La poésie joue un rôle capital chez Ibn Arabi. Dans sa somme spirituelle, Les Illuminations de La Mecque, tous les chapitres sont coiffés de vers qui les introduisent et synthétisent l’enseignement akbarien relatif à ce chapitre. Ces vers sont donc la clé pour comprendre les points traités par Ibn Arabi. Mais au-delà de cette constatation, il est difficile de se faire une idée sur la position doctrinale de la poésie dans les 560 chapitres des Illuminations de la Mecque, mis à part le chapitre huit qui reste énigmatique pour ceux qui n’arrivent pas à percer ses secrets. Nous savons qu’Ibn Arabi a laissé également une abondante production poétique éparpillée dans son œuvre ; mais également quelques recueils comme l’Interprète des désirs ou son Dîwân, tous deux publiés. A côté de tout cela, il y a également son grand recueil manuscrit appelé Diwan al ma’arif al-ilahiyya, (désormais D.M.) c’est-à-dire, recueil des connaissances divines.
Cet ouvrage monumental dont nous possédons quelques manuscrits est un monument à la gloire de la poésie. En effet, Ibn Arabi a rassemblé dans ce recueil l’ensemble de sa production poétique. L’ouvrage débute par une introduction magistrale sur le rôle doctrinal de la poésie. Ibn Arabi considère que la poésie n’est pas subordonnée à la prose ; mais au contraire, c’est la prose qui est secondaire par rapport à la poésie. Le terme choisi pour désigner la prose ne définit pas celle-ci comme une écriture spécifique.Le nathr (prose) n’est qu’un non-nazm. Lorsque la réflexion s’engagera sur l’écriture en prose, on utilisera le terme kitâba, l’écrivain n’est pas un prosateur mais un kâtib (écrivain. L’ordre est donc du côté du nazm (poésie). Il désigne une écriture qui établit ses éléments dans un rapport étroit d’organisation. L’étymologie du terme renvoie à l’ordonnancement d’un collier de perles. Le poème devrait donc être ordonné à l’image de perles disposées en série sur un fil (nizâm). Nous verrons plus loin, à propos du muwashshah (poème strophique) qui dérive du tawshîh, qu’il insiste sur l’idée d’ordonner les perles en série sur deux fils entrelacés.
Mais avant d’aborder ce recueil, il serait judicieux de percer certains mystères du chapitre huit des Illuminations de La Mecque, intitulé « de la connaissance de la terre créée du surplus d’argile d’Adam ». De prime abord, le récit que nous propose Ibn Arabi est d’une grande étrangeté. On le classerait volontiers dans le genre des mirabilia (ajâ’ib) de la littérature arabe. Mais derrière l’étrangeté apparaît au lecteur attentif et autorisé, un enseignement doctrinal relatant le Mundus Imaginalis, lieu où les impossibles deviennent possibles. Ce monde de l’imaginal est caractérisé par son étendue exceptionnelle. Ibn Arabi nous raconte dans ce récit fantastique son témoignage oculaire (shuhudan) et nous instruit sur cette terra incognita avec ses treize villes fantastiques et ses terres d’or, d’argent, de safran et de camphre…En fait, les villes sont une métaphore des degrés du monde, les quatre éléments plus les sept cieux plus la sphère des étoiles fixes (falak nujum at-tawabith) et enfin la sphère du zodiaque. Ensuite, Ibn Arabi parle de deux villes supplémentaires qui sont en fait le Piédestal (al-kursi) et le Trône divin (al-’arch). Ensuite Ibn Arabi parle des dix-huit rois qui règnent sur ces villes qui sont en fin de compte les organes sensoriels et les autres aptitudes chez l’homme comme le cœur et l’intellect. Cette description du microcosme comme reflet du macrocosme n’est pas nouvelle, on la trouve déjà chez Ghazâli, mais également chez les frères de la pureté (Ikhwân as-safâ) pour qui l’homme est une ville complexe. Mais il incombait au Sheikh al-Akbar de tracer de manière définitive les contours de cette doctrine.
