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Le chameau et l’aiguille (2/4)

Désaffiliés du prophétique, les hommes sont le plus souvent l’otage de la vanité et de l’orgueil (istikbâr). Ainsi avons-nous pu entrevoir, dans la première partie de cet essai, le colonialisme comme une conséquence directe du fait que les hommes, lorsqu’ils s’affranchissent de la tutelle initiatique, ont tendance à passer la tête sous le joug de l’istikbâr : lorsqu’ils se perçoivent eux-mêmes comme la cause efficace de leur succès et de leur génie (découvertes, inventions, science) ils se sentent investi de la mission d’imposer leurs vues et leur génie au reste du monde…

Nous avons pu également mettre en valeur que la richesse matérielle mis à l’index par Jésus dans la parabole coranique n’est pas sans rapport avec l’istikbâr dénoncé dans la parabole coranique… Istikbâr (en tant que celui-ci se donne à concevoir comme le point d’arrêt de la métamorphose du shirk latif) que le Prophète Ibrahim repère, confond (et détruit métaphoriquement) pour inaugurer le présent cycle de la tradition monothéiste….

Par le chas d’une aiguille – leur propre cœur – les saints passent le fil de la tradition religieuse, et, très délicatement, raccommodent le cœur des cœurs brisés (« munqasît al qûlûb »). Les héritiers du message prophétique tirent ce fil de l’étoffe de la miséricorde divine. Raison pour laquelle le cœur des malheureux, suite à leur intervention, cicatrise sans complication. Si le maître nous aide à « renouer » avec la tradition religieuse, c’est toujours en vue de renouer avec la connaissance de Dieu, et quiconque connaît Dieu, rejette toutes les idoles…

Le Chameau dans le récit coranique symbolise l’état d’istikbâr (1). Le shirk latif (2) se métamorphose en d’innombrables attachements illusoires que traduisent autant de poses, attitudes et traits caractériels : les diverses modalités de l’état d’istikbâr.

Ibrahim, dans la Sourate des Prophètes (en tant qu’il a déjà renoué avec la connaissance de Dieu afin de réactualiser la perspective monothéiste dans le présent cycle de l’histoire de l’humanité) 3 parvient à détruire toutes les idoles – hormis la plus grande, qu’il épargne à dessein. Notre approche herméneutique ne manquera pas de mettre en valeur que la plus grande idole (symbolisant l’ego) n’est pas – à rigoureusement parler –destructible. Le Prophète Ibrahim ne lève pas sa hache sur la plus grande idole, mais ne la détruit pas moins, symboliquement, en la démystifiant. Il ne lève pas sa cognée sur la grande idole : il la lui accroche autour du cou, parfaitement conscient qu’il est, dorénavant, pour avoir jeté « un regard attentif sur les étoiles », (4) que son petit moi (que symbolise la grande idole) n’a pas la moindre pouvoir sans l’aide du ciel.

L’esprit immergé dans la contemplation des réalités divines déploie des trésors de résistance à l’égard des inclinations égocentriques. Il semble que de nos jours, cependant, la société panoptique ne permette pas même à l’esprit de demeurer un espace privé. La modernité technologique percole désormais dans l’intériorité des hommes, s’apprêtant à en subvertir les fondements : le combat pour la sauvegarde de la nature humaine se livre « au confluent des deux mers ». (5)

A l’exemple d’Ibrahim qui dévoile l’imposture sur laquelle les adeptes de la réification fondent leur vision du monde, il appartient à l’honnête homme de se rendre au fait que quelque chose, en soi, déforme la vérité, au point de le contraindre à se percevoir lui-même comme la cause autonome de ses actions vertueuses. En réalisant sa pauvreté spirituelle (ou faiblesse ontologique) au terme de sa méditation sur le déclin cyclique de la lumière des étoiles, (6) Ibrahim démystifie le moi des choses créés, qui, évanescentes, se démontrent impuissantes à subsister par elles-mêmes. Sitôt qu’il réalise que les revendications et prétentions de la plus grande idole sont mensongères – que son petit moi n’a en soi aucun pouvoir – il s’en remet à Dieu en parfait monothéiste : affranchi du shirk latif, Ibrahim réalise le takbir (7) authentique, antipode de l’état d’istikbâr. Il réalise qu’en Dieu seul se trouve la force, qu’il emprunte dès lors librement pour détruire la totalité des idoles…(8 )

Une lecture attentive du verset 63 de la Sourate des Prophètes m’a conduit à en dégager le syntagme verbal : fa’lahu kabîrûhûm. Ainsi n’est-il, en réalité, de fa’il (9) qu’al-Kabîr. (10) L’interpellation exigente que le Prophète Ibrahim institue dans cette séquence coranique participe d’une maïeutique : le « mensonge prophétique » prêche le faux pour savoir le vrai, en l’illuminant. Muhammad (s) nous rappelle lui-même que son frère Ibrahim dut mentir à deux reprises sur le sentier du Très-haut. (11)

Et ce, essentiellement, dans le dessein de délurer ses compatriotes. Ainsi, par exemple, le fait qu’un pays aussi riche que la France, sur le plan matériel, batte tous les records mondiaux en matière de consommation d’antidépresseurs n’a certainement rien d’un paradoxe. Le dogme du matérialisme économique réglant la destinée de nos sociétés modernes repose tout entier sur un mensonge. Le néopaganisme situe son bonheur dans la matière, mais lorsque les hommes demandent à cette dernière de satisfaire leur quête intérieure, ladite matière reste étrangement muette.

