. (…) L’érotisme de la profanation est trop attaché à ce qu’il nie pour être une forme de liberté » (6).

Cette série d’analyses et d’hypothèses se présente comme une contribution parmi d’autres à une intelligence collective à construire. Faire des erreurs et tâtonner au milieu des problèmes est normal pour tout mouvement, encore plus pour un mouvement naissant comme celui des indigènes. L’important, de ce point de vue, est que le pluralisme, le débat contradictoire (mais dans le respect de chacun) et l’esprit d’auto-analyse critique en fassent un mouvement vivant. Car il ne faudrait pas que les indigènes, qui ont fait surgir en janvier 2005 la complication dans un débat politique de plus en plus aseptisé, se replient sur les recettes si souvent éprouvées dans les mouvements sociaux du manichéisme. Suivons ici l’inspiration de Lilian Thuram contre Sarkozy l’arrogante racaille : « Ce qui m’a marqué, c’est son assurance. L’assurance de quelqu’un qui ne doute pas. Voilà, cette absence de doutes. Moi, je pense que le doute est fondamental pour avancer. Il vous permet une réflexion sur vous-même, une remise en question qui, elle-même, vous permet d’avancer » (L’Équipe magazine, 25 février 2006).

Notes :

(1) Sur la notion d’oppression postcoloniale, on peut se reporter, entre autres, aux analyses d’Abdellali Hajjat (dans Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, 2005) et à celles de Sadri Khiari (dans Pour une politique de la racaille – Immigré-e-s, indigènes et jeunes des banlieues, Paris, Textuel, collection « La Discorde », 2006). Le premier a notamment la lucidité sociologique d’appréhender les rapports entre le colonialisme et le postcolonialisme comme relevant d’une analogie, incluant des proximités et des différences, des continuités et des discontinuités. Le second a notamment la lucidité politique d’insister sur la nécessaire constitution d’un mouvement autonome de lutte contre l’oppression postcolonial.

(2) Sur le pari de l’universalisable, distinct d’un universel qui serait déjà donné sous la forme d’un absolu, et la nécessité de réinvention de Lumières tamisées plus sensibles aux fragilités humaines, voir mon livre La société de verre – Pour une éthique de la fragilité (Paris, Armand Colin, 2002).

(3) Voir sur ce point les apports de la sociologie post-marxiste initiée par Pierre Bourdieu, dans mon livre Bourdieu autrement (Paris, Textuel, collection « La Discorde », 2003).

(4) Le mouvement altermondialiste, tout particulièrement confronté à la question de sa pluralité, a ainsi commencé à se démarquer dans son vocabulaire de ce que le socialiste libertaire Pierre-Joseph Proudhon appelait « les fanatiques de l’unité », en parlant plutôt de « convergences » et de « coordinations » ; voir mon texte « Quelques repères communs pour la galaxie altermondialiste », revue Contretemps, n°11, septembre 2004 (mis en ligne sur http://www.france.attac.org/a3561)

(5) Sur la pauvreté intellectuelle du schéma du « complot » (du « complot juif » au « complot musulman », du « complot trotskyste » au « complot médiatique », etc.), voir mon texte mis en ligne sur le site alternatif Calle Luna : « “Le complot” ou les aventures tragi-comiques de “la critique” », avril 2005, http://calle-luna.org/article.php3 ?id_article=165.

(6) Dans Maurice Merleau-Ponty, « Sur l’érotisme » (1e éd. : octobre 1954), repris dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, pp.385-386.

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