in , ,

Le cheikh al-‘Alawî et son commentaire des aphorismes de Sîdî Abû Madyan de Tlemcen (partie1/2)

Pour qui s’intéresse au soufisme maghrébin ou à sa pénétration en Occident, et tout particulièrement en France, la figure du cheikh Ahmad al-‘Alawî de Mostaganem (1869-1934) est à divers égards incontournable. La confrérie (tarîqa) ‘Alawiyya, issue elle-même de la Shâdhiliyya-Darqâwiyya, fut l’une des toutes premières sinon la première à s’implanter en Occident.

Il existait des zaouïas dans diverses villes d’Europe et notamment à Paris dès les années vingt du siècle dernier. Ces lieux de rencontre permettaient aux adeptes d’origine algérienne ou yéménite, par exemple, de suivre leur tradition dans un contexte occidental bien éloigné de leur culture d’origine.

Mais ces migrants n’étaient pas les seuls concernés ; à la même époque, plusieurs occidentaux, dont certains jouissaient d’une certaine notoriété, comme le peintre Gustave-Henri Jossot, conquis par la forte personnalité du cheikh, entrent en islam et dans la voie soufie par son intermédiaire et sous sa direction. Plus généralement impliqué dans ce que l’on appellerait aujourd’hui l’Islam de France, il vint participer en 1926 à l’inauguration de la mosquée de Paris[i]  : il fit le prêche et dirigea la prière commune à cette occasion.

René Guénon (1886-1951), le porte-parole des doctrines traditionnelles en Occident, a également joué un certain rôle dans le rattachement à la tarîqa ‘Alawiyya de nombreux occidentaux : d’une manière générale, puisque bien des lecteurs de Guénon d’aujourd’hui ou d’hier, en quête de spiritualité, se tournent vers le soufisme, mais aussi d’une façon plus directe au début des années trente puisqu’il conseilla à certains de ses correspondants de prendre contact avec le cheikh al-‘Alawî. Après la mort du cheikh survenue en 1934, Guénon, par voie épistolaire, maintint le contact avec la tarîqa, c’est-à-dire avec le cheikh Adda Bentounès (1898-1952), successeur du cheikh al-‘Alawî à Mostaganem.

Si l’on envisage maintenant le soufisme dans un cadre plus large, les personnalités du cheikh al-‘Alawî et du cheikh Adda Bentounès ont pu toucher de nombreuses personnes intéressées d’une façon générale par la spiritualité. Ce fut par exemple le cas de Jean Biès dans les années cinquante, qui a laissé un témoignage écrit de sa rencontre avec le cheikh Adda. Moins connu en France mais tout aussi important est le cas de Thomas Merton, qui témoigna d’un profond intérêt pour le soufisme et rencontra en particulier en 1966 un maître de la tarîqa ‘Alawiyya disciple direct des cheikhs al-‘Alawî et Adda Bentounès.

Du côté du monde arabo-musulman, l’influence du cheikh est encore plus évidente. Martin Lings rapporte dans sa biographie du cheikh (Un saint soufi du XXe siècle, aux éd. du Seuil) que selon Probst-Biraben, à la fin des années vingt, la confrérie comptait plus de 200 000 disciples. Un recueil de lettres en arabe intitulé al-Shahâ’id wa-l-fatâwâ, permet également de se faire une certaine idée du degré de reconnaissance par l’intelligentsia musulmane de l’autorité spirituelle du cheikh.

On trouve en effet dans ce recueil aussi bien de sobres attestations d’honorabilité que des lettres enflammées et pleines de lyrisme magnifiant le degré du cheikh. Citons pêle-mêle quelques-unes de ces autorités : des muftis (Mostaganem, Tlemcen, Sidi Belabbès, Blida), des cadis (Tlemcen), des enseignants (Oran, Fès, Relizane, Oujda, Constantine, Blida), des oulémas (notamment de Fès, où le cheikh fut reçu par les plus hautes autorités religieuses du Maroc), des juristes (Tétouan) et des imams (Alger).

