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Le capitalisme mecquois et la révolution de l’Islam (2/2)

En l’an 610 de l’ère conventionnelle, l’Arabie centrale est sur le point de connaître un changement qui allait non seulement secouer son histoire, mais également celle d’autres nations pour les siècles à venir. C’est à cette date que La Mecque entendra pour la première fois Muhammad (571-632) proclamant une religion de laquelle il était le Messager. Cette dernière prendra le nom d’« Islam ». Il n’y a pas lieu ici de poser un jugement théologique quelconque sur la prophétie de Muhammad. Du point de vue historique, sa révolution et son savoir-faire doivent plutôt être expliquées et compris à la lumière de leur environnement global. Et à La Mecque, cela signifiait le commerce (Shaban, 1971). Au moment où Muhammad entre en scène, une tendance claire à l’individualisme se dégageait à La Mecque pour que la richesse soit concentrée entre les mains de quelques-uns à l’exclusion des clans les plus pauvres. Des tensions croissantes vont apparaître au sein de la société mecquoise et elles représentaient, sans l’ombre d’un doute, une menace pour le réseau commercial de la ville. Mais personne n’avancera de suggestion quant à la mise en garde contre la catastrophe inévitable à La Mecque et de son commerce ; personne, sauf Muhammad.
L’appel du Prophète Muhammad 
Au départ, Muhammad va décider de mener une révolte à partir du système lui-même, en prêchant aux membres de la tribu des Quraysh de mettre de l’ordre dans leurs affaires et de balayer devant leur porte. La poursuite d’une richesse excessive, la privation des plus faibles et la négligence des pauvres à La Mecque étaient autant de constats qu’il considérait comme des maux. Ce fut donc la coopération et l’idée de justice entre les riches et les pauvres qui sera le principe cardinal de la prédication de Muhammad. Cependant, cela demandait aux riches qurayshites un sacrifice certain. Bien que ses premiers disciples comprenaient des hommes d’affaires aisés tel que ‘Uthman ibn ‘Affan, peu de Mecquois prêtaient attention à ses avertissements. Tout portait à croire que sa tentative de révolution de l’intérieur était vouée à l’échec. Pendant treize longues années, il persistera à prêcher à ses concitoyens malgré les grandes difficultés dont il devait faire face, notamment durant le boycott économique et social du clan Hashimite (celui de Muhammad) qui stipulait « de cesser tout commerce avec eux, de ne pas leur parler, de ne pas leur demander de femmes en mariage et de ne pas leur donner nos filles » (Tabari). Alors que la situation de Muhammad se détériorait très vite, il n’eut d’autre choix que de partir. Après une première tentative échouée à Taïf, une main sera tendue de la direction la plus inattendue : Yathrib (Médine). 
Dire que le Coran regorge de chapitres évoquant le déplaisir divin de l’état de la situation à La Mecque relève de l’euphémisme. Les Mecquois seront invités à plus de modération et de flexibilité, en particulier envers les pauvres, les orphelins, les veuves et tous ceux qui étaient faibles et nécessitaient une aide. Si les richesses seront décrites comme « une parure de la vie de ce monde » (Coran, 18 : 46), celles fondées sur la privation d’une frange importante de la population n’auraient aucun sens lorsque l’individu serait appelé à rendre compte devant Dieu. De plus, une telle privation n’était pas économiquement saine car l’écart grandissant entre les riches et les pauvres n’avait pas seulement créé des tensions sociales, mais obligeait les marchands à renoncer à une plus grande part de leurs richesses. Il leur sera demandé de rendre leur richesse plus mobile en la distribuant et non pas en l’accumulant excessivement. Le recours à de telles analogies est tout à fait normal lorsqu’on cherche à prêcher un message qui s’adresse à des personnes dont le commerce frise l’obsession (Torrey, 1892). D’ailleurs, celui que les Mecquois craignaient le plus n’était-il pas le verset stipulant la cessation de tout activité d’échange, le jour où « il n’y aura ni vente, ni achat (…), ni amitié, ni intercession » (ibid., 2 : 254) ?
La prohibition de l’usure, la zakat et les successions 
1) Prohibition de l’usure 
Un examen minutieux de la situation d’ensemble de l’Arabie montre qu’avant même l’apostolat de Muhammad, l’usure était une pratique très répandue (à La Mecque à tout le moins) et impliquait des difficultés considérables pour les classes les plus pauvres. Plusieurs transactions vont de ce fait être découragées pour empêcher l’usure d’entrer par la petite porte. 
