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De l’islamophobie à l’islamoparanoïa : nouveau “malaise dans la civilisation européenne (1/2)

L’auteur en livre ici une approche psychanalytique, et propose de le renommer par le terme « islamoparanoïa », désormais cliniquement plus pertinent que celui d’ « islamophobie ».

La peur irrationnelle de l’islam qui a gagné l’ensemble du monde occidental après la tragédie du 11 septembre 2001 a pris en Europe une forme particulière que le terme mondialisé d’ « islamophobie » tend à occulter. Le Vieux Continent est en effet traversé par une crise symbolique et narcissique qu’il tente de résoudre par un combat cliniquement délirant contre un Islam fictif. Dès lors, l’ « islamophobie » est une erreur de diagnostic : « islamoparanoïa » est le vrai nom de ce qui est désormais devenu un nouveau « malaise dans la civilisation » européenne(1). Et cette nouvelle pathologie collective exige une réponse militante spécifique.

Le terme « islamophobie » est bien commode. Il permet de situer le racisme antimusulman dans la galaxie des « xéno-phobies » racistes traditionnelles, aux côtés de l’ « homophobie », de la « judéophobie », de l’ « arabophobie », etc. De fait, en France, quand il est reconnu, il n’est souvent perçu que comme un nouvel avatar du vieux racisme anti-maghrébin, réactualisé, voire aggravé, par la crise économique et sociale européenne et par le choc de l’effondrement des tours jumelles de New-York. Comme lui, il ne serait alors qu’une manœuvre de « diversion » du gouvernement face à son impuissance à réguler la crise de la dette, le chômage, l’insécurité, l’immigration et autres problèmes socio-économiques.

Cette approche classique laisse pourtant irrésolus certains paradoxes. Comment expliquer que ce rejet de l’islam ait contaminé l’ensemble de la classe médiatique, intellectuelle et politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche, y compris la gauche antiraciste et altermondialiste ? Des enjeux électoralistes suffisent-ils à expliquer que la France, ensuite imitée par d’autres nations européennes, vote des lois d’exception antimusulmanes, invoquant et simultanément violant ses propres valeurs républicaines (lois « anti-voile » , « anti-burqa », « anti-minaret », et bientôt le nouveau « code de la laïcité ») ?

L’ampleur, l’intensité et la déraison de cette haine de l’islam signent qu’il s’agit non pas d’un racisme en plus, mais d’un racisme à part, que l’islamophobie rompt avec les traditionnelles xénophobies, et qu’il est temps de questionner la structure spécifique de rejet qui la sous tend. Il s’agit de prendre l’ « islamophobie » européenne au pied de la lettre, en la considérant comme un syndrome clinique. L’enjeu est politique. De la pertinence du diagnostic dépend l’efficience de la thérapeutique : on ne soigne pas de la même façon un phobique, une hystérique ou un paranoïaque.

« ISLAMOPHOBIE » : UNE ERREUR DE DIAGNOSTIC

Le terme « phobie » – du grec phobos, crainte – désigne cliniquement une peur irrationnelle. Il existe en ce sens bien en Europe une phobie de l’islam et des musulmans. Doit-on pour autant parler d’islamophobie ? Le terme laisse entendre que la phobie est le symptôme central du racisme antimusulman, qu’il assimile ainsi à une « névrose phobique » collective. Or une phobie peut n’être qu’un symptôme parmi d’autres dans des affections psychiques très différentes de la névrose phobique. La psychopathologie distingue en effet traditionnellement trois grandes catégories de troubles mentaux : les névroses, qui sont au nombre de trois (hystérique, phobique, obsessionnelle) ; les psychoses (la schizophrénie, la paranoïa et la maniaco-dépression) ; enfin les perversions. Pourquoi, dès lors, ne parlerait-on pas d’islamo-hystérie ou d’islamo-paranoïa ?