Si l’on ajoute à cela les données publiées par le cheikh Adda dans son ouvrage biographique sur le cheikh al-‘Alawî, al-Rawda l-saniyya, relatives aux zaouïas fondées en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Libye, au Yémen, en Syrie, en Palestine et en Ethiopie, on peut vérifier que le spectre géographique et sociologique de la tarîqa était particulièrement large. Le fameux Abdelkrim par exemple, celui-là même qui posa tant de problèmes aux autorités coloniales françaises et espagnoles, était l’un de ses disciples[ii]

Suite à une dénonciation, le cheikh fut questionné à ce sujet par l’administration française et, tout en reconnaissant ce fait, affirma que ce jihâd menée par Abdelkrim venait de sa propre initiative, qu’il lui semblait que ce dernier ne s’opposait pas à la France, et que même concernant l’Espagne, il ne s‘agissait pas d’une guerre nationaliste mais plutôt d’une lutte pour préserver l’honneur et les droits de son peuple, précisant que si ses interlocuteurs espagnols avaient été plus enclins à réviser leur position, Abdelkrim n’aurait pas fait parler la poudre[iii].

Le cheikh eut lui-même une activité quasi politique, du moins en apparence[iv] : à titre d’exemple, on peut noter qu’il était présent le 5 mai 1931 à la réunion fondatrice de la fameuse « Association des Oulémas musulmans et algériens[v]  », ultérieurement vecteur de diffusion des idées « réformistes » en Algérie.

Voilà pour le début du XXe siècle. Concernant l’époque actuelle, l’influence du cheikh est encore très notable aujourd’hui pour qui connaît un peu les quelques grandes familles soufies présentes en France ou au Maghreb. Du point de vue de la filiation initiatique, bien des turuq actives aujourd’hui disposent d’un lien avec lui, même si la nature de ce lien varie selon les groupes.

Il y a tout d’abord les différentes branches de la ‘Alawiyya dans le monde entier, qui disposent d’un lien initiatique direct : les ‘Alawîs (à ne pas confondre avec la dynastie alaouite du Maroc ou les alaouites de Syrie) sont par définition des adeptes dont le cheikh est l’ancêtre spirituel, par l’intermédiaire de maîtres que leur silsila permet d’identifier.

Très semblable est le cas des confréries qui ne s’appellent pas ‘Alawiyya pour des raisons diverses mais dont le cheikh constitue le maillon unique à son époque. On trouve encore des groupes pour lesquels le cheikh est, avec d’autres maîtres de son époque, considéré comme une source de baraka, d’influence spirituelle. Assez différente est l’approche, en général occidentale, qui consiste à reconnaître certes la sainteté du cheikh, à obtenir un rattachement via l’une ou l’autre des branches de la tarîqa, mais sans que la voie propre du cheikh soit techniquement mise en œuvre, l’inspiration doctrinale et méthodologique venant d’ailleurs.

Enfin, aussi curieux que cela puisse paraître, il existe même des confréries dont les responsables actuels semblent vouloir occulter le lien initiatique de leurs prédécesseurs avec le cheikh al-‘Alawî : là encore, la Rawda l-saniyya du cheikh Adda et le recueil al-Shahâ’id wa-l-fatâwâ (publié en 1925) sont de précieuses sources d’informations.

En France, c’est bien la biographie de Martin Lings, ouvrage remarquable à bien des égards, qui a permis de faire connaître assez largement la personne et l’œuvre du cheikh. Malheureusement, ce travail de pionnier n’a pas été suivi d’une recherche plus approfondie sur ses textes, dans le cadre ou en dehors du milieu universitaire[vi]. Bien peu d’ouvrages du cheikh ont été traduits en français, plus de 70 ans après sa mort, et ce, comme nous l’avons vu plus haut, malgré la multitude d’individus qui, d’une façon ou d’une autre, se rattachent à lui ou s’inspirent de lui.

Certains de ses écrits n’existent même qu’à l’état de manuscrit, n’ayant jamais été édités en arabe, et ne sont pas accessibles. Peut-être que l’arbre, c’est-à-dire une certaine image du cheikh al-‘Alawî ou même une certaine façon de le cataloguer, nous a masqué la forêt, c’est-à-dire son œuvre, dont l’ensemble de ses écrits, et sa station spirituelle.

