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Aperçu sur les notions de révélation wahy et d’inspiration ilhâm chez Ibn ’Arabî (partie 1/2)

Le mot wahy traduit en français par révélation, suggestion voire inspiration, implique pour les spécialistes de la langue arabe (Ibn Mandhûr, ibn Fâris , al Jawharî, al Tha’âlibî) le sens du signe (ishâra) , d’écriture (kitâba), de message (risâla), d’inspiration (ilhâm), et surtout le fait de parler ou souffler à l’oreille en secret. C’est une parole discrète que seule la personne concernée entendra.

Ibn Mandhûr, auteur du fameux dictionnaire Lisân al ‘arabe rapporte le point de vue du grand spécialiste Abû Ishâq. Ce dernier explique qu’à l’origine le mot wahy signifie le fait d’apprendre secrètement (i’lâm fî khafâ), c’est pour cela qu’il doit se comprendre au sens de signe, d’écriture, ainsi que d’inspiration. L’inspiration a pour définition “ce qui est projeté dans le coeur ou dans l’âme, incitant l’homme à accomplir ou à délaisser un acte”. Elle est considérée comme un genre de wahy.[1]

D’après le Coran, “ Il n’a pas été donné à un mortel que Dieu lui parle si ce n’est que par le wahy ou derrière un voile, ou bien encore en Lui envoyant un Messager qui révèle par Sa permission, ce qu’Il veut” (Cor. 42:51). Pour Abû Ishâq cela signifie que Dieu apprend à l’homme ce qu’Il veut bien lui apprendre par les voies du wahy, soit par l’inspiration ou par les visions (les rêves), soit en faisant descendre sur lui un livre comme Il a fait avec Moïse, soit en faisant réciter le coran sur lui comme Il a fait avec le Prophète[2].

Dans la doctrine soufie la révélation est considéré comme le madad (secours, provision soutien) divin qui ne sera jamais interrompu tant qu’il y a vie sur terre, ainsi le confirme le-Sheikh al akbar (le plus grand des maîtres) Ibn ’Arabî (1165-1240) : “ aucune chose existante n’est exempte d’elle”[3]. Pour lui le discours divin (al khitâb al-ilâhî) nommé le wahy, correspond à ce que Dieu fait descendre dans les coeurs des hommes en tant que parole (hadîth). Quant à ce qui concerne la phrase “derrière un voile”, le Sheikh précise qu’il s’agit ou bien d’un discours divin que Dieu fait descendre sur l’ouïe et non pas dans le coeur, ou bien cela signifie que c’est par la voie des théophanies (tajallî), l’image divine (al-sûra al-ilâhiyya) Qui lui adresse la parole.[4]

Celui qui reçoit ce genre de révélation sait que l’image est l’essence même du voile. Ibn Arabî, rappelle que Gabriel quand il se présentait devant le Prophète, prenait parfois la forme d’une personne nommée Dahiyya al-Kalbî, ou celle d’un bédouin. Et lorsqu’il est apparu à Marie “il se présenta sous la forme d’un homme parfait”[5]. Notre Sheikh, nous raconte comment il a rencontré un vendredi à la Mecque, l’esprit de Subaitî, fils du calife Hârûn al-Rashîd. Ce dernier s’est personnifié lors de la circumambulation et s’est entretenu- avec lui[6]. Ibn ‘Arabî a eu la même expérience avec beaucoup d’autres personnages tel que les prophètes (Hûd), ou des saints comme Sulamî et Junaid.entre autres.

De toute évidence, nous avons à faire à l’apprentissage divin (al i’lâm ou al ta’lîm- al-ta’rîf al-‘iâhî) qui pour Ibn ’Arabî pourrait se présenter sous la forme de l’énonciation ou de l’écriture. Pour une certaine élite, cet apprentissage advient par la vision ou par le geste de taper (darb) [le Sheikh fait allusion au (hadîth) dans lequel le prophète décrit la façon dont il a reçu la science des anciens et des derniers par une petite frappe entre ses épaules). “Mais il y a aussi beaucoup d’autres méthodes que le Prophète a connues” précise le Sheikh[7]

La notion de wahy implique une certaine endurance et souffrance. D’après la tradition, la révélation peut susciter chez ceux qui la reçoivent des effets comme le foudroiement, l’évanouissement, des états de peur et de stupeur, après quoi ils retrouvent leur état initial.