Le récit qui nous intéresse du chapitre huit est celui relatif au vaisseau constitué de pierres, qui navigue sur une mer de sable et de terre. En réalité, Ibn Arabi parle ici de la poésie. Pour lui, cette métaphore remplace chaque élément du récit par son correspondant dans la poétique arabe. En effet, le poème est l’équivalent du vaisseau qui vogue sur une mer de sable, c’est-à-dire, le mètre dans lequel le poème a été moulé. Le mètre est dit en arabe bahr, c’est-à-dire mer. Les mots qui composent le poème sont les pierres qui forment le vaisseau. Le parallèle entre les deux est surprenant à première vue, mais quand on sait que la racine KLM indique l’idée de parole et également l’idée de blessure, nous ne sommes pas étonné. Or, les pierres peuvent blesser quand elles sont lancées sur quelqu’un . L’univers est une parole formée de kalimât. La création elle-même est le résultat du verbe divin. Les mots assemblés dans une unité appelé le vers composé de deux parties égales appelées sadr, poitrine et ’ajuz, derrière ; autrement dit, ce sont les deux hémistiches du vers arabe. Ibn Arabi les désignent par les deux flancs du navire. L’espace qui les sépare dans le navire est ouvert ; c’est-à-dire qu’il y a un blanc entre les deux hémistiches à l’écrit. Les piliers du système métrique sont appelés watad et qui sont les colonnes qui soutiennent le navire.
Il s’agit de la poésie considérée comme un vaisseau de pierre permettant de voyager sur une mer de sable. La poésie est donc un moyen privilégié pour voguer sur la mer des réalités suprasensibles dans le Mundus Imaginalis.
Pour confirmer ce point de vue sur la poésie, Ibn Arabi réitère dans la préface du D.M. le rôle éminemment majeur de la poésie dans le dessein divin. En effet, il déclare que les règles de la poétique arabe ont été posées par Dieu. Ces règles sont l’éloquence, l’harmonie et la symétrie.
P الحمد لله الذي خلق الإنسان وعلمه البيان وأنزل المقادير والأوزان وأبدع الأرواح وخلق الأبدان ورتب الأمور في جميع الأكوان على أحسن نظم وأبدع إتقان. عطف بآخره على أوله وألحق أبده في نفي النهاية بأزله وجعله متجانس الصور متماثل السور فكأنه قريض على روي التوحيد ينطق بلسان التحميد فهو كلماته التي لا تنفد وسلطانه الذي لا يبعد. جعل الوجود سبحانه كبيت الشعر في التركيب والنظم وخصه بما خص به الشعر من الحكم، فجعله قائما على سببين محفوظا بوتدين، سبب خفيف وهو عالم الأرواح وسبب ثقيل وهو عالم الأشباح. ووتد مجموع وهو حال التركيب والإنشاء ووتد مفروق وهو حال تحلل الأجزاء. فمدار الخلائق على هذه الحقائق. والعالم كله موزون مربوط الروي على الصراط السوي. وإن الله جل ثناؤه وتقدست أسماؤه نظم جواهر المعارف في سلك النظم والنثر عناية وصيرها في جيد أرواح العارفين عقدا، وحكم سرائر اللطائف في ملك العلم والزجر ولاية, وجعلها في يد أرواح الواثقين قصدا فاقتنصوا بحبالة النظم طيور المعارف من جو التقديس وحصلوها محفوظة بسيما العصمة من التخمين والتلبيس سدلوا على محاسن وجوه الأسرار المقدسة براقع الرموز والألغاز خيفة عليها عند وقوعها على شاطئ المجاز من صائبات ألحاظ المدعين عند الإلحاظ، وألبسوها السابقات الذيول الصافيات الأردان من حلل العبارات والإشارات والألفاظ إشفاقا على المنكرين عند الإلتفاظ. واصلوا فأجملوا وفصلوا فجملوا فرضي الله عن تلك النفوس الطاهرة النقيات أرواح القدس المتطاهرة، وصلى الله على أفصح الفصحاء وأبلغ البلغاء سيد الأنبياء المؤتى جوامع الكلم المخصوص بفنون الحكم وعلى آله وسلم.”
Le lecteur arabe est très familier avec ce genre de doxologie qui introduisent généralement les ouvrages arabes classiques. La différence avec Ibn Arabi est l’importance des mots qui sont consignés ici. On trouve par exemple les mot-clés comme bayân, maqâdir, nazm, qaîd, rawiy, baytu shi’r, sabab, watad… Or ces termes font partie du lexique de la poétique arabe.
