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Coran et expérience esthétique de la nature (suite et fin)

Pourquoi y a-t-il harmonie et unité plutôt que disharmonie et fissure ?

A l’instar de cet arabe du temps de la révélation du Coran, tout le monde peut se faire une idée de ce que veut dire une faille dans une entité physique. C’est une « ligne » qui casse l’unité d’ensemble et introduit une rupture des liens entre les différentes composantes de celle-ci. Cette brèche fait dire à tout le monde qu’il y a quelque chose qui est rompu, qui fait que « tout ne se tient plus ». Il en découle qu’à travers le terme coranique de « futûr » ce qui est visé c’est la réflexion sur la « soudure » de diverses composantes d’une même entité. En d’autres termes, le Coran veut susciter chez l’observateur l’envie de chercher à expliquer le fait que tout se tient dans le ciel. A travers les versets déjà cités, on entraperçoit un chaos eschatologique où l’harmonie et l’unité de l’ancien monde se perdent : « Allah retient les cieux et la terre pour qu’ils ne s’affaissent pas. Et s’ils s’affaissaient, nul autre après Lui ne pourra les retenir. Il est Indulgent et Pardonneur. » (Coran, 35 : 41)
Dès lors, on peut se dire que le Coran nous oblige à réfléchir sur ce qui fait qu’en un temps donné, des piliers invisibles assurent le non effondrement du ciel et qu’ils (les piliers) soient destinés à être « retirés » à un autre moment prédéterminé et qu’il s’en suive inéluctablement un effondrement et une apparition d’une création transformée pour accueillir une vie nouvelle : « Le jour où la Terre sera changée en autre chose que la Terre, de même que les Cieux » (Coran, 14 : 48)
Il convient de se représenter le ciel qui nous est le plus proche, c’est-à-dire l’espace-temps dans lequel se trouve notre planète Terre à travers les lumières que scintillent les étoiles si éloignées. Ce n’est ni par frivolité, ni par hasard, que le philosophe Emmanuel Kant se dit profondément fasciné et troublé par le ciel étoilé : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n’est accessible qu’à l’entendement, et avec lequel je me reconnais lié par une connexion universelle et nécessaire. La première vision anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fut formée à la planète, après avoir été douée de force vitale pendant un court laps de temps. La deuxième vision, au contraire, rehausse ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l’animalité, et même de tout le monde sensible[1]
D’ailleurs, cette idée d’un univers soudé où tout se tient et rien ne s’effondre est mentionné comme « âyah » (signe) de Dieu dans les premiers versets de la sourate « Le tonnerre » : « Alif, Lām, Mīm, Rā. Voici les versets du Livre ; et ce qui t’a été révélé par ton Seigneur est la vérité ; mais la plupart des gens ne croient pas. Allah est Celui qui a élevé les cieux sans piliers visibles. » (Coran, 13 : 1-2). C’est important de remarquer que l’expression « sans piliers visibles » (une traduction littérale donnerait : sans piliers que vous puissiez voir), suppose l’existence de piliers que nos yeux nus ne peuvent voir. Et on sait que « le voir avec les yeux » dans le Coran peut signifier le connaitre comme dans ces versets : « N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi avec les ˒ ‘Aad [avec] Iram, [la cité] à la colonne remarquable, dont jamais pareille ne fut construite parmi les villes, et avec les Ṯhamūd qui taillaient le rocher dans la vallée, ainsi qu’avec Pharaon, l’homme aux épieux ? » (Coran, 89 : 6-10).
Ni le prophète (SAWS), ni un quelconque lecteur ou auditeur de ces versets n’a été présent au moment où se déroulaient les événements relatés ici ; « Ne voyez-vous pas qu’Allah vous a assujetti ce qui est dans les cieux et sur la terre? Et Il vous a comblés de Ses bienfaits apparents et cachés » (Coran, 31 : 20) Là aussi, il ne peut être question de voir avec les yeux mais plutôt de savoir. Il n’est pas question de voir l’assujettissement (taskhîr) du Cosmos à l’humain mais de savoir qu’il y a des lois qui l’expliquent, reste à réfléchir au sens de cela. Il faut juste noter sans aller plus loin dans le cadre de cette contribution que la notion coranique de « Taskhîr » n’est pas assimilable à l’idée cartésienne de l’homme « maitre et possesseur de la nature »
