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Cobayes humains

Les essais pharmaceutiques sont indispensables pour tester les nouveaux médicaments. Or, ils posent de nombreux problèmes éthiques, économiques et sociaux, dénoncés dans cette courageuse enquête.

Mars 2006, Londres. Six personnes qui ont participé à l’essai d’un médicament anti-cancéreux tombent dans le coma. Elles avaient été rémunérées 3 300 euros pour ce test. La presse s’émeut et les questions fusent : les essais cliniques sont-ils dangereux ? Qui les pratique ? Cobayes humains ose briser le silence sur ce sujet tabou.

Des millions de personnes, saines ou malades, participent aux tests pour la mise au point de nouveaux traitements. Non sans risques. Dans les pays riches, seuls acceptent encore de s’y soumettre les plus démunis ou les malades qui en attendent un bénéfice pour leur santé. Les laboratoires pharmaceutiques ont donc délocalisé une grande partie de leurs essais.

Dans les pays d’Afrique et en Inde, ils trouvent des « cobayes » en grand nombre, à moindre coût, et bénéficient du laxisme des autorités.

Ce que dénonce John Le Carré dans “La Constance du jardinier” – non respect des conventions internationales, essais avec placebos, expérimentations menées sans consentement des patients… – est la dure réalité révélée par Sonia Shah. Elle va même plus loin en pointant ce paradoxe : la plupart des médicaments testés dans les pays du Sud le sont pour soigner des pathologies des pays du Nord, alorsqu’un pourcentage infime de la recherche médicale est consacré au traitement des maladies tropicales.

Un cadre juridique international pour les expérimentations a été défini après la découverte des crimes commis par les médecins nazis. Malgré tout, ce sont toujours les populations vulnérables qui en supportent le poids. Critique virulente d’un système de santé inégalitaire, Cobayes humains revendique l’application de la loi et son contrôle citoyen.

Extraits du livre de Sonia Shah « COBAYES HUMAINS -Le grand secret des essais pharmaceutiques », préface de John Le Carré, éditions Demopolis, octobre 2007.

POURQUOI LES ESSAIS CLINIQUES POSENT PROBLÈME

Ma vie et celles de certains de mes proches parents continuent grâce à des interventions de la médecine moderne, un art qui a avancé par à-coups, en s’appuyant sur la recherche clinique. Les médicaments qui m’ont permis de survivre lors d’une césarienne réa- lisée dans l’urgence, ceux qui aident mon fils à respirer en dépit d’un asthme allergique, ou ceux qui corrigent un déficit hormonal dont souffre ma mère, nous ont été administrés avec succès et en toute confiance.

Au préalable, ils avaient été testés sur des centaines et peut-être des milliers de sujets humains lors d’essais expérimentaux. Or, ces médicaments bienfaiteurs efficaces émergent d’une masse de médicaments ratés, qui avaient été aussi tous testés sur des individus pour lesquels ils ont pu être nocifs.

Il n’y a rien d’anormal dans le fait que la recherche médicale comporte des inconvénients. Mais nous ne voulons ni le voir ni le savoir. La notion même d’expérimentation sur des êtres humains est inquiétante. Pourtant, il semble bien que nous voulions toujours plus de médicaments pour nous aider ou nous fortifier, et nous avons besoin de toujours plus de données pour nous rassurer sur leur sécurité et leur efficacité.

La réponse à ces désirs contradictoires est la même depuis le milieu du XIXe siècle, quand les chercheurs, déterminés à disséquer des animaux, évitèrent les protestations des opposants britanniques à la vivisection en la pratiquant en secret. Aujourd’hui, c’est à grands renforts de publicité que les fabricants de médicaments avisés présentent leurs nouveaux produits, mais ils conduisent sans bruit les expériences requises pour leur élaboration.

S’il est une chose que l’histoire des essais cliniques sur les humains nous a apprise, depuis les sanglantes vivisections du premier millénaire jusqu’à l’étude de Tuskegee sur la syphilis, c’est que les plus pauvres et les moins puissants d’entre nous sont nettement plus exposés aux risques d’abus.

À ce jour, la propension de l’industrie pharmaceutique à conduire ses essais expérimentaux dans les pays pauvres en est encore à ses débuts, mais elle s’accentue à vive allure. Les grands fabricants de produits pharmaceutiques, qui mènent déjà 30 à 50% de leurs expériences à l’extérieur des États-Unis et de l’Europe occidentale, prévoient de les porter à 70% d’ici à quelques années.

Cette tendance va s’accentuer au cours des prochaines années, comme le suggèrent plusieurs facteurs : les pressions exercées sur les chercheurs par une industrie obnubilée par le profit, qui veut aller vite et parvenir à des coûts toujours plus bas ; l’attrait des Américains pour les nouveaux médicaments et, parallèlement, leur refus de participer aux essais nécessaires à leur élaboration ; le désespoir grandissant des millions de patients qui, dans les pays du Sud, ne peuvent pas accéder à des médicaments utiles.