L’ordonnancement de l’univers ressemble à celle de la poésie. L’un et l’autre sont de facture divine. L’univers repose sur deux cordes sabab, l’une, subtile, c’est-à-dire le monde spirituel ; l’autre dense, qui est le monde corporel. Ibn Arabi continue à poser les correspondants du verbe divin rythmé par la poésie, et de l’Etre. La fonction de la poésie ne peut être donc que sacrée. Nous sommes loin des jugements de certains juristes musulmans sur la poésie. Le débat houleux sur cette question entre les exégètes est vidé de toute son ardeur puisque la primauté revient à la poésie pour chanter le monde. Une question pourtant se pose : Pourquoi Dieu a-t-il innocenté son envoyé d’être poète lorsque sa tribu l’a qualifié ainsi ? Ibn Arabi nous dit que la poésie est le lieu de la métaphore, du symbole, de l’ambiguïté et de l’équivoque ; or, la fonction du messager est le contraire de tout cela. Son message doit être le plus clair possible pour éviter les mauvaises interprétations. Un messager est un législateur, son discours ne peut souffrir d’aucune ambiguïté sinon c’est l’ordre de la Umma qui en sera affecté. Cette distinction méthodologique pose le problème de l’herméneutique du texte. Comment peut-on expliquer la parole sacrée ? Comment expliquer la différence d’interprétation des exégètes ? Pourquoi le Prophète loua-t-il la différence d’interprétation de la Umma comme étant une miséricorde accordée par Allah ?
Il faut dire que la Religion est un grand cercle qui organise la vie des hommes et chaque degré d’existence doit obéir à certaines règles qui sont un garde fou contre toute mauvaise interprétation. Dans le texte sacré, il y a des éléments qui relèvent de la Loi . Tout écart par rapport à celle-ci est condamnable s’il ne prend pas en compte ces règles fixées par le législateur. Bien sûr, il y a des lieux de divergence prévus par celui-ci ; mais elles ne s’expriment pas en dehors du cercle de la Loi. D’où la diversité des écoles juridiques. La loi fait appel à la raison et à l’analogie appliquées au texte. L’interprétation de la foi est plus limitée et son garde fou est le modèle prophétique lui-même. Il ne faut pas qu’il y ait trop d’écart par rapport à ce modèle. La foi relève de l’ittibâ’, c’est-à-dire de la filature du modèle. L’écart est considéré comme ’ibtidâ’, c’est-à-dire innovation blâmable. Or la foi appelle la certitude puisqu’elle n’est pas démontrable comme l’était la Loi. Enfin, la vérité (al-haqîqa), lieu de l’absolu par excellence. Les chevaliers de cette sphère sont les gens de Dieu. L’interprétation ici est foudroyante. Il est même déconseillé de lire certains ouvrages. L’histoire nous a gardé un certain nombre de fatwas (avis juridique) relatifs à ce sujet. De grands juristes se sont prononcés pour interdire aux novices de consulter les livres d’Ibn Arabi et d’autres puisque le danger était grand de confondre les lieux de parole du Sheikh. Il y a des fois où il parle en tant que juriste ; d’autres fois en tant que soufi et ainsi de suite. Nous savons qu’Ibn Arabi a écrit un ouvrage d’exégète coranique de soixante dix tomes et qu’il ne l’a pas terminé. Il nous informe dans les Illuminations de la Mecque que chaque verset est interprété chaque fois selon trois modes différents : beauté, puissance et perfection. Les deux premiers points de vue sont des contraires. Le troisième en est la synthèse.
Ainsi, Ibn Arabi explique pourquoi le messager d’Allah n’était point poète. Le message divin répugne à la confusion. La fonction du messager est le bayan, l’éclaircissement. Or, la poésie chante l’ambiguïté et appelle la multiplicité des lectures. Elle est pour cela le moyen privilégié pour voyager dans le Mundus Imaginalis. Les réalités supérieures sont difficilement appréhendées dans un langage clair. Leur mode de transmission est la toute puissante poésie. Beaucoup en seraient affectés dans leur foi si les secrets de ces réalités étaient banalisés dans un langage sans relief.
Mais comment Ibn Arabi en est venu à la poésie ? La réponse à cette question nous est donnée dans la préface du D.M.