« Mystique moderniste », saint dont il exhalait « quelque chose de l’ambiance archaïque et pure des temps de Sidna Ibrahim El-Khalîl (Abraham) », « saint de type aissawî (christique) », « représentant autorisé de l’ésotérisme islamique », soufi ayant « su adapter tradition et modernité » : toutes ces appréciations nous renseignent parfois plus sur les préoccupations de leurs auteurs que sur notre auteur.

Leur diversité et parfois même leur opposition présentent cependant l’intérêt de mettre en lumière la complexité du cheikh. Pour me limiter à un seul exemple, il est certain que bien des éléments de sa doctrine voire différents événements relatifs à sa vie personnelle peuvent à bon droit faire penser à la figure du Christ.

Mais même l’indice principal d’une telle affinité, à savoir l’insistance sur l’amour comme moteur et objectif de la voie, n’épuise pas la personnalité du cheikh. Il y avait inévitablement chez les occidentaux ayant approché le cheikh al-‘Alawî et le cheikh Adda une propension naturelle à mettre en relation avec Jésus, qui était leur référence religieuse principale, l’humanisme et la noblesse de caractère exceptionnelle dont ils étaient les témoins directs.

Il est donc important de faire remarquer que si une spiritualité musulmane mais de type aissawî était bien la condition de réussite d’une greffe du soufisme en Occident, on pourrait tout aussi bien dire que ce sont les maîtres eux-mêmes qui, par leur sagesse, ont su mettre en avant les sciences et les qualités les plus parlantes pour leurs auditeurs occidentaux. Cette hypothèse me semble d’autant plus valable que la capacité à adapter son discours au profil de ses auditeurs est non seulement une caractéristique générale du soufisme shâdhilî mais même une qualité portée à sa perfection dans le cas du saint investi d’une mission de direction spirituelle, comme le signale le cheikh lui-même, notamment lorsqu’il commente l’aphorisme suivant de Sîdî Abû Madyan : « Il faut savoir répondre comme il convient et n’enseigner que ce qui est incontestable. »

Bien des aspects de la vie et de l’œuvre du cheikh al-‘Alawî et du cheikh Adda confirment cette thèse. Par ailleurs, comment expliquer qu’un saint « christique » ait pu consacrer plusieurs livres à des questions de fiqh (et notamment Nûr al-ithmid fî sunna wad‘ al-yad ‘alâ l-yad, Risâla l-‘alawiyya, Mabâdî l-ta’yîd fî ba‘d mâ yahtâju ilayhi l-murîd), parfois même d’un point de vue purement exotérique ?

Concernant le cheikh Adda, chez qui la « fibre » christique semble encore plus marquée, on ne peut cependant manquer de constater qu’une bonne partie de ses écrits relèvent de la politique, certes au service du soufisme et de l’islam, voire même de la polémique, en dehors de quelques textes dont son Dîwân et, précisément, ses écrits à destination du monde occidental, écrits dont certains furent probablement « mis en forme » par un disciple français, Abdallah Redha[vii].

Sur un autre plan, on peut rappeler que le cheikh Adda a intégré dans sa Rawda l-saniyya (pp. 162-187) une sélection d’une vingtaine de pages de quelques-uns des témoignages de disciples ayant eu des visions ou des songes à caractère spirituel au moment où le cheikh al-‘Alawî allait être désigné comme successeur de son maître, le cheikh Bûzîdî. Or l’intérêt de ces visions, c’est de mettre en scène des figures fort diverses qui représentent chacune des héritages spirituels spécifiques au sein du soufisme (Muhammad, Jésus, ‘Alî, la famille du Prophète, Abû Madyan, les figures majeures de la Shâdhiliyya, les grands maîtres du soufisme tels que ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî,…). On ne citera ici que quelques-unes de ces visions, parmi les plus significatives.