Enfin, de nombreux dirigeants de ces pays, confrontés au délabrement des équipements médicaux, à des budgets minuscules et à l’état catastrophique du secteur de la santé, concluent de plus en plus souvent des accords avec l’industrie pour la réalisation d’essais thérapeutiques.

LES COBAYES DES PAYS PAUVRES

Les conséquences pour le système de santé dans les pays pauvres sont troublantes. Les essais cliniques sont une véritable manne pour les hôpitaux et cliniques exsangues, qui, du coup, délaissent les soins classiques. Les infirmières et médecins, qui étaient déjà submergés par le nombre de patients, ont de moins en moins de temps à leur consacrer pour les soigner car les priorités des institutions sont passées du traitement des malades aux expériences conduites sur eux pour les fabricants de produits pharmaceutiques.

Qu’il s’agisse d’une expérimentation à la va-vite ou d’une étude aux intentions louables, si le contrôle exercé par les comités d’éthique est insuffisant ou si les patients ne comprennent pas les objectifs, la méfiance s’instaure et contamine l’ensemble des projets médicaux proposés par les pays occidentaux, y compris les vaccins et les médicaments susceptibles de sauver des vies.

Entrevoyant d’énormes marchés pour leurs médicaments vedettes (hypocholestérolémiants, antidépresseurs et traitements du dysfonctionnement érectile), des géants du médicament se pressent aux frontières de l’Inde, du Brésil, de la Russie et de la Chine. La philosophie de l’industrie selon laquelle l’innovation médicale se résume à la création de « nouveaux produits » est particulièrement pernicieuse dans les régions où aucune solution plus simple n’a été tentée.

Alors que, par exemple, l’absence d’eau potable et d’aliments sains pose de graves problèmes de santé, la réponse à apporter ne réside pas dans l’élaboration de nouveaux médicaments mais exigerait des appro- ches nouvelles.

Et même dans les cas où de nouveaux produits sont effectivement nécessaires,contre la malaria ou la maladie du sommeil notamment, ceux qui apportent un bienfait aux plus pauvres ne semblent guère intéresser les fabricants, principalement préoccupés par les exigences financières de leurs actionnaires. Nous devons ouvrir le débat sur l’utilisation du corps humain à des fins expérimentales.

Si, pour certains, tester des produits pharmaceutiques est comme travailler en usine, pour beaucoup d’autres, les essais réalisés par l’industrie dans les pays pauvres offrent un choix impossible : accepter de se soumettre aux expérimentations ou mourir faute d’être soignés. Ceci est une atteinte aux droits de l’homme. Dans les rues

de Lagos et dans les auditoriums des conférences internationales sur le SIDA, les populations des pays en développement accusent les chercheurs occidentaux de les utiliser comme des cobayes.

DEUX EXEMPLES : POLIO ET SYPHILIS

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En 1954, les Américains furent des millions à accepter que leurs enfants se transforment en cobayes de façon à ce que Jonas Salk puisse tester son vaccin contre la poliomyélite. Dès que les résultats des très nombreux essais furent obtenus, toutes les radios claironnèrent la nouvelle. On fit sonner les cloches des églises.

Les chauffeurs descendirent de leurs voitures pour crier de joie dans la rue. Mais, peu après, le vaccin rapidement homologué infecta 220 enfants et la confiance des Américains dans l’expérimentation clinique commença à décliner. Suivirent des révélations concernant des essais contraires à l’éthique – c’est au début des années 1970, avec l’étude Tuskegee sur la syphilis parrainée par les services de santé publique des États-Unis que l’on toucha le fond – et la désillusion se transforma en dégoût.

Aujourd’hui, bien que les Américains achètent en moyenne les produits d’une dizaine d’ordonnances par an, moins de 5% d’entre eux acceptent de prendre part aux essais cliniques.

ESSAIS COMPARATIFS AVEC PLACEBO

Robert Temple, directeur de la politique médicale au sein de la Food and Drug Administration, apporte un soutien sans faille à l’essai comparatif avec placebo, c’est-à-dire aux expériences dans le cadre desquelles on compare un médicament à une substance inerte.

La recherche clinique place souvent les chefs de projets, qui sont également médecins, entre le marteau et l’enclume. En tant que médecins, ils sont tenus d’apporter aux malades les meilleurs soins possibles ; mais en tant que chercheurs, ils doivent appliquer de façon aléatoire une méthode expérimentale qui n’est pas destinée à apaiser le patient, mais tout simplement à voir ce qui va se passer.

C’est la raison pour laquelle il n’est considéré comme éthiquement acceptable de prescrire un placebo à un patient que dans les circonstances où les chercheurs ne savent vraiment pas faire mieux. Si les chercheurs savent qu’un traitement est meilleur qu’un autre, ils sont tenus de l’administrer et doivent donc renoncer au placebo. Faute de quoi,les sujets – qui sont également leurs patients – seraient mis en danger par l’absence de traitement.

PRIVATISER

Les médecins des hôpitaux universitaires étaient les meilleurs spécialistes dont pouvaient rêver les laboratoires : au-dessus de tout soupçon en matière d’éthi- que, ils avaient les patients à portée de main, disposaient du savoir-faire indispensable pour élaborer et conduire scientifiquement des essais de qualité, et bénéficiaient d’une indépendance suffisamment reconnue pour donner du poids et de la crédibilité à leurs résultats.