Le point de vue de l’Islam ne pouvait se résumer par une réflexion en terme strictement économique, l’objectif étant d’améliorer l’état moral et spirituel de l’Homme. Les types de devoirs assignés aux musulmans étaient d’une part ceux envers Dieu, les autres envers ses semblables (Tirmidhi, no. 1955). On peut en déduire qu’il devait renoncer à certaines occasions ses propres intérêts lorsqu’il s’agissait d’améliorer l’état de la société dans son ensemble (Coran, 3 : 92). Le cas de l’usure rentrait précisément dans cette catégorie, car l’Islam assignait à l’Homme un devoir d’aider sur-le-champ celui qui était dans le besoin. Quant aux sommes empruntées pour subvenir aux besoins essentiels ou pour un cas urgent, l’Islam ira plus loin en exhortant à accorder une période de grâce supplémentaire, voire d’annuler purement et simplement, la somme empruntée par celui qui n’était pas en mesure de pouvoir la rembourser (ibid., 2 : 280). L’objectif de l’interdiction de l’usure (ibid., 2 : 275) n’était donc pas symbolique, mais avait pour objectif de faire naitre en lui des sentiments nobles envers son prochain. Au lieu de favoriser l’inégalité par l’usure, le Coran proposera une alternative en encourageant la pratique du don et de la charité (ibid., 2: 271 & 276). On voit bien ici que contrairement aux concepts économiques conventionnels, la monnaie n’était pas considérée comme ayant une valeur intrinsèque, mais comme un simple moyen d’échange ayant vocation à circuler. Quoi qu’il en fût, l’idée sous-jacente de l’universalisme de l’usure était que tous les être humains étaient des frères, et devaient s’entraider aussi bien financièrement que par d’autres moyens. 
2) La Zakat 
Durant la période mecquoise, la communauté n’avait rien qui pouvait s’apparenter à des finances publiques. Mais les fondements économiques de la umma ont pris plusieurs formes. Un thème constant a été la coopération entre les membres afin d’offrir des avenues pour obtenir un développement économique supplémentaire. Une première voie de redistribution des richesses sera donc offerte aux Muhajirun (les premiers partisans de Muhammad qui émigreront de La Mecque à Médine), la mu‘akha, une sorte de fraternisation qui se traduisait matériellement par le transfert de capitaux des Ansar (partisans de Muhammad originaires de Médine) aux Muhajirun (Ibn Sa‘d). 
En 630, le neuvième chapitre du Coran instruira que « les aumônes ne sont que pour les pauvres et les nécessiteux, et pour les employés qui en sont chargés, et pour ceux dont le cœur a besoin de réconciliation, et pour l’affranchissement des esclaves, et pour ceux qui ont des dettes, et pour la cause d’Allah, et pour le voyageur » (Coran, 9 : 59). C’est à ce moment-là que la zakat prendra le sens d’« aumône obligatoire » tandis que celui de sadaqa sera réservé à l’aumône volontaire ou surérogatoire. Il est impossible de remettre en doute l’importance du pilier que sera la zakat. Au total ce n’est pas une fois, mais bien vingt-sept fois qu’elle sera regroupée dans le même verset préconisant d’observer les cinq prières quotidiennes (ibid., 2 : 43; 2 : 83 ; 2 : 110 ; 2 : 177 ; 2 : 277 ; 4 : 77 ; 4 : 162 ; 5 : 12 ; 5 : 55 ; 9 : 10 ; 9 : 17 ; 9 : 70 ; 19 : 31 ; 19 : 55 ; 21 : 73 ; 22 : 41 ; 22 : 78 ; 23 : 2 & 4 ; 24 : 37 ; 24 : 56 ; 27 : 3 ; 31 : 4 ; 33 : 33 ; 58 : 13 ; 73 : 20 ; 98 : 5).
3) La loi sur les sucessions 
Outre le fait que ces instructions décrites précédemment démontrent le caractère grandissant des responsabilités de Muhammad, elles sont un témoin impressionnant de la continuité du message coranique. En lisant entre les lignes, on s’aperçoit que la racine des maux sociaux était une mauvaise attitude à l’égard de la richesse et liés à une croissance de l’individualisme. Se considérant comme des individus indépendant et non comme des chefs d’une tribu ou d’un clan, les leaders-marchands deviendront égoïstes et négligents dans leurs obligations traditionnelles envers ses membres, voire envers ceux de leur propre famille. Outres les pauvres, les orphelins sont proéminents car les pères de famille mourant jeunes étaient nombreux, et il était aisé pour le futur gardien de s’approprier de ses biens en excluant les enfants du défunt. Quelques versets du Coran vont ainsi détailler les règles pour la division d’un héritage après le décès d’une personne (Coran, 4 : 11 à 13), et feront l’objet d’un système complexe par les juristes des siècles suivantes. 