En profanant l’ordre symbolique, le discours capitaliste a assujetti le langage des hommes à l’univers de la matière brute. Ainsi, le discours capitaliste (ou scientifique), mutilant le langage au point de le rendre impropre à véhiculer le sens sacré des choses, prive l’homme de sa capacité naturelle à exprimer les choses qui sont en lui-même ; et l’empêche, par conséquent, d’épanouir sa prime nature (« fitra »). La statue du peuple d’Ibrahim désignerait ainsi le mutisme d’une monoculture incapable d’informer les hommes quant à l’essentiel : la vérité sur le sens de leur bref passage sur la terre. Ibrahim leur dévoile sans ambages que le sens de la vie n’est pas d’adorer les choses. Mais le Créateur des choses…

Ceux-là font alors « volte-face » (« fa rajâ’û ila anfûsihim ») ; se ressaisissent, se reprennent ; sitôt la grande idole confondue, ils voient clair en eux-mêmes, prenant conscience de l’absurdité de leur pratique. Cette salutaire remise en question, cependant, serait aussi incisive que fugace : retournant par la force de l’habitude à leurs ornières, ils ne tarderont pas à faire de la vérité si clairement établie par Ibrahim, l’objet d’un déni radical.

Nous verrons dans une prochaine partie de cet essai que l’attitude du peuple d’Ibrahim, telle que dépeinte dans cette séquence du récit coranique, nous offre une exemplification de la nature versatile du rapport que les hommes entretiennent avec la vérité. Dans le syntagme fa’lahu kabîrûhûm, le fa’il semble former avec le kibr, (12) ce que Louis Gardet désignait par le terme de « corrélatif d’opposition ». On ne peut s’attribuer la paternité de ses bonnes actions sans s’arroger de facto l’attribut de grandeur – l’essence du fa’il – qui, de droit, et de fait, ne revient qu’à Dieu seul : dhu’l kibr. L’homme n’est grand qu’humble, en Dieu. Les prétentions de l’homme s’établissant en dehors de la présence divine ne sont, de ce point de vue, que de vaines usurpations…

S’il estime qu’il est lui-même l’agent efficace de ses actions – qu’il est le fa’il du f’il (13) – l’homme s’attribue à lui-même, à l’essence précieuse (« nafs ») de son moi, la paternité de son faire, de son f’il. L’agent efficace des ascharites, comme dans l’occasionalisme de Malebranche, est Dieu tout-puissant, causa primera de toute existence. Et c’est à l’aune de cet étalon catégoriel que bani adam distingue le mensonge de la vérité. Le mensonge d’Ibrahim – naturellement – est un acte de courage sans pareil…

Ainsi est-il une autre occurrence coranique où Ibrahim est contraint de mentir dans le continuum de sa mission prophétique : afin de retourner seul au sanctuaire faire un sort aux statues, lorsqu’il feint à son père et son peuple d’être pris d’un malaise soudain. (14) Dans la traduction du professeur Hamidoulah, on trouve cette petite note explicative : « il faut entendre [par « Je suis malade »] qu’Abraham est vraiment attristé par le fait que son peuple adore les idoles… »

Le Prophète Ibrahim ressent en effet une immense compassion pour son peuple. Mais s’il fait l’effort de se décentrer, de se mettre à la place des siens, c’est aussi et surtout dans l’optique de s’opposer à eux de manière constructive. Aussi faut-il savoir, pour construire, parfois, déconstruire : confondre les préjugés, idéologies et croyances erronées qui par trop souvent grèvent l’avènement de la société bonne. Ibrahim, de fait, prend là un risque considérable : il touche aux idoles. Mais il n’en touchera pas moins les cœurs… Ainsi la parole fa’lahu kabîrûhûm participe-t-elle bien d’une « miséricorde pour les mondes »…

Ibrahim l’apporte, dans le récit coranique, en vue d’orienter la conscience des siens vers la vérité. Lorsque la vérité est bien présentée, elle n’est que trop convaincante. Il appartient néanmoins à ceux qui prétendent la servir d’avoir le courage d’affronter – pour les comprendre, et éventuellement les réfuter – les croyances de leurs congénères. C’est seulement au prix de cet effort que les serviteurs du miséricordieux trouveront, à l’adresse de leurs semblables, les mots qui sauront conduire leurs âmes au ciel de la connaissance unitive.

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Notes :

(1) stikbâr : 10ème forme verbal du radical « k-b-r » renvoyant au « fait de se considérer comme grand, important ».

(2) Idolâtrie dissimulée participant d’un manque de sincérité/humilité.

(3)Coran (6.75-79)

(4)Coran (37.88)

(5)Coran (55.19-20) : … [Dieu] a lâché les deux mers pour se rejoindre, avec entre elles deux un seuil à ne pas enfreindre…Sur le plan métaphorique, le « seuil » dont il est question ici renvoie au lieu intime que l’homme, plongeant dans l’océan de la contemplation des réalités divines, se ménage à l’intérieur de lui-même afin de « protéger Dieu dans son cœur », et conférer à ce dernier la force de faire refluer la déferlante totalitaire de la monoculture technologique…

(6)Coran (6.75-79)

(7)Désigne la formule rituelle (« Allâhu akbar ») que les musulmans prononcent pour rentrer dans la prière canonique.

(8)Renvoyant par exemple aux diverses attaches au bas-monde, aux obstacles sur la voie du développement spirituel…

(9)Agent (ou cause) efficace de l’action.

(10) Al-Kabîr : l’Infiniment Grand (Un des quatre vingt dix-neuf Noms divins retenus par la tradition).

(11) Cf. Hadîth rapporté par Bukhârî.

(12) Grandeur, orgueil…

(13) Acte, fait, verbe…

(14) Cf. verset 89 de la Sourate As-Saffât.

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