Le faqîh scrupuleux, le défunt cheikh Sîdî Muhammad Ibn Hamû Ibn Jawhara a rapporté ceci : « J’ai vu Sîdî Ahmad Ibn ‘Alîwa [i.e. le cheikh al-‘Alawî] nous faire signe de le suivre. Je le suivis donc et il plongea dans une mer de lumière ; je lui emboîtai le pas jusqu’à ce qu’il s’arrête auprès du Noble Tombeau. La tombe se fendit alors, le Prophète en sortit, et le cheikh lui donna l’accolade un certain temps. Puis il me prit par la main et m’amena aux côtés du Prophète. Je me mis à embrasser son vêtement et lorsqu’il s’assit, le cheikh me fit asseoir devant lui. Puis il me fit signe de m’asseoir sur les genoux du Prophète. N’osant pas, je restai en arrière, et la même scène se répéta plusieurs fois. Il entreprit alors de me mettre en confiance et je finis par faire ce qu’il m’ordonnait. Je me mis à pleurer et à prendre la baraka en touchant son vêtement. Puis le cheikh conclut : “Ne me désobéis plus jamais !” »

Sîdî ‘Adda Ibn ‘Ammâr al-Bû‘abdlî a raconté ceci : « J’ai vu le Maître, Sîdî Ahmad Ibn ‘Alîwa, qui m’ordonna d’entrer en retraite spirituelle. Je le fis donc, puis il vint avec le sceau de l’Envoyé de Dieu et me marqua entre les épaules. Ensuite, il me le donna et je le pris. C’est alors que le cheikh Sîdî ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî tenta de me le prendre de force, mais je l’en empêchai et il ne put me l’enlever. »

Sîdî Qaddûr Ibn ‘Ashûr a raconté ceci : « Lorsque je rencontrai le cheikh Sîdî Ahmad Ibn ‘Alîwa à Tlemcen, je ne fis pas a priori la différence avec les autres fuqarâ’. Mais lorsque nous fîmes la prière avec lui pour imam, je vis une porte s’ouvrir dans son dos et aperçus alors la Ka‘ba. Deux jours après, je vis l’envoyé de Dieu me dire : “Si tu es vraiment mon enfant, alors tu dois suivre cet homme, désignant de sa main bénie le cheikh Sîdî Ahmad Ibn ‘Alîwa.” »

La vision qui va suivre est très importante à divers égards. Elle a déjà été citée par M. Lings dans son ouvrage (p. 73) mais de façon tronquée, ce qui la privait de l’essentiel de sa signification. Sîdî Sâlih Bendimerad a dit : « J’ai vu l’Imam ‘Alî — que Dieu ennoblisse sa face —, et il m’a dit : “Reconnais-moi bien ! Je suis ‘Alî et votre tarîqa est ‘Alawiyya !”, comme s’il voulait, en l’appelant ‘Alawiyya, faire allusion à lui-même. »

Mais de toutes ces visions, la plus significative est celle du cheikh al-‘Alawî lui-même, la seule qui figure dans ce recueil, dont on peut donc supposer que le cheikh lui-même y attachait une certaine importance et qui exprime d’ailleurs les mêmes idées que la principale poésie de son Dîwân : Bushrâkum, comme notamment la notion d’assistance (nasr) : « Pendant mon sommeil, peu de jours avant la mort de notre Maître, Sîdî Muhammad al-Bûzîdî, je vis quelqu’un entrer dans le lieu où j’étais assis et je me levai par respect pour lui, saisi de crainte en sa présence.

