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Ijtihad : pour un « Islam progressiste et populaire »

Militants venus d’horizons divers[1], nous avons travaillé ensemble dans la commission se rapportant à la dynamique musulmane en France dans le cadre du Forum Social des Quartiers Populaires qui s’est déroulé à Saint-Denis les 22, 23 et 24 juin 2007. Ce travail commun nous a permis de confronter nos points de vue et nos expériences afin de faire avancer nos réflexions.

Lors du Forum Social des Quartiers Populaires, nous avons organisé un atelier sur la dynamique musulmane et l’engagement des associations islamiques dans les luttes sociales en France.

Cet atelier nous a montré l’intérêt porté par un grand nombre de personnes pour la thématique que nous présentions. Il a aussi manifesté l’attention portée à notre discours qui cherchait à défendre un Islam engagé socialement et en phase avec son environnement : un « Islam progressiste et populaire ».

Il est évident que malgré la qualité du débat instauré au cours de l’atelier, les questions qui se posent à nous ne peuvent être réglées en quelques heures. Ces questions difficiles nous demandent de pouvoir réfléchir et agir sur le long terme. C’est pourquoi nous avons décidé de poursuivre l’action entreprise dans le cadre de la commission sur la dynamique musulmane en constituant le groupe Ijtihad.

Pourquoi Ijtihad ?

Littéralement, le terme Ijtihad signifie « l’effort ». Au fil du temps, il prit le sens particulier « d’effort de réflexion ». Selon la doctrine classique de la théorie du droit islamique, Ijtihad signifie se contraindre à se forger une opinion (dhann) dans un procès (qadiyya) ou comme règle (hukm) de droit. Pour le philosophe indo-pakistanais Mohammed Iqbal (1877-1938), l’Ijtihad « signifie s’efforcer en vue de formuler un jugement indépendant sur une question légale »[2]. Autrement dit, l’Ijtihad est un effort effectué par un juriste soit pour extraire une loi ou une prescription de sources scripturaires peu explicites, soit pour formuler un avis juridique circonstancié en l’absence de textes de référence.

Dans la tradition sunnite, les « portes de l’Ijtihâd » furent fermées à partir du Xième siècle. Cependant, cette fermeture, qui n’était en rien une prescription sacrée, fut toujours contestée par de nombreux oulémas tels qu’Ibn Hazm (994-1064) ou As-Souyouti (1445-1505).

En fait, la fermeture des « portes de l’Ijtihad » marquait avant tout la décadence intellectuelle du monde musulman post-almohadien. « Le refus de l’ « Ijtihad », écrivait Mohammed Iqbal, est une pure fiction suggérée en partie par la cristallisation de la pensée juridique dans l’Islam et en partie par cette paresse intellectuelle qui, spécialement dans la période de décadence spirituelle, transforme en idoles les grand penseurs. Si quelques-uns des docteurs ultérieurs ont été partisans de cette fiction, l’Islam moderne n’est pas engagé par cet abandon volontaire de l’indépendance intellectuelle »[3].

Au XIXième siècle, les réformateurs musulmans dans la lignée de Jamel ed-Dine Al Afghani (1838-1897) firent de la réouverture des « portes de l’Ijtihad » un des éléments moteurs de leur réflexion. Pour Mohammed Iqbal, l’Ijtihad est « le principe de mouvement dans la structure de l’islam ». Ainsi, le philosophe indo-pakistanais appelait à un Ijtihad collectif afin de « reconstruire la pensée religieuse de l’Islam » pour qu’elle soit en phase avec le monde contemporain.

Dans cette perspective, il affirmait que « le Coran enseigne que la vie est un processus de création progressive constante, ce qui nécessite que chaque génération, guidée mais non empêchée par l’œuvre de ses prédécesseurs, ait le droit de résoudre ses propres problèmes »[4]. C’est afin d’essayer de résoudre nos « propres problèmes » que nous avons donc décidé de constituer Ijtihad.

