Les objections d’un haut fonctionnaire de l’immigration, rappelant qu’aucun des manifestants n’a été condamné, ont été rejetées sous l’effet de pressions politiques.
Par Hanno Hauenstein
Les autorités berlinoises de l’immigration s’apprêtent à expulser quatre jeunes résidents étrangers accusés d’avoir participé à des manifestations contre la guerre que mène Israël à Gaza : une mesure sans précédent qui soulève de graves inquiétudes pour les libertés civiles en Allemagne. Ces décisions d’expulsion, prises en vertu du droit de l’immigration allemand, ont été émises sous l’effet de pressions politiques et ce malgré les objections internes du directeur de l’agence d’immigration de l’État (Land) de Berlin.
Les dissensions internes relèvent du fait que trois des personnes visées par l’expulsion sont des citoyens d’États membres de l’Union européenne, qui ont normalement le droit de circuler librement entre les pays de l’UE. Les ordres émis par la ville de Berlin, dont l’administration encadre l’application des lois sur l’immigration – devraient prendre effet dans moins d’un mois alors qu’aucun des quatre ressortissants n’a fait l’objet d’une condamnation.
La comparaison est faite avec le recours aux procédures de déportation par les États-Unis pour réprimer les mouvements sociaux. « Ce que nous voyons ici est tout droit sorti du manuel de l’extrême droite », a déclaré Alexander Gorski, l’avocat de deux des manifestants. « Le même constat s’applique aux États-Unis et en Allemagne : la dissidence politique est réduite au silence en ciblant le statut migratoire des manifestants ».
« Du point de vue légal, nous avons été alarmés par le raisonnement juridique, qui nous a rappelé le cas de Mahmoud Khalil », a déclaré Me Gorski, en référence au Palestinien diplômé de l’université de Columbia et résident permanent aux États-Unis, arrêté dans son immeuble à la suite d’allégations d’activités pro-palestiniennes sur le campus.
Les quatre personnes susceptibles d’être déportées, Cooper Longbottom, Kasia Wlaszczyk, Shane O’Brien et Roberta Murray, sont respectivement ressortissants des États-Unis, de Pologne et, dans les deux derniers cas, d’Irlande. « En Allemagne, les autorités n’ont pas besoin d’une condamnation pénale pour émettre un ordre d’expulsion », a déclaré Thomas Oberhäuser, avocat et président du comité exécutif sur les lois relatives à la migration de l’Association du barreau allemand (Deutscher Anwaltverein – DAV). Les raisons invoquées doivent toutefois être proportionnelles à la gravité de l’expulsion, ce qui signifie que des facteurs tels que la séparation de la famille ou la perte des activités professionnelles entrent en ligne de compte.
« La question fondamentale est la suivante : quelle est la gravité de la menace et quelle est la proportionnalité de la réponse ? » a estimé Me Oberhäuser, qui ne représente aucune des parties en cause. « Si une personne est expulsée simplement en raison de ses convictions politiques, il s’agit d’un abus flagrant. »
« Inadmissible »
Si chaque manifestant fait l’objet d’allégations distinctes de la part des autorités, toutes proviennent des dossiers de la police et sont en rapport avec des actions pro-palestiniennes à Berlin. Certains chefs d’accusation, mais pas tous, correspondraient à des charges pénales en Allemagne ; presque aucun d’entre eux n’a été porté devant un tribunal pénal. Les manifestations en question comprennent : un sit-in de masse à la gare centrale de Berlin, un blocage d’autoroutes et l’occupation fin 2024 d’un bâtiment de l’Université libre de Berlin.
Le seul événement qui lie les quatre affaires est l’allégation selon laquelle les manifestants ont participé à l’occupation de l’université, ayant entraîné des dommages matériels, et l’obstruction présumée à une arrestation – une « désarrestation » visant à empêcher la mise en détention d’un autre manifestant. Aucun des manifestants n’est accusé d’acte de vandalisme ou d’avoir procédé à une désarrestation à l’université. L’ordre de déportation fait plutôt état de soupçons quant à leur participation à une action de groupe coordonnée. (L’Université libre a déclaré à The Intercept qu’elle n’avait pas eu connaissance des ordres d’expulsion).