Le phobique est pacifique, l’"islamophobe" est violent. Le signifiant « islamophobie » participe d’une certaine banalisation de la haine de l’islam. Des névrosés phobiques, nous en connaissons tous, et peut-être en sommes nous : l’éreutrophobe rougit en public, l’arachnophobe a peur des araignées, l’agoraphobe de la foule. Tous sont fondamentalement pacifiques : confrontés à l’objet de leur angoisse, ils prennent la fuite ! Les musulmans pourraient donc se réjouir si n’étaient que des islamophobes en Europe : ces derniers, croisant dans la rue une burqa ou une longue barbe en jellaba, se contenteraient de changer de trottoir. Et chacun poursuivrait tranquillement son chemin !

Or ce à quoi nous assistons aujourd’hui est radicalement autre : c’est au contraire les musulmans que l’on somme de changer de trottoir, et même plus encore de ne marcher nulle part, de disparaître de toute visibilité publique : pas de voilées studieuses dans nos écoles, pas de « burqas » dans la rue, pas de fonctionnaires voilées dans l’administration publique, pas de mamans en couvre chef accompagnant les sorties scolaires, et bientôt, avec le « nouveau code de la laïcité », pas de salariées voilées dans les entreprises privées, jusqu’à ce qu’on en vienne peut-être un jour à réaliser le rêve du Ministre de l’intérieur Claude Guéant : interdire le voile aux usagers des services publics ! Pas de minarets qui ne dépasse, de mosquées ailleurs que dans les caves, pas de fidèles priant dans les rues, pas de musulmans dans les postes à responsabilité des entreprises.

Ce racisme se distingue des racismes traditionnels en ce que cette persécution scopique, sociale et symbolique n’est pas simplement le fait d’individus isolés ou de groupes populistes, mais est institutionnalisée, et partant légitimée, par les Etats eux-mêmes : les lois d’exception antimusulmanes correspondent, psychiquement, à des passages à l’acte hétéro-agressifs collectifs. Une telle violence agie est incompatible avec le pacifisme propre à la névrose phobique comme d’ailleurs à toute névrose : la permanence, dans ces affections, d’une conscience surmoïque, les protège du passage à l’acte.

En Europe, les xénophobies traditionnelles – homophobie, judéophobie, arabophobie – subsistent ainsi davantage comme discours ou pensées, fussent-elles inconscientes, que comme actes. Le long combat des élites contre ces racismes a créé un surmoi social fixant des limites symboliques à la haine. Mais pour le racisme antimusulman, ce surmoi social est désormais aboli, car les élites sont elles-mêmes devenues les principales instigatrices de la haine de l’islam. Désinhibé, le discours autorise alors tous les passages à l’acte.

Le phobique est conscient de lui, l’"islamophobe" est dans le déni. Si le névrosé phobique est non-violent, c’est que, comme tout névrosé, il est conscient du caractère irrationnel de sa peur. Il reconnaît ainsi sans difficulté sa pathologie : « je suis agoraphobe, claustrophobe, etc. ». Certes, l’homophobe ou le judéophobe font rarement cet aveu. Ils reconnaissent pourtant indirectement leur affection sous la forme de la dénégation : « je n’ai rien contre les juifs/les homosexuels, mais … ». Ils admettent, de fait, l’existence et le caractère moralement condamnable de ces racismes. Cette dénégation du xénophobe est fort différente du déni du raciste antimusulman : ce dernier nie tout bonnement l’existence d’un racisme visant l’islam et les musulmans, et refuse d’ailleurs de lui donner un nom.

En témoignent les violentes résistances que suscite le terme « islamophobie » dans le discours politico-médiatique, et jusqu’aux organisations antiracistes et de défense des droits de l’Homme (2) . Pourtant, aucun autre terme plus adéquat ne nous est proposé. Or pour l’Homme, être parlant, ce qui n’est pas nommé n’est pas reconnu. L’argument dominant selon lequel le terme abolirait le droit légitime à une critique discursive de la religion musulmane – là où les mots antisémitisme, judéophobie, homophobie n’ont jamais posé problème – est absurde, puisqu’une phobie est par définition une peur irrationnelle. Quant à la thèse, largement répandue, selon laquelle « islamophobie » aurait été inventé par les mollahs iraniens ou les islamistes, elle nous oriente déjà vers un certain versant de la psychose : la paranoïa.