À la fin des années 1990, le flux financier transféré des entreprises fabriquant des produits pharmaceutiques vers les centres médicaux universitaires s’est considérablement tari, le secteur préférant se tourner vers un nouveau type d’entrepreneurs, plus rapides et plus agressifs.

Ces derniers choisirent « contract research organizations » (CRO) comme dénomination générique. En échange d’une commission, les CRO se chargent des projets d’essais cliniques pour le compte d’un laboratoire pharmaceutique et fournissent en un temps record des patients, des chefs de projets et des résultats.

« Chez Quintiles, indique le site Web de la société, nous savons que le plus important, ce sont les résultats. C’est ce que vous voulez. Et c’est précisément ce que vous obtiendrez, dans les délais et parfois, avant même la date limite. » Certaines CRO insèrent les résultats de leurs essais dans les demandes déposées auprès de la FDA (Food and Drug Administration) et les incluent dans des articles presti- gieux rédigés pour leurs clients.

Dans un premier temps, les CRO parvinrent à leurs fins en puisant dans une masse de sujets potentiels que personne n’avait encore mis à contribution : les millions de patients traités dans des cliniques et des cabinets par des médecins locaux. Puis, ils commencèrent peu à peu à porter leurs regards au-delà des frontières des États-Unis. (…) De la même façon que les constructeurs automobiles et les industriels du vêtement avaient fui la rigueur des dispositions occidentales relatives au travail et à l’environnement, les fabricants de produits pharmaceutiques et les CRO franchirent la frontière américaine.

DÉLOCALISER

De nombreux patients de pays en voie de développement ne regimbent pas devant les inconvénients liés aux procédures expérimentales.Aux États-Unis, en revanche, les chefs de projet rejettent les protocoles qui exigent de leurs sujets qu’ils subissent des interventions douloureuses ou invasives.

Bradley Logan, chirurgien, qui conduit des essais cliniques sous contrat, se souvient avoir été contacté afin de réaliser des essais dans le cadre desquels il devait insérer dans les abdomens de femmes des dispositifs télescopiques dix fois plus larges que ceux utilisés depuis des années. « J’ai dit non. Je ne vais pas faire ce grand trou dans le ventre d’une femme si ce n’est pas nécessaire », leur répondit-il, scandalisé (…).

En 2003, Pfizer annonça sa décision de créer en Inde un centre d’essais mondial. GlaxoSmithKline et AstraZeneca lui emboîtèrent le pas, et envoyèrent des équipes afin d’établir des nouveaux bureaux et cliniques sur le sous-continent affaibli par la pauvreté. Glaxo souhaitait délocaliser 30% de sa phénoménale activité dans le domaine des essais cliniques dans des pays à « bas coûts », tels que l’Inde et la Pologne, déclarait son dirigeant en 2004, et réaliser ainsi une économie de plus 200 millions de dollars par an.

Sur leurs talons, suivit une armée de CRO : un tiers d’entre elles s’installèrent dans des pays étrangers entre 2000 et 2002. Alors que son siège social est en Caroline du Nord, Quintiles a essaimé de nouveaux bureaux et cliniques dans un grand nombre de pays, notamment au Chili,au Mexique,au Brésil,en Bulgarie, en Estonie, en Roumanie, en Croatie, en Lettonie, en Afrique du Sud, en Inde, en Malaisie, aux Philippines et en Thaïlande. Les nouvelles équipes, comme Neeman Medical International, annonçaient « un large accès à des populations de patients qui n’ont jamais été exploi- tées » en Amérique latine et en Asie. « Skiez où il y a de la neige, conseillait l’une de leurs publicités. Menez vos essais cliniques où il y a des malades. » (…)

Sonia Shah, « COBAYES HUMAINS -Le grand secret des essais pharmaceutiques », préface de John Le Carré, éditions Demopolis, octobre 2007.

Sonia Shah

Journaliste d’investigation et essayiste, enquête sur les droits de l’homme, la médecine et la politique. Elle écrit, entre autres, pour The Washington Post, The Boston Globe, New Scientist, The Nation.Née en 1969 à New York de parents médecins d’origine indienne, elle a grandi entre les États-Unis et l’Inde et a développé une conscience aiguë des inégalités entre les pays du Nord et du Sud. Sonia Shah a mené des reportages en Inde, en Afrique du Sud, au Panama, au Cameroun et en Australie. Elle est régulièrement invitée par de grandes universités (Harvard, Columbia, MIT) à donner des conférences. Elle prépare actuellement un livre sur le paludisme

LE PRÉFACIER

John Le Carré, écrivain britannique renommé, a publié de nombreux romans d’espionnage. L’un de ses grands succès, The Constant Gardener, adapté en 2006 au cinéma, dénonce l’attitude de l’industrie pharmaceutique dans les pays en développement, et plus particulièrement au Kenya. John Le Carré a créé une fondation, The Constant Gardener Trust, qui vise à améliorer le quotidien des populations rencontrées lors du tournage du film.

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