Remarquons à ce titre, que le mot wahâ entre autres, comprend le sens de feu et de bruit de tonnerre (wuhât al ra’d )[8], signifiant l’acuité et l’ardeur (shidda)

En décrivant la manière dont il recevait la Révélation, le Prophète parlait du bruit d’une chaîne sur une roche (silsila ’alâ safwân), autrement dit un bruit métallique (salsalat al-jars) . Le mot (salsala) signifie aussi la pureté de la sonorité du tonnerre.[9] Le prophète endurât ainsi la peur, les frissons de fièvre et la sueur. Dans la sourate 73 (l’enveloppé) il reçoit les ordres de la révélation, “Lève -toi (pour prier) toute la nuit Nous allons te révéler des paroles lourdes “[10] et encore : « lève-toi et avertis” dans la sourate 74 (le revêtu dans le manteau) » [11]

A partir d’une perspective humaine, Ibn ’Arabî, divise le monde en deux, le monde du ghayb (non manifesté) de l’ordre du subtil (lutf), et le monde de la manifestion (shahâda) de l’ordre de qahr (de force et de contrainte). Le Sheikh explique, que c’est de la spiritualité (rûhâniyya) des lettres appartenant à ce dernier monde, c’est à dire au monde de la force, que proviennent les symptômes d’évanouissement et d’étouffement (ghatt), ainsi que le bruit métallique (salsalat al -jars) .[12] Il s’agit bien d’une forme de naissance (d’accouchement) dans ce passage du non manifesté du (ghayb) au monde de la manifestation (shahâda) [13].

La Révélation dans la tradition islamique est étroitement liée à la prophétie, et a suscité un grand débat au sein du monde musulman. Reste à savoir si la prophétie est exclusivement réservée aux prophètes, ou si elle touche des hommes (femmes) ordinaires ? Qu’en pense Ibn ‘Arabî ? Le Sheikh affirme l’accomplissement de la prophétie législative (tachrî’iyya) avec l’arrivé du Prophète et la descente du Coran (al-wahy). Le Livre contient tout les livres sacrés et en est une clé. Il dévoile leurs secrets, car c’est à Lui qu’appartient le dévoilement d’ordre Lumineux (clair). (al_kashf al-diyâ‘î)[14]

C’est selon une perspective cosmique, que le Sheikh explique l’apparition du Prophète dans ce bas monde. Lorsque le cycle du temps s’achève explique-t-il, le nom Al-Bâtin (le caché) s’accomplit et le nom Al-Zâhir(l’apparent) commence pour l’esprit muhammadien, qui était jusque-là caché en la personne des prophètes précédant sa manifestation temporelle. Cela coïncide avec l’ère zodiacale de la Balance, achevant l’alpha et l’oméga (al-awwal wa al-âkhir), scellant la prophétie. La Révélation est alors descendu en une seule fois, rassemblée dans la forme coranique (qur‘ân) « la nuit du destin ». Cette dernière correspond à l’essence même, comme le décrit Ibn ‘Arabî, c’est à dire ; l’intérieur, le caché (ghayb) de Muhammad[15] qui se trouve dans la maison de la majesté (bait al ‘izza) situé dans le ciel le plus proche. Ensuite, le Coran sera projeté (étoilé) dans sa forme détaillée (furqân) vers ce bas monde. Cette descente est protégée des djinns et des diables “ Nous avons effectivement embelli le ciel le plus proche avec des lampes (des étoiles ) dont Nous avons fait des projectiles pour lapider les diables “ (Cor.67:5.)[16]

C’est la prophétie législative, qui a été accomplie et en conséquence soustraite de ce monde, et non pas la prophétie dans sa totalité (al nubuwwa al-kulliyya) affirme le Sheikh al akbar. Il interprète les paroles du Prophète “ pas de prophète après moi” :- “cela revient à dire pas de César après la mort de ce dernier, ou pas de Chosroês après sa mort”. Il fait remarquer que malgré leur mort, il y a toujours des dirigeants parmi les romains et les perses, mais ils ne portent plus les mêmes titres et le même hukm (autorité)[17].

D’après Ibn ‘Arabî, et suivant la Révélation coranique, la prophétie « coule » dans toute chose existante[18] : l’homme, l’animal, les plantes, les cieux et la terre.[19] Elle suit dans ses modalités et ses mécanismes l’ordre cosmique du monde : “Sache o cher ami” dit le Sheikh, que Dieu a fait le nombre des échelles (ma’ârij) entre le ciel et la terre égal au nombre des créatures. Il n’y a point dans les cieux comme sur terre, un endroit (d’un seul pied) qui ne soit pas habité par un ange qui rend gloire à Dieu (yusabbih Allah) et faisant son invocation (dhikr)[20] selon ce qu’il lui a été décrété.