Certaines des allégations sont mineures. Deux militants sont par exemple accusés d’avoir traité un officier de police de « fasciste », autrement dit d’avoir insulté un officier, ce qui constitue un délit. Trois sont accusés d’avoir manifesté avec des groupes scandant des slogans tels que « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre » – interdit l’année dernière en Allemagne – et « Palestine libre ». Les autorités affirment également que les quatre individus ont crié des slogans antisémites ou anti-israéliens, sans toutefois préciser lesquels.
Deux d’entre eux sont accusés d’avoir saisi le bras d’un officier ou d’un autre manifestant pour tenter d’empêcher des arrestations lors du sit-in à la gare centrale. O’Brien, l’un des citoyens irlandais, est le seul du groupe dont l’arrêté comporte un chef d’accusation – celui d’avoir traité un policier de « fasciste ». Il a été traduit en justice devant un tribunal pénal à Berlin, où il a été acquitté.
Tous les quatre sont accusés, sans preuve, de soutenir le Hamas, un groupe désigné comme organisation terroriste en Allemagne. Trois des quatre arrêtés d’expulsion invoquent explicitement de prétendues menaces pour la sécurité publique et un soutien au Hamas pour justifier le non-respect des droits constitutionnels des manifestants à la liberté d’expression et de réunion dans le cadre de la procédure d’expulsion.
« Ce que nous voyons, ce sont les mesures les plus sévères possibles, basées sur des accusations extrêmement vagues et en partie complètement infondées », a souligné Me Gorski, l’avocat de deux des manifestants. Fait sans précédent d’après lui, trois des quatre arrêtés d’expulsion citent l’engagement national de l’Allemagne à défendre Israël comme justification : le Staatsräson, ou raison d’État en allemand.
Pour Me Oberhäuser, le Staatsräson est un principe plutôt qu’une catégorie juridique significative. Un organe parlementaire a par ailleurs récemment affirmé que cette disposition n’était pas juridiquement contraignante. Selon Me Oberhäuser, cette distinction rend l’utilisation de la raison d’État (Staatsräson) dans les procédures d’expulsion juridiquement douteuse : « C’est inadmissible en vertu du droit constitutionnel ».
Objections internes
Des courriels internes obtenus par The Intercept montrent que des pressions politiques ont été exercées en coulisses pour que les ordres d’expulsion soient délivrés, malgré les objections de la part de fonctionnaires de l’immigration de Berlin. La bataille s’est jouée entre les bureaucrates des branches du Sénat de Berlin, l’organe exécutif de l’État sous l’autorité de Kai Wegner, le maire, lui-même élu par l’instance parlementaire de la ville.
Après que le département de l’intérieur du Sénat de Berlin a demandé un ordre d’expulsion signé, Silke Buhlmann, la responsable de la prévention du crime et du rapatriement à l’agence de l’immigration, a formulé son désaccord. Dans un courriel, Buhlmann a indiqué que ses préoccupations étaient partagées par Engelhard Mazanke, le plus haut fonctionnaire de l’agence de l’immigration.
Elle a explicitement averti que la base juridique justifiant la révocation de la liberté de circulation des trois citoyens de l’UE était insuffisante et que leur expulsion serait illégale. « En coordination avec M. Mazanke, je vous informe que je ne peux pas me conformer à votre directive du 20 décembre 2024 – à savoir mener des auditions pour les individus énumérés a) à c) et décider ensuite de la perte de la liberté de circulation – pour des raisons juridiques », a écrit Buhlmann, se référant aux trois citoyens d’États de l’UE par les dénominations A à C.
Elle poursuit en indiquant que, bien que les rapports de police « suggèrent une menace potentielle pour l’ordre public de la part des individus concernés, il n’y a pas de condamnations pénales définitives pour étayer une menace suffisamment sérieuse et réelle ». L’objection interne, qualifiée de « remonstration », a été rejetée sans délai par Christian Oestmann, fonctionnaire du département du Sénat de Berlin, qui n’a pas tenu compte des préoccupations formulées et a ordonné de procéder quand même aux expulsions.
« Pour ces personnes, le maintien de la liberté de circulation ne peut être justifié par des raisons d’ordre public et de sécurité, indépendamment de toute condamnation pénale », a-t-il écrit. « Je demande donc que les audiences se déroulent immédiatement selon les instructions données. » Dans une déclaration à The Intercept, un porte-parole du département du Sénat a indiqué que le département de l’intérieur avait autorité sur le bureau de l’immigration.