Il est important d’essayer d’en comprendre les principes fondamentaux car d’une part, elle constituait également une barrière contre l’accumulation excessive, et d’autre part, on remarque que c’est la femme qui en ressortira gagnante contrairement au système antérieur. On observe que selon cette loi, la femme n’a pas seulement obtenu un droit d’hériter à son propre compte, mais elle obtiendra comme son mari, le droit de contracter des dettes et de léguer ses biens. En lui assignant une position d’indépendance économique, la règle stipulera désormais que toute propriété qu’une femme aurait acquise de son propre effort ou hérité de droit, lui appartiendra indépendamment de son mari sans qu’il ne fasse preuve d’ingérence (M. Z. Khan, 2008). De cette façon le droit naturel d’hériter d’une femme qui lui avait été retiré, lui sera redonné et le statut de la femme en ressortira considérablement relevé. Malgré une relative égalité au niveau des parts respectives, on remarque quand même que les hommes possèdent deux fois la part d’une femme. L’Islam assignera à l’homme une part supplémentaire, car celui-ci avait l’obligation de porter la responsabilité de sa femme et de ses enfants (ibid.). Dans la part qui lui revenait, il y en avait une qu’il ne possédait pas en totalité, faisant également contrebalancer le principe selon lequel il devait donner à la femme une dot (mehr) au moment du mariage (Coran, 4 : 4).

Miscellanées économiques 
Outre la prohibition de l’usure, de la zakat et du système de successions, d’autres verset et tradition font état des considérations du Prophète Muhammad en rapport à la sphère économique. 
1) Les prix 
Contre toute attente à l’époque, Muhammad va décourager toute ingérence dans le processus de détermination des prix par l’État ou les individus. À cet égard, il va alors renverser les conventions économiques qui prévalaient depuis l’époque babylonienne (Koehler, 2014). La tradition énonce que les prix avaient augmenté au temps du Prophète, 
et que plusieurs personnes vinrent à lui pour lui demander d’en fixer une limite. Il répondra alors qu’ « en réalité Dieu est al-Musa‘ir (Celui qui fixe les prix), al-Qabid (Celui qui retire/restreint), al-Basit (Celui qui augmente/étend) et ar-Razzaq (Celui qui pourvoie) (…) » (Ibn Majah, no. 2200). En d’autres termes, le Prophète enjoindra de laisser les prix, qu’ils soient élevés ou bas, « entre les mains de Dieu » (Abu Yusuf). 
2) La concurrence 
Si les marchands étaient libres de fixer les prix, soit en les augmentant (afin d’augmenter les bénéfices sur chaque vente), soit en les réduisant (afin d’augmenter la part de marché au détriment de ses concurrents), la concurrence entre eux, elle, allait également prendre une tournure radicale. En effet, Muhammad va combiner des injonctions contre l’intervention du gouvernement dans la fixation des prix et l’interdiction du monopole. « Celui qui monopolise, dira-il, est un pêcheur » (Muslim, no. 1605). Dans les marchés où les réserves de nourriture étaient aussi précaires que celles de l’Arabie médiévale, chaque famine offraient la tentation de tirer d’énormes profits d’acheteurs désespérés et prêts à payer n’importe quel prix pour éviter de mourir de faim. Cette pratique qui portait le nom d’ihtikar, ou plus généralement celle d’accumuler, était, on l’a vu, courante dans l’Arabie préislamique. Une concurrence saine nécessitait également l’interdiction d’autres formes d’exploitation du pouvoir de marché, par exemple, en favorisant certains concurrents au détriment d’autres. En outre, si les délits d’initiés sont généralement énoncés dans le contexte des marchés financiers contemporains, l’infraction a une origine plus ancienne puisque Muhammad l’avait déjà identifié en son temps. Tel fut le cas en Arabie, où les marchands qui avaient une connaissance avancée de l’arrivée d’une caravane, prendront l’habitude de l’intercepter en chemin et à conclure la transaction avant qu’elle n’atteigne le marché. Muhammad découragera alors ce stratagème qui portait le nom de talaqqi, et interdira les marchands d’aller à la rencontre des caravanes avec l’intention d’acheter leur marchandise aux prix les plus bas possible (Bukhari, no. 2165, 2166 & 2167). 