Puis, quand je l’eus prié de s’asseoir et que je me fus assis en face de lui, il m’apparut clairement que c’était le Prophète. Je me faisais des reproches pour ne pas l’avoir honoré comme j’aurais dû le faire, parce qu’il ne m’était pas venu à l’esprit que c’était lui, et je restais là, assis, ramassé sur moi-même, la tête baissée, jusqu’à ce qu’il me parlât, disant : “Ne sais-tu pas pourquoi je suis venu vers toi ?” Je répondis : “Je ne vois pas, ô Envoyé de Dieu.” Il dit : “Le sultan de l’Orient est mort, et toi, si Dieu veut, tu seras sultan à sa place. Qu’en dis-tu ?” Je dis : “Si j’étais investi de cette haute dignité, qui m’aiderait et qui me suivrait ?” Il répondit : “Je serai avec toi et c’est moi qui t’aiderai.” Puis il resta silencieux et, après un moment, il me quitta ; je m’éveillai sur les traces de son départ et c’était comme si, tandis qu’il s’en allait, j’avais eu le dernier aperçu de lui, les yeux ouverts et éveillé[viii].  »

Voilà pourquoi il me semble que le cas spirituel du cheikh relève en réalité de différents héritages, ce qui explique d’ailleurs le succès de son action spirituelle aussi bien vis-à-vis de l’Occident que dans le cadre du monde arabe.

Mais pour en revenir à mon propos de départ, cette perception parfois stéréotypée du cheikh en milieu occidental explique peut-être paradoxalement pourquoi son œuvre a finalement peu été étudiée pour elle-même. En termes soufis, on dirait que l’image du cheikh nous a voilés du cheikh. En ce qui concerne les traductions de ses ouvrages en français, on ne trouvait jusqu’ici que quelques petits traités ainsi que des extraits de son recueil de poésies spirituelles (Dîwân), mais ses deux œuvres maîtresses restaient inaccessibles au lecteur francophone.

Ce vide est désormais partiellement comblé puisque les Mawâdd al-ghaythiyya l-nâshi’a ‘an al-hikam al-ghawthiyya, c’est-à-dire les « substances célestes extraites des aphorismes de sagesse de l’intercesseur divin », viennent d’être traduits simultanément en français sous le titre : « Sagesse céleste – Traité de soufisme[ix] » et en espagnol[x]. Espérons que l’autre livre essentiel du cheikh, les Minah al-qudusiyya, qui sont un commentaire ésotérique d’un traité d’Ibn ‘Ashîr sur les pratiques religieuses musulmanes (cf. la remarque supra sur l’intérêt du cheikh pour le fiqh) pourra l’être également.

Si les Minah al-qudusiyya sont réputées être l’expression de la ma‘rifa, la connaissance spirituelle, du cheikh, les Mawâdd représentent plutôt l’expression de sa « science » du soufisme. M. Lings a insisté à juste titre sur l’intérêt du cheikh pour les systèmes de pensée extérieurs à la tradition musulmane, qu’il s’agisse des autres traditions, et surtout du christianisme, ou de systèmes plutôt philosophiques. En revanche, sa profonde connaissance de l’ensemble de la tradition soufie, telle qu’elle apparaît dans les Mawâdd, n’est pas suffisamment mise en lumière dans sa biographie.

Mais venons-en maintenant à cet ouvrage. Il s’agit d’un commentaire systématique des Hikam (aphorismes) d’Abû Madyan, soufí originaire de Séville et enterré à proximité de Tlemcen, qui représente une référence fondamentale pour la doctrine shâdhili.

L’enseignement de Sîdî Abû Madyan, tel qu’il est résumé dans ses aphorismes, peut être défini comme une synthèse originale de deux sources distinctes : le soufisme populaire de souche berbère d’une part et, d’autre part, le soufisme doctrinal, dans ses deux versions hispano-andalouse et orientale.

Publicité
Publicité
Publicité

Cet enseignement est venu en quelque sorte fusionner avec celui des premiers maîtres de la Shâdhiliyya, puis s’est transmis au sein de cette voie spirituelle et renouvelé avec chaque maître majeur, les formes variant beaucoup selon les individus mais le fond restant le même. On peut citer ici, parmi les principaux maîtres, pour ce qui concerne la Shâdhiliyya nord-africaine, les noms d’Abû l-‘Abbâs al-Mursî, andalou d’origine mais également saint patron d’Alexandrie, Ibn ‘Atâ Allâh (un égyptien dont les aphorismes ont contribué de façon décisive à la diffusion de cette voie), Ahmad Zarrûq, ‘Abd al-Rahmân al-Majdhûb, les Fâsîs dont surtout Abû l-Mahâsin Yûsuf, et Moulay l-‘Arabî al-Darqâwî.