Ijtihad se voudra un espace de réflexion et d’action sur toutes les questions se rapportant à l’Islam et aux musulmans en France et dans le monde. Notre effort de réflexion collectif (Ijtihad jama’i) aura pour but de promouvoir un Islam en phase avec son environnement social, c’est-à-dire un « Islam progressiste et populaire » capable d’offrir les fondements idéologiques et spirituels à l’émancipation réelle des populations musulmanes.

Ainsi, Ijtihad s’attachera à préserver l’identité culturelle et spirituelle des musulmans tout en s’efforçant de participer activement aux luttes sociales et politiques des populations des banlieues en dépassant notre identité islamique.

Perspectives d’Ijtihad

Avec la constitution d’Ijtihad, nous nous imposons de nouvelles tâches politiques et pratiques. C’est dans ce cadre qu’Ijtihad développera ses réflexions et ses actions. Parmi les nombreux chantiers de travail qui se présentent à nous, certains nous semblent prioritaires :

1 – Construire un « Islam progressiste et populaire » en phase avec son environnement social. Au cours de l’histoire, l’Islam a toujours été traversé par de multiples courants de pensée qui furent le produit de contextes sociaux différents voire mêmes antagonistes. Face à l’ « Islam des dominants » défendu par les « Ouléma du palais » a toujours existé un « Islam des dominés » qui, porteurs des idéaux des opprimés, se voulait le vecteur de contestations sociales et d’un désir de justice.

C’est de cet Islam, porteur de justice sociale, qui a lutté contre les oppresseurs musulmans puis contre la domination impérialiste, dont nous nous réclamons. Il nous appartiendra de définir un « Islam progressiste et populaire » capable de lutter contre l’impérialisme, le néo-colonialisme et ses supplétifs, de promouvoir une renaissance civilisationnelle et de défendre la justice sociale.

Loin de tous replis exclusifs, cet « Islam progressiste et populaire » devra nécessairement s’ouvrir à la culture universelle de tous les opprimés (al-mostadh’afoun) pour mieux se dresser contre l’hégémonie impérialiste. C’est en partant de l’ensemble du patrimoine islamique, sans exclusive, que nous nous attellerons à cette tâche.

2 – Lutter contre l’islamophobie et les discriminations dont sont victimes les musulmans. L’Islam est depuis des années la victime expiatoire de tous les maux de la société française. Les musulmans sont présentés comme des terroristes voleurs, violeurs, voileurs et antisémites.

Ils sont le symbole même de l’anti-France et l’Islam est définitivement la religion des « barbares ». Pour surveiller et punir les « barbares musulmans », l’Etat français a mis en place une politique de répression et de contrôle de l’Islam et des musulmans dans la plus « pure » tradition coloniale : contrôle de l’Islam par l’instauration du CFCM pour rétribuer les nouveaux bachaghas de la communauté ; criminalisation et répression contre l’Islam et les musulmans par des lois d’exceptions (loi sur le voile, loi « antiterroriste », plan Vigipirate…) et une discrimination institutionnalisée. Comment lutter contre ce contrôle institutionnel et ces discriminations ?

3 – Poser la question féminine en Islam, et ce, dans une tripleperspective : premièrement, celle des discriminations et des pressions que subissent les femmes musulmanes dans la société française, notamment celles qui portent le foulard ; deuxièmement, l’oppression endurée par les femmes au sein même d’une communauté musulmane traversée par des idées et des pratiques sexistes et patriarcales ; troisièmement, lutter contre la culture machiste dominante dans l’ensemble de la société française.

Nous souhaitons ainsi donner les moyens à toutes les femmes musulmanes (quelle que soit leur origine, voilée, non-voilée, etc.) de se défendre contre ces injonctions à la sujétion, d’où qu’elles viennent.

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Cette question nous semble incontournable car elle est au centre des débats sur l’Islam, à la fois dans les discours de certains de ses détracteurs (pour lesquels le foulard serait de manière essentialiste le symbole de l’asservissement de la femme et pour lesquels les musulmanes non-voilées seraient forcément des femmes libérées du « joug des musulmans sexistes ») ou a contrario de certains de ses défenseurs (qui érigent le foulard en étendard de l’Islam et qui dénigrent ainsi les musulmanes qui ne le portent pas).