« Islamophobie » est donc une erreur de diagnostic . En 1924 (3) , Freud différenciait les névroses – dont la phobie – des psychoses par le type de conflictualité : conflit intrapsychique pour le névrosé, entre les désirs du ça et les exigences morales du surmoi, conflit externalisé chez le psychotique, entre son moi et le monde extérieur. Pour la rhétorique antimusulmane, l’abolition de tout surmoi social, la certitude délirante que l’islam constitue non une menace interne, irrationnelle, mais un danger réel, externe – le musulman reste perçu comme un Autre, un éternel Etranger – attestent que nous sommes dans un fonctionnement non pas névrotique mais psychotique. C’est dire que le racisme antimusulman n’est pas une xénophobie, au sens clinique du terme, et que donc sa structure est distincte des racismes usuels, y compris du racisme antimaghrébin. C’est dire aussi qu’il ne relève pas non plus des autres catégories de la névrose que sont l’hystérie ou la névrose obsessionnelle. Il reste à déterminer de quel type de psychose il s’agit.

L’ISLAMOPARANOÏA : UN DÉLIRE COLLECTIF DE PERSÉCUTION

Si « islamophobie » ne permet pas de penser la haine de l’islam, c’est parce que la « phobie » de l’islam n’en est qu’un symptôme secondaire. Ce racisme s’organise autour d’un symptôme beaucoup plus inquiétant : un « délire » sur l’islam et les musulmans. Dans l’imaginaire collectif de plus d’un Européen, cette religion reste perçue, consciemment ou inconsciemment, comme archaïque, violente, intolérante, misogyne, antidémocratique, transgressant les lois républicaines, vision que certains intellectuels n’hésitent plus à verbaliser explicitement.

La réalité de l’islam n’a rien à voir avec cette fiction. L’ « islam » est en soi un hymne à la « paix », l’étymologie de son nom même la liant au « salam » – paix – par quoi les croyants réels se saluent. La « chari’a » signifie simplement que l’islam est une religion de la Loi et du Droit universels, et que partant, « être musulman » et « être délinquant » sont des réalités logiquement incompatibles. Les sempiternelles affaires de « voile islamique » témoignent de la réussite de l’intégration : les femmes voilées veulent désormais étudier et travailler comme toute citoyenne moderne. Et dans les familles, les enfants sont exhortés à investir l’école républicaine au nom de l’injonction coranique à la quête du savoir : « recherchez la science jusqu’en Chine ! », exhorte un célèbre hadîth prophétique.

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Le déni plutôt que l’ignorance. Dans un texte majeur, Freud a défini le « délire » comme la « création d’une nouvelle réalité », imaginaire, là où la réalité a été « perdue, déniée » (4) . La doxa politico-médiatique se caractérise précisément de ce « déni » de la réalité théologique de l’islam et de la réalité vécue des musulmans, dont elle ne veut strictement rien savoir. Ainsi, en 2003, lors de la Commission Stasi, chargée de statuer sur la question du voile à l’école, l’une des premières personnes auditionnée fut la romancière Chahdortt Djavann, venue parler … de l’islam iranien ; les deux seules jeunes femmes voilées de France auditionnés le furent in extremis, au terme des quatre mois d’auditions, et alors que le rapport des « sages » – qui aboutit à la loi anti-voile de 2004 – avait déjà été rédigé !

Mais le « déni » doit ici surtout être entendu au sens freudien de ce terme, comme mécanisme de défense propre aux psychoses. Il ne se réduit alors pas à l’ignorance ou au simple refus de connaître. Il est, plus radicalement, une inaptitude intellectuelle à comprendre quoi que ce soit d’une réalité, quand bien même cette réalité est donnée. C’est pourquoi le déni de la réalité de l’islam subsiste même chez certains érudits, journalistes arabisants ou islamologues.

De puissants mécanismes inconscients de résistance contrarient la volonté – fût-elle sincère – de comprendre. En France, lors du débat sur le voile intégral, des femmes le portant furent invitées sur les plateaux télévisés. S’exprimant parfaitement dans la langue de Voltaire, expliquant que leur démarche était strictement spirituelle, non prosélyte – en somme de parfaites individualistes hypermodernes – rien n’y a fait : la prégnance scopique de ces "fantômes noirs", réveillant les angoisses archaïques des monstres de nos enfances, hypnotisaient tant le regard que les oreilles se fermaient, sourdes au discours citoyen.