واعلموا أنه لم يكن الشعر من شأني ولا نطق به قبل هذا المشهد الذي أنا أذكره لساني. فإني ما زلت مذ قلدت الحمائل بدلا من التمائم أمتطي الجياد وأقدُم الأجواد بجَلسة ورثتها من الأسلاف والأجداد وأنظر في صحائف الدفاتر وأجول بميادين العساكر لا بمجالس المناظر، لم أغش قط معاني الأدب ولا أنضيت إليه ركاب الطلب لست سوى [ على] دين العجائز. وأرى أنه من أسنى المواهب والجوائز. لا أفرق بين العلم وأضداده ولا أميز مراتب وجوده في عباده، ولم أزل على ذلك مدة من الزمان إلى أن نظر إلي بعين عنايته الرحمن فوجه إلي في المنام محمدا وعيسى وموسى عليهم الصلاة والسلام. فأما عيسى فأمرني بالزهد والتجريد. وأما موسى فأعطاني قرص الشمس وبشرني بالعلم اللدني من علوم التوحيد. وأما محمد r فقال لي : استمسك بي تسلم. فاستيقظت باكيا وقطعت بقية ليلي تاليا وتجردت في زعمي على طريق الله وأعملت ركاب الهمة في نيل ماله كل حليم أواه…
وكان سبب تلفظي بالشعر : رأيتفي الواقعة ملكا جاءني بقطعة نور بيضاء كأنها قطعة نور الشمس فقلت ما هذه : فقيل لي : سورة الشعراء، فابتلعتها فأحسست شعرة انبعثت من صدري إلى حلقي إلى فمي حيوانا لها رأس ولسان وعينان وشفتان فامتدت من فمي إلى أن ضربت برأسها الأفقين، أفق المشرق والمغرب ثم انقبضت ورجعت إلى صدري فعلمت أن كلامي يبلغ المشرق والمغرب. ورجعت إلى حسي وأنا أتلفظ بالشعر من غير روية ولا فكرة وما زال الإمداد إلي هلم جرا.”
Ibn Arabi nous raconte dans ce passage sa première rencontre avec la poésie, alors qu’elle était étrangère à son monde. Il nous renseigne sur une partie de sa vie où il faisait partie de l’armée almohade et ensuite de son travail de secrétaire à la même cour almohade. Après cette période, il voit en songe les trois envoyés Jésus, Moise et Mohamed qui l’instruisent chacun d’une chose. Le premier lui enseigna l’indigence et le dépouillement ; le second la science de chez Moi (’ilm ladunni) et lui donna le disque solaire. Le troisième enfin, lui demanda de le suivre. Ensuite, il nous parle d’une seconde vision où il voit un ange qui lui apporte la sourate des poètes toute éclatante de lumière et il l’avala. Il sentit un cheveu pousser dans sa poitrine et grossir pour devenir un animal avec une tête, une langue, deux yeux et deux lèvres. L’animal jaillit de sa poitrine pour couvrir les deux horizons, l’orient et l’occident et ensuite se rétracta à son point de départ. Ibn Arabi commente cette vision en disant que sa parole atteindrait l’orient et l’occident. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur le rapport entre la sourate des poètes (shu’ara) et le cheveu (sha’ra) ainsi que la poésie (shi’r). Ils dérivent de la même racine. A cela s’ajoute le shu’ur (perception). La racine SH.’.R (شعر) exprime l’idée de connaître de manière immédiate et globale. La poésie est donc le lieu de cette connaissance immédiate fulgurante. La vocation d’Ibn Arabi pour la poésie s’est bâtie donc d’après ces deux visions sous l’autorité des trois grands messagers, Jésus, Moïse et Mohamed, mais également sous le magistère du Coran et notamment la sourate des poètes (Shu’ara). Cette sourate est la quatre-vingt-huitième à partie de la liminaire (fâtiha). Or 88 est la valeur numérique de l’expression Habib Allah ( l’Aimé d’Allah) à savoir Mohamed sur qui la révélation est descendue. Ainsi, Ibn Arabi clôt le faux débat sur la légitimité de la poésie à exprimer les réalités supérieures. Le Prophète ne s’est pas exprimé en poésie non parce qu’elle est de nature blâmable et inférieure mais parce qu’elle est le lieu du shu’ur, cette connaissance subtile faite de symboles et d’allusions. Or, il incombe au législateur de s’exprimer sans ambiguïté.
Le bayt as-shi’r, littéralement, la maison de la poésie est donc à l’image du bayt ash-sh’ar, maison en poil du bédouin, c’est-à-dire la tente qui vogue sur un océan de sable. Le poème est un vaisseau qui permet de voyager à travers les réalités supérieures comme l’est la tente du bédouin qui se déplace dans l’immensité du désert. L’initiation est donc un voyage à travers le langage poétique apte à décrire les subtilités du Mundus Imaginalis. La poésie pour Ibn Arabi est aussi un mur constitué de pierres, c’est-à-dire de mots. Le mur de la poésie correspond à l’image donnée par le Prophète sur le mur de la Prophétie constitué de briques qui sont les Prophètes. Il manquait une brique à ce mur qui fut rempli par le sceau des Prophètes. Ibn Arabi lui-même a eu une vision similaire où il s’est vu combler l’emplacement de deux briques, une en or et l’autre en argent, sur le mur de la walaya ou sainteté. Or Ibn Arabi est le sceau de la sainteté Muhammadienne qui est l’héritier par excellence du Prophète.
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