Comment les femmes musulmanes peuvent-elles sortir de ces carcans et s’élever au-delà de toutes les représentations fantasmées dont elles font l’objet ? Nous devons également lutter contre toutes les pratiques sexistes et patriarcales qui touchent l’ensemble des femmes.

4 – Explorer et faire connaître le patrimoine de la civilisation arabo-islamique. L’Islam ne peut pas être réduit uniquement à une spiritualité transcendante puisqu’il est aussi une civilisation immanente. Ainsi, l’Islam représente plus de quatorze siècles d’une civilisation, s’étendant de la Mer de Chine à l’Océan Atlantique, avec ses pages sombres et ses pages glorieuses.

Comment construire notre présent, non en cherchant à ressusciter artificiellement le passé, mais en s’appuyant sur cet héritage civilisationnel  ? En effet, les musulmans, héritiers de la philosophie d’Ibn Rushd (1126-1198), de la science de l’histoire Ibn Khaldoun (1332-1406) et de la mystique d’Abou Hamid al-Ghazali (1058-1111) ou de Djalal ed-Din Rumi (1207-1273) doivent explorer ce patrimoine qui est le leur. « Ici comme ailleurs, écrivait Mohammed Abed al-Jabri, notre seule chance de ne plus lire notre avenir dans le passé – ou le présent – des autres, mais de construire à partir de notre propre réalité, à partir de la spécificité de notre histoire et des constituants de notre personnalité, c’est la conscience historique »[5].

5 – Développer la connaissance de la nahda et du mouvement de réformes culturelles-religieuses qui s’est développé dans le monde musulman à partir du XIXème siècle. De Jamel ed-Dine Al Afghani (1838-1897) à Ali Shariati (1933-1977), en passant par Abd el-Hamid Ben Badis (1889-1940) ou Abdelkrim El Khattabi (1882-1963), des hommes ont prôné une spiritualité engagée dans le monde.

Le mouvement de renaissance de l’Islam se fit dans une triple dimension : une politique offensive de lutte anti-impérialiste et de renaissance civilisationelle du monde musulman ; une relecture des textes normatifs dans un sens novateur en lien avec leur environnement social ; une spiritualité profonde et intime.

Quels enseignements pouvons-nous tirer de leurs actions ? Quelles idées développées par ces hommes peuvent encore nous servir aujourd’hui ? Leurs idées, même si nous devons les adapter à notre réalité sociale, nous seront nécessairement utiles pour développer notre propre projet.

6 – Approfondir notre connaissance de l’histoire de l’Islam et des musulmans en France. Cette histoire a trop longtemps été minorée et détachée de l’histoire générale de l’immigration. Pourtant, l’Islam est arrivé en France avec les premiers immigrés maghrébins au début du XXème siècle. Dès les années 1920, les pionniers de l’immigration s’organisèrent afin de pratiquer leur religion.

Au sein de l’Etoile Nord Africaine, l’Islam joua un rôle important dans la lutte globale que menaient les militants nationalistes maghrébins au sein de l’immigration et dans les luttes de libération de leurs pays d’origine. Quelles leçons pouvons nous tirer de l’expérience de l’Etoile Nord Africaine, de l’activité de l’association des Ouléma, de la marche pour l’égalité des droits et contre le racisme de 1983 et des différentes expériences militantes qui se sont développées à la suite cette marche ?

Au-delà de ces orientations, nous invitons tous ceux et toutes celles qui désirent lutter contre les discriminations dont sont victimes les musulmans et qui veulent construire dans la durée une alternative à l’Islam institutionnel à nous rejoindre afin de construire ensemble un « Islam progressiste et populaire » en phase avec notre époque et les réalités sociales des populations victimes du nouvel ordre mondial.

Nadjib Achour, Abdelaziz Chaambi, Mohamed Kaf, Sarah Girard, Youssef Girard

Contact : [email protected]

 


[1] DiverCité, MIB, CMF, indépendants.

[2] Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch, Ed. Du Rocher, 1996, page 149

[3] Ibid., page 178

[4] Ibid., page 169

[5] Abed al-Jabri Mohammed, Introduction à la critique de la raison arabe, La Découverte, 1994, page 170

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