Certes, lorsqu’un Tariq Ramadan, scopiquement plus présentable, surgit à la petite lucarne, chacun s’accorde à reconnaître que cet intellectuel parle le langage de la Raison et de la République. Mais ici, aux imagos primaires se substituent les mécanismes interprétatifs de la paranoïa, laissant entendre qu’existe un « autre Tariq » tenant aux fidèles de l’islam un autre discours : le fameux « double discours ». Il ne suffit donc pas de montrer le « vrai visage » de l’islam : quoi qu’on dise sur l’islam, nous sommes dans l’impasse de la déraison.

Le délire plutôt que la phobie. En lieu et place de cette réalité perdue de l’islam, le délire islamophobe a reconstruit un « musulman métaphysique » (Raphaël Liogier) et un « islam imaginaire », qui n’existent nulle part, et auquel le journaliste Thomas Deltombe a consacré un ouvrage édifiant (5), montrant qu’il est le seul discours médiatique sur l’islam depuis des décennies . La « phobie » de l’islam est alors un symptôme secondaire venant qualifier ce délire : on peut en ce sens parler de « délire islamophobe » mais pas d’ « islamophobie ». C’est d’ailleurs sous cette forme adjectivée que l’ « islamophobie » a fait son entrée dans la littérature française, le peintre Etienne Dinet parlant, dès 1922, de « délire islamophobe » au sujet d’une biographie du Prophète (6).

Ce délire clinique invalide tout diagnostic d’ « islamophobie », car le névrosé phobique ne délire jamais. Freud a en effet fait de la « perte de la réalité » – autrement dit du délire – le propre de la psychose et ce qui la différencie de la névrose. Nous sommes donc bien dans le registre de la psychose. Si ce diagnostic est resté jusqu’à présent inaperçu, c’est que le délire antimusulman est discret. Il n’a rien du délire bruyant, incohérent, dissocié, du schizophrène. C’est au contraire le délire parfaitement structuré, logiquement cohérent, du paranoïaque. N’est ce pas en effet au nom de la Raison républicaine que la France a voté les lois liberticides contre le voile et le voile intégral, invoquant à cette fin la laïcité et l’égalité des sexes ?

Pourtant, si on est attentif aux mots employés pour parler de l’islam, on s’aperçoit vite qu’ils relèvent davantage du registre linguistique du paranoïaque que de celui du phobique. On laisse entendre que les musulmans de France seraient « manipulés » par des « groupes islamistes », certains « secrets », d’autres connus, mais, tels l’UOIF, tenant un « double discours ». Ces « comploteurs » « testent » les capacités de résistance de la République au travers de revendications liées au voile, à l’alimentation halal ou par l’ « occupation » des lieux publics par les prières de rue.

La rhétorique antimusulmane n’est donc pas une « islamophobie », mais une psychose paranoïaque collective de persécution à l’endroit de l’islam et des musulmans. Partant, il convient désormais de substituer au terme « islamophobie » celui d’« islamoparanoïa ».

Notes :

(1) Malaise dans la civilisation est le titre d’un célèbre ouvrage de Sigmund. Freud, publié en 1929. Le titre original est désormais parfois traduit par Malaise dans la culture (Paris, PUF, 1995).

(2) Le terme a été aboli, « forclos », par la LICRA, le HCI, la CNCDH, par Dominique SOPO, Président de SOS Racisme. Il fait débat encore à la LDH, et n’a été adopté que par une courte majorité au MRAP en 2004.

(3) S. Freud., « Névrose et psychose » (1924), in Œuvres Complètes, tome XVII, Paris, PUF, 1992 p. 3-7.

(4) S. Freud, « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose » (1924), in Œuvres Complètes, tome XVII, Paris, PUF, 1992 p. 39.

(5) T. Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975 – 2005, Paris, La Découverte, 2005.

(6) É. Dinet, S. Ben Ibrahim, L’Orient vu de l’Occident, Paris, Piazza-Geuthner, 1921. Les auteurs qualifient de « délire islamophobe » une biographie du Prophète Mohamed écrite par le père jésuite Lammens.

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