Même un commentateur contemporain aussi traditionnaliste que Al jazâ-iri écrit à propos de ce verset sur les piliers invisibles du ciel : « Dieu a élevé le ciel de par sa Toute Puissance et de par des lois (sunan) comme Il l’a voulu ». Pourtant, un autre commentateur traditionnaliste notamment Asa ‘di écrit à propos du même verset : « Le ciel n’a pas de piliers en dessous qui le soutiennent, le cas échéant, vous les auriez vu ! ». Dans son commentaire, Tabari rapporte deux avis : un qui soutient que Dieu a élevé le ciel sur des piliers (comme ceux d’une tente) que l’on ne peut voir et un autre qui dit que le ciel est élevé sans piliers du tout. A l’aune des avancées des sciences de la mécanique céleste moderne, il semble que le terme de « sunan » (lois) utilisé par Aljazâ-iri soit plus proche de ce que les scientifiques de ce domaine savent. Et à ce sujet, les avancées de l’astrophysique et des sciences connexes sont en train de découvrir nombres de choses qui expliquent que tout se tienne dans le ciel et puisse ne pas tenir dans le futur. A ce sujet, Trinh Xuan Thuan écrit : « inévitable, simple et conforme avec le Tout : voilà les traits d’une belle théorie. C’est ce désir esthétique de conformité avec le Tout qui a aiguillonné les efforts des physiciens, depuis deux siècles, pour trouver une théorie du Tout, une théorie qui pourrait interconnecter tous les phénomènes physiques de l’univers et unifier les quatre forces fondamentales de la Nature en une seule[2]. »
D’ailleurs, ce qui surprend le plus nous disent les spécialistes des sciences physiques notamment de l’astrophysique et de la mécanique quantique, c’est l’infinie improbabilité que l’harmonie et l’unité du monde soient le fruit du hasard. A ce sujet, Guessoum écrit : « si les lois et les paramètres de l’Univers avaient été tirés au hasard, la probabilité que la vie apparaisse, et encore moins que l’intelligence et la conscience soient présentes pour se poser de telles questions, aurait été infiniment faible : un zéro suivi de dizaines ou centaines de zéros après la virgule avant d’atteindre le 1…
Donnons quelques exemples simples. Si la gravitation avait été très légèrement plus faible dans l’univers, les étoiles ne se seraient jamais formées, et le carbone, l’oxygène et autres éléments nécessaires à la vie, et donc à notre existence, n’auraient pas été formés. Si la gravitation avait été même légèrement plus forte qu’elle ne l’est, l’univers se serait effondré sur lui-même et n’aurait jamais formé de grandes structures (galaxies, étoiles, planètes). Un second exemple relève de l’électricité : si celle-ci (représentée par la charge élémentaire de l’électron) avait été légèrement plus faible qu’elle ne l’est, les réactions chimiques, trop lentes, n’auraient pas pu produire des molécules complexes (jusqu’à l’ADN). Et si elle avait été trop forte, les réactions chimiques n’auraient pas pu avoir lieu, car elles auraient nécessité beaucoup trop d’énergie (non disponible). Que conclure ? Nous sommes là au sein de cet Univers, qu’il convient d’accepter sans plus ? Ou bien qu’il existe un principe qui a permis que l’Homme puisse apparaître et être en harmonie totale avec le cosmos tout entier ? »[3]
Les approches et outils des sciences physiques modernes apportent leur grain de sel à un approfondissement de cette conscience esthétique.  Le Coran n’oblige pas l’observateur humain à accepter d’autorité l’harmonie et l’unité du monde. Il lui demande de démontrer le contraire, d’où la question « vois-tu une faille quelconque ? ». Bien entendu que c’est un défi de nature cognitive énorme à relever pour quiconque dit : « j’ai vu une faille ! » En fait, c’est à ce processus cognitif que le Coran appelle et même s’il affirme que personne ne trouvera une quelconque « vraie » faille dans la création de Dieu, il laisse la possibilité à tout un chacun de l’infirmer par des arguments convaincants relevant du même processus. Dans ce verset, il y a dépassement du purement sensoriel car le jugement esthétique que le Coran cherche à faire naitre n’est pas arrimé à un regard posé sur la surface de la nature (ici le ciel) ni sur les êtres pris individuellement. C’est d’une expérience de pensée nourrie par la contemplation patiente et durable du tout cosmique et par la réflexion approfondie, donc un retour à soi, sur ce qui les lie pour en faire un tout harmonieux qu’il s’agit. Ces articulations entre le cosmos comme réservoir de signes, l’humain en train de réfléchir et le Coran comme vérité est mentionné dans ce verset : « Nous leur montrerons nos signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela la Vérité. (Coran 41 : 53)