Héritier de cet enseignement qui remonte, avec une étonnante continuité tout au long de sept siècles, jusqu’à Abû Madyan, le cheikh al-‘Alawî a développé, à partir du commentaire des Hikam, un ample traité de tasawwuf qui reprend la majeure partie des enseignements fondamentaux du soufisme shâdhilî maghrébin, traité dont l’architecture est fournie par la classification en 18 grands thèmes des 180 aphorismes retenus.

Un prologue permet tout d’abord au cheikh d’expliquer les raisons qui l’ont conduit à entreprendre son commentaire puis de présenter la vie et l’œuvre d’Abû Madyan.

L’auteur entame alors un premier chapitre relatif aux vices de l’âme et aux remèdes correspondants, consacré à montrer que la quête spirituelle est le principal objectif que doit se fixer tout être humain, mais que c’est son propre ego (nafs), au travers de ses désirs, caprices, passions et vaines prétentions, qui constituera pour lui le principal obstacle.

Les second et troisième chapitres traitent du thème des fréquentations : qui suit la voie doit éviter de fréquenter les profanes mais également les innovateurs (dont, paradoxalement, ceux qui traitent eux-mêmes les soufis d’innovateurs), c’est-à-dire ceux qui vivent en marge des conceptions traditionnelles et risquent donc d’influer sur le disciple qui finira, s’il n’y prend garde, par revenir à son état d’ignorance initial. Il s’agit là de mettre en pratique la parole suivante du Prophète : « Le mauvais compagnon ressemble au forgeron : même si son feu ne te brûle pas, tu subis tout de même la mauvaise odeur de sa forge. » Il est encore plus nécessaire d’éviter ceux des savants dont la science se limite à l’extérieur de la Révélation.

 

 

 

C’est en commentant l’aphorisme : « La décadence de la masse se traduit par l’apparition de gouvernants iniques ; celle de l’élite conduit à l’apparition d’imposteurs (dajjâl) qui détruisent la religion de l’intérieur » que le cheikh s’en prend tout particulièrement aux mouvements politico-religieux dits réformistes de la fin du XIXe et du début du XXe, faisant allusion au verset (2, 11-12) : Lorsqu’on leur dit : « Ne semez pas la corruption sur terre », ils répondent : « Nous ne sommes que des réformateurs ! » Non ! Ce sont bien eux les corrupteurs, mais ils n’en ont même pas conscience.

 

 

 

C’est également dans le troisième chapitre que le cheikh détaille les différents degrés de déviation et d’imposture que l’on rencontre au sein même du soufisme, dressant ce triste constat : « La plupart des gens qui sont rattachés à la voie ne font que se raconter les uns aux autres les histoires des soufis du passé. Ils disent par exemple que Sîdî Untel faisait ceci, que tel autre était ainsi, et que les pieux anciens agissaient de telle façon.

 

 

 

Les récits sur la vie des justes du passé ne leur servent que de réservoirs à histoires, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la décadence du soufisme se traduise par l’apparition de faux maîtres, que les divisions et le sectarisme aillent en augmentant, que l’objectif même de la voie finisse par être incompris et qu’il ne reste plus de celle-ci que le nom et une forme de réunion périodique, le fruit de la voie disparaissant et sa nature se modifiant […] Il est vraiment triste de constater que le soufisme, qui était avant une réalité en acte que son éminence et son élévation rendaient inaccessible aux gens à prétentions spirituelles, s’est réduit peu à peu à de simples discours.

 

 

 

 

Aujourd’hui, on voit les gens en discuter à l’aide de termes techniques, et avec eux, il s’est transformé en une discipline qui se transmet extérieurement ; ils en ont même fait une “matière” que l’on peut étudier comme n’importe quelle autre. Le plus incroyable, c’est qu’ils sont tellement experts dans la manière d’en parler que l’on finit par croire qu’ils l’ont vraiment goûté, d’autant qu’ils savent emprunter aux soufis leur aspect et leurs manières. Du coup, l’authentique finit tellement par se cacher au milieu des contrefaçons, qu’il semble presque disparaître. »



[i] Cf. Salah Khelifa, Alawisme et Madanisme, Thèse de doctorat, Lyon III, 1987, p. 282. Le cheikh se trouve être l’un des inspirateurs de différents projets, à savoir non seulement la Mosquée de Paris mais également l’hôpital franco-musulman et le cimetière musulman.