3) Protection du consommateur 
Afin de protéger le consommateur, le Coran va également mettra en exergue un certain nombre de protections à son égard contre les éventuelles malversations du marchand (Coran, 4 : 29). Faisant allusion aux marchands, le chapitre 83 interdira également toutes sortes de méfaits. Les vendeurs auront par ailleurs la responsabilité de divulguer tout défaut dans la marchandise permettant à l’acheteur de prendre une décision éclairée et ne pas l’induire en erreur (Ibn Majah, no. 2247). Les premiers marchés islamiques mettront alors en lumière la nomination d’une personne en tant que surintendant de marché par le Prophète Muhammad. 
En outre, afin de protéger les parties à la transaction contre un éventuel conflit, le Coran indiquera de consigner toute dette à terme fixe sur écrit (Coran, 2 : 282). Les prêts et les dettes étaient alors des normes commerciales que l’Islam soutiendra pleinement, sans qu’ils ne deviennent un outil d’exploitation. En effet, Coran appellera, on l’a vu, à donner suffisamment de temps au débiteur pour rembourser son prêt en cas de difficulté (ibid., 2 : 280). Il se devait tout de même de s’efforcer de rembourser son obligation en temps voulu car « le meilleur d’entre vous, dira le Prophète en parlant du remboursement d’un emprunt, est celui qui s’acquitte de ses obligations » (Muslim, no. 1600 & 1601). Le milieu des affaires recevra donc pour instruction d’être honnête, sincère et magnanime car « le marchand sera ressuscité le Jour de la résurrection auprès des méchants, à l’exception de ceux qui craignent Allah, se comporte charitablement et sont véridiques » (Tirmidhi, no. 1210).

Conclusion
Dans toutes ses activités, Muhammad n’a pas été un innovateur et il soulignera à de nombreuses reprises que sa mission n’était pas différente des prophètes qui l’avaient précédé. Il demandait seulement la restauration de la bonne application des principes de la justice économique et sociale. La justice pour tous basée sur la coopération de tous était la meilleure garantie aussi bien pour la paix que pour la prospérité économique. La véritable innovation de Muhammad a été l’idée d’une stricte application des principes de coopération entre tous les membres de la umma et dans toutes leurs activités. Avec un brillant sens de la direction, ses subtils changements auront un effet cumulatif de grande envergure, et représenteront aussi bien la victoire de sa révolution modérée que de la mise en place réussie d’une religion mondiale. 
Références :
Le Saint Coran — Texte arabe et traduction française.
Muhammad ibn Isma’il Bukhari, Sahih al-Bukhari, www.sunnah.com.
Muslim ibn al-Hajjaj, Sahih Muslim, www.sunnah.com.
Abu ‘Isa Muhammad ibn ‘Isa at-Tirmidhi, Jami’ al-Tirmidhi, www.sunnah.com.
Muhammad ibn Yazid ibn Majah Qazwini, Sunan Ibn Majah, www.sunnah.com.
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Abu Yusuf, Y. I. K., [1921], Le livre de l’impôt foncier (Kitab al- Kharaj), Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, traduit et annoté par Edmond Fagnan.
Al-Tabari, A. J. M. [2001], La Chronique : Histoire des prophètes et des rois, vol. II, traduit du persan par Hermann Zotenberg. 
Ibn Sa‘d, M. [1906], Kitab al-Tabaqat al-Kabir, vol. 1 & 2. 
Khan, M. Z. [2008], Women in Islam, Tilford, Islam International Publications Ltd.
Koehler, B. [2014], Early Islam and The Birth of Capitalism, Londres, Lexington Books.
Shaban, M. A. [1971], Islamic History A.D. 600-750: A New Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press. 
Torrey, C. C. [1892], The Commercial-Theological Terms in the Koran, Leyden, E. J. Brill.

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3 Comments

  1. Cher ami, merci pour vos précisions.
    Il est vrai que j’aurais dû être plus précis dans les termes utilisés. En fait j’assimile ici les termes “Riba”, “intérêt” et “usure”, quand bien même l’utilisation de ces termes dans le langage courant fait apparaître des nuances sémantiques entre eux.
    D’un point de vue islamique, l’intérêt est est la fixation a priori d’un taux d’intérêt sur somme prêtée ou dans le cadre d’une transaction, quelque soit le montant ce taux. L’intérêt est donc qualifié d’usuraire, quelque soit le taux. On en conclut que la prohibition de l’usure en Islam vise la notion même de l’intérêt alors que la prohibition de l’usure dans le capitalisme ne concerne que l’intérêt pratiqué à des taux discrétionnairement qualifiés d'”usuraire”.

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