« Le département de l’intérieur et des sports du Sénat exerce une supervision technique et administrative sur l’Office national de l’immigration », a déclaré le porte-parole. « Dans le cadre de ce rôle, il est habilité à émettre des directives. » Le Sénat a refusé de commenter les détails de ces affaires, invoquant la protection de la vie privée. L’agence de l’immigration n’a pas répondu à la sollicitation de The Intercept.
En fin de compte, Mazanke, le plus haut responsable de la justice en matière d’immigration, s’est conformé à la directive et a signé l’ordonnance.
Les cibles
Lors d’entretiens avec The Intercept, les quatre manifestants visés par les ordres d’expulsion ont refusé de discuter des accusations spécifiques formulées à leur encontre. Pour le moment, tous les quatre ont été sommés de quitter l’Allemagne avant le 21 avril 2025, sous peine d’être expulsés de force.
Les conséquences les plus graves seraient encourues par Longbottom, un étudiant américain de 27 ans originaire de Seattle, dans l’État de Washington. Il serait interdit d’entrer dans l’un des 29 pays de l’espace Schengen pendant les deux années suivant son départ d’Allemagne. Longbottom, qui a nié tout antisémitisme, a déclaré à The Intercept qu’il ne lui reste plus que six mois pour terminer son master à l’Université Alice Salomon (ASH) de Berlin, où iel étudie les droits humains.
« Est-ce que je pourrai terminer mon master ici ? Où vais-je vivre ? a déclaré Longbottom. Toutes ces questions demeurent sans réponse. Longbottom, qui est une personne transgenre, vit à Berlin avec son partenaire, de nationalité italienne. La perspective de la séparation pèse lourdement sur le couple.
« Je n’ai rien pour repartir à zéro », a déclaré Longbottom. En tant que personne trans, l’idée de retourner aux États-Unis en ce moment fait vraiment peur. » Kasia Wlaszczyk, 35 ans, travailleur dans la culture et citoyen polonais, a déclaré qu’il n’avait jamais imaginé que cela puisse lui arriver. Pour lui, les accusations d’antisémitisme sont une tactique raciste utilisée contre les personnes palestiniennes, arabes et musulmanes en Allemagne. Les ordres d’expulsion reflètent le recours croissant à cette tactique contre toute personne qui se tient solidaire avec elles.
« L’Allemagne utilise ces accusations comme une arme », a-t-il affirmé.
M. Wlaszczyk, qui est également trans, n’a pas vécu en Pologne depuis l’âge de dix ans.
« Si cette mesure est adoptée, je serai déraciné·e de la communauté que j’ai bâtie ici », a-t-iel déploré.
Le sentiment de la perte imminente de leur communauté était partagé par les quatre manifestants.
« L’image que j’avais de Berlin a volé en éclats face à l’absence de réaction au génocide », a déclaré Shane O’Brien, 29 ans, de nationalité irlandaise. La violente répression des communautés arabes à Berlin l’a ébranlé. Après trois ans passés à Berlin, la menace de déportation est ressentie comme une rupture par Roberta Murray, 31 ans, également irlandaise.
« Ma vie est ici. Je ne fais aucun projet pour l’Irlande. Je crois que nous gagnerons et que nous resterons. Je ne crois pas que cela puisse tenir devant un tribunal ». Me Gorski et d’autres avocats ont déposé une requête urgente en référé ainsi qu’un recours formel contestant la légalité des mesures d’expulsion.
Il a indiqué avoir travaillé sur des cas similaires de ciblage d’activistes pro-palestiniens en raison de leur discours, au moyen des lois sur l’immigration. Toutefois, il estime que ce qui distingue les quatre cas actuels est la franchise avec laquelle le Staatsräson allemand est utilisé pour justifier les déportations.
« Les casiers judiciaires de ces personnes sont vierges », a déclaré Me Gorski. Pourtant, le gouvernement berlinois semble construire un récit de ‘danger imminent’ pour contourner les procédures légales. » Me Gorski a mis en garde contre le fait que cette affaire constitue un coup d’essai pour une répression plus large à l’encontre des immigrés et des militants en Allemagne, et pas seulement contre les quatre manifestants.
Avant de conclure : « Ils ne servent que de cobayes ».
Traduction : JC pour l’Agence Média Palestine
Source : The Intercept



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