[ii] Salah Khelifa a publié dans sa thèse (p. 470) la copie d’une lettre manuscrite de l’Émir au cheikh al-‘Alawî datée d’avril 1922, donc écrite après son écrasante victoire sur les Espagnols et avant l’instauration de l’éphémère République du Rif.

[iii] Adda Bentounès, al-Rawda l-saniyya, p. 161.

[iv] En réalité, si certains saints paraissent prendre des initiatives d’ordre politique, c’est sous l’effet d’un rayonnement spirituel qui s’impose à eux et non parce que, d’eux-mêmes, ils souhaiteraient s’impliquer dans les affaires de ce monde.

[v] Cf. Alawisme et Madanisme, p. 279 : « Quand l’idée germa dans l’esprit de ce riche bourgeois d’Alger d’origine kabyle, Omar Ismâ‘îl, celui-ci s’en ouvrit au rédacteur d’al-Balâgh al-Jazâ’irî, Muhammad al-Mahdi qui, de son côté, en fit part au cheikh al-‘Alawî ; ce dernier ayant jugé l’idée bonne y adhéra […] Les Oulémas cependant étaient inquiets sur le sort de l’Association future ; ils craignaient qu’elle ne fut un instrument entre les mains des cheikhs de zaouïas ; aussi, lors de l’Assemblée constitutive, s’arrangèrent-ils pour être plus nombreux que les chefs de zaouïas ; si al-Ibrâhîmî, al-‘Amûdî, al-‘Uqbî, al-Zâhirî et al-Zwâwî étaient présents, en revanche Ben Badis s’était absenté “pour raisons de maladie”, mais à peine fut-il désigné président par l’Assemblée qu’il fut guéri de sa maladie. Du côté des cheikhs, seuls trois hommes, jusque-là méconnus, négligés par les historiens, étaient présents : Ahmad al-‘Alawî, Muhammad al-Mahdî et Adda Bentounès. Il fut clair qu’à partir de ce jour l’Association passait aux mains des Réformistes (al-Islâhiyyûn) et non des Oulémas, et chaque jour elle revêtit une parure nouvelle du réformisme au point qu’elle devint une association néo-wahhabite à cent pour cent. »

[vi] Il existe bien la très intéressante thèse de S. Khelifa, mais c’est plutôt dans le domaine de l’histoire de la tarîqa qu’elle apporte des éléments nouveaux.

[vii] Son nom français était Alphonse Izard ; sa personnalité particulière (de son passé de communiste athée puis de musulman réformiste, jusqu’à sa rencontre avec le cheikh Adda, il avait manifestement gardé un certain goût pour le militantisme) est peut-être en partie à l’origine de certains malentendus sur l’action extérieure de la tarîqa du temps du cheikh Adda. Cela dit, bien d’autres européens ayant embrassé l’islam au début du XXe siècle, et non des moindres, ont eu un parcours personnel assez… mouvementé et pas exactement conforme aux standards du soufisme shâdhilî, comme par exemple Ivan Aguéli, auquel René Guénon devait son rattachement à la Shâdhiliyya : vu d’aujourd’hui, il est certainement très difficile de se faire une idée du contexte dans lequel ont vécu ces hommes et de comprendre les intentions qui présidaient à leurs actes.

[viii] Traduction M. Lings. L’expression sultân al-sharq est hautement symbolique ; sultân signifie littéralement « autorité » et sharq désigne l’Orient, tout autant voire plutôt symbolique que géographique.

[ix] Éditions La Caravane (diffusion Iqrafrance).

[x] Éditions Almuzara.

Publicité
Publicité
Publicité