Dès que l’être humain choisit de corrompre la terre, il s’installe dans l’ère de la morosité et de l’insignifiance. Au lieu de se laisser porter par la « nature » vers la vérité, il reste dans la manipulation des gadgets et robots qu’il a fabriqués et ne fait que tourner en rond autour de lui-même sans possibilité ou opportunité d’échapper à la fermeture de l’esprit. Il devient incapable de donner un sens à harmonie et à l’unité du Cosmos. Avec la reconnaissance d’une valeur esthétique de la nature, celle-ci n’est plus réductible à la ressource naturelle avec son corollaire de conflits interminables entre des désirs insatiables de jouissance, de puissance et de croissance. Dans une telle ambiance de tyrannie de la valeur instrumentale, la « nature » comme support spirituel est perdue et les horizons dont parle le Coran s’assombrissent. Le saccage de la « nature » participe de ce qui y rend la vie peu supportable et son habitabilité problématique pour l’humain alors qu’elle a été préparée à cette fin.
Le Coran laisse entrevoir une esthétique spirituelle de la nature qui vient en supplément à une éthique de l’environnement en ce que celle-ci est alimentée par le devoir de l’être humain de laisser la « nature » continuer à être une source de beau et d’émerveillement à couper le souffle qui le relie à l’absolu, Dieu pour les croyants. C’est dans ce cadre qu’il est possible de comprendre le projet de Satan visant à pousser l’être humain à défigurer et enlaidir ce qu’il en peut de la Nature : « [Le diable dit :] Certes, je ne manquerai pas de les égarer, je leur donnerai de faux espoirs, je leur commanderai, et ils fendront les oreilles aux bestiaux ; je leur commanderai, et ils altéreront la création d’Allah. Et quiconque prend le diable pour allié au lieu d’Allah, sera, certes, voué à une perte évidente » (Coran, 4 : 119) Si l’être humain accepte de jouer le jeu de Satan, et de lui servir de moyen et d’ouvrier destructeur maléfique, Il en découlera par ricochet, un enfermement de l’être humain dans une solitude carcérale, un plongeon dans le narcissisme et l’adoration de ses propres œuvres. Il y a ici une relation entre esthétique et éthique dans le sens de devoir de préserver la nature pour ne pas empêcher l’exercice du droit de jouir de son sublime pour notre bien être mental et spirituel.
Tiens, après tout ce temps et toutes ces lignes passés dans l’exploration des « âyât » (signes) du Cosmos, il est temps maintenant de revenir aux signes du Coran en examinant l’expression « Puis, retourne ton regard à deux fois : le regard te reviendra humilié et frustré » Mais pourquoi le regard est-il sollicité par deux fois ? Une façon d’y répondre est de citer l’adage « y réfléchir à deux fois » qui signifie « y réfléchir longuement ». Le deux (2) n’est pas à prendre au chiffre, il est juste là à titre indicatif pour attirer l’attention de l’observateur et l’amener à lever la tête pour regarder ensuite baisser les yeux, se poser des questions et émettre des hypothèses pour les vérifier en « re-regardant ». En nous invitant à ce va et vient, le Coran consacre la naissance d’une connexion de nature cognitive entre le regard répété sur le même ciel et l’intellect. C’est comme si le Coran disait à l’observateur que jusqu’à l’infini, il ne cessera d’être troublé par l’harmonie et l’unité du monde et que le regard qui cherche une disharmonie ou une faille dans l’immensité de l’univers reviendra toujours las et frustré. Le terme « las », « fatigué », « épuisé » nous semble plus proche du terme coranique souvent traduit par « humilié ».
Au total, le Coran promeut un mode de connaissance et d’appréciation esthétique de la nature par le truchement d’une double interrogation adressée à la raison universelle et qu’on peut formuler comme suit : pourquoi y a-t-il harmonie et unité plutôt que disharmonie et fissure ?
 
 
[1] http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Critique-de-la-raison-pratique
[2] Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie, la fabrication du Réel, Gallimard, 1998, p.29
[3] Nidhal Guessoum, https://oumma.com/lunivers-a-t-il-ete-cree-pour-lhomme

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2 commentaires

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  1. Ce qu’il y a de plus impressionnant dans le coran, il s’adresse à chaque etre quel que soit son savoir, sa force , son capital, chacun le comprend juste et selon son degré de connaissance et à chaque lecture, on comprend d’avantage quel que soit son humeur, son chagrin, son bonheur.
    Le coran casse les humeurs, il n y a pas de monotonie dans le coran, la monotonie tue le cerveau.
    Il faut cependant préciser que la parole de Allah, le coran livre saint est en arabe ancien,
    En Français ou une autre langue, c’est une traduction, jamais un livre saint, mais meme en changeant de langue, on garde l’essentiel.

  2. le coran nous pousse a la réflexion que se soit sur soi même ou se qui nous entour afin de faire de nous des convaincu… convaincu de son immensité!!! Dieu est le plus grand… nous le répétons a longueur de journée . ces mots on un sens comme tout se qui nous entour

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