Ceux des cieux ne descendent jamais sur terre, et ceux sur terre ne montent jamais aux cieux, chacun connaît sa prière (salât) et son louange (tasbîh)[21]. Il y a une troisième catégorie d’anges consacrés (musakhkhara) à qui Dieu a octroyé le pouvoir de diriger (wilâya)[22] ce qu’Il révèle à chaque ciel lorsqu’Il veut intervenir dans le monde physique (des éléments)”[23]

Les Anges selon notre Sheikh, sont des esprits habitant des corps de lumière pourvue des ailes. Lorsqu’ils entendent la Révélation de Dieu dans la forme d’une « chaîne sur une roche », ils battent les ailes et s’évanouissent. En se réveillant, ils (elles) se questionnent sur le message divin.[24] Il y a quatre prototypes de gnostiques suivant les quatre anges : Isrâfîl,’uzrâ‘îl , Isma’îl et Gubrâ‘îl,Ibn ’Arabî parle par exemple du type ’ârif gubrâ‘îlî.

Bien que le Sheikh al-Akbar admette la structure traditionnelle du zodiaque, son astrologie ne correspond en rien à celle couramment en usage, même de son temps. Elle relève de la dimension spirituelle propre au Coran et aux Noms divins. “L’univers n’est autre que les lettres, les mots, les sourates et les versets. Il est le grand Coran (Al-Qur‘ân al-Kabîr).” [25]

Selon Lui, l’ordre du monde se conforme à la sagesse cosmique des étapes (marâtib), divisées en degrés, eux-mêmes gouvernés par les mouvements des astres dans leurs orbites célestes[26], l’ensemble restant, soumis à la volonté d’Allah. Dans sa marche, l’initié comme l’humanité franchit ces marâtib et degrés, véritables dépôts (khazâ‘in) de la Science divine, et chaque époque reçoit la science qui lui est destinée selon une mesure déterminée.[27] L’intellect possède selon lui 360 facettes, qui correspondent aux 360 facettes de l’excellence divine ; chaque facette approvisionne celle qui lui correspond sur le plan de l’intellect.

C’est par la voie du dévoilement divin (al-kashf al-‘ilâhî ) exempté de toute preuve ou d’indice mental[28] qu’Ibn ‘Arabî a reçu sa science. Cette dernière relève de la Révélation coranique : “Tout ce que j’exprime dans mes paroles et dans mes écrits provient directement de la présence (hadra) et des ‘Trésors du Coran’. On m’a donné la clé de sa compréhension, et l’approvisionnement [renfort (imdâd)].[29]” Pour Ibn ‘Arabî, la compréhension et l’interprétation du texte Révélé est de l’ordre de l’inspiration divine, que Dieu fait descendre dans le coeur des siens.



[1] Voir le Lisân.

[2] Lisân

[3] al-Futûhât al-Makkiyya, II,p.58.

[4] Fut ; III p.331

[5] Cor ; 19:17

[6] Fut. II, p. 15.

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[7] Fut ; III p.331.

[8]Lorsqu’on a demandé au fameux linguiste Ibn al I’râbî pourquoi on a appelé al-waha l’ange de la révélation, il répondit : “parce que il est comme le feu ses effets sont en bien et en mal” Ibn ’Arabî fait également remarquer que “ le même souffle fait éteindre le lampe (serrag), et allume le feu dans l’herbe sèche.

[9] On dirait dans la forme de salsalat al-jar qu’ il y a un sens de pureté, de clarté, ou de transparence primordiale de la révélation

[10]Cor. 73:1,4.

[11] Cor. 74:2.

[12] Fut ; I, P. 80.

[13] Rappelons que la profession de la foi en Islam (shahâda) commence par l’affirmation du témoignage ashhadu (l’affirmation) de la négation de toute divinité hors d’ Allah (l’unicité)

[14] Voir la question112 du chapitre 73 des Futuhât.

[15] Fut. I, p. 215

[16] Le mot wahy peut être utilisé dans un sens négatif “des diables parmi les djinns et les hommes, qui inspirent trompeusement les uns aux autres des paroles enjolivées.” (Cor. 6 : 112)

[17] Fut.,II, p.58.

[18] Fut. II, p.254.

[19] Voir la question 25 du chapitre 73 des Futûhât,II, p. 58

[20]Le mot dhikr implique à la fois le fait de se rappeler quelque chose, et celui d’invoquer. D’où la cérémonie du dhikr dans les cercles soufis.

[21] Le mot tasbîh qui signifie rendre louange , gloire, hommage à Dieu, vient du verbe sabaha qui signifie nager et naviguer, d’où le verset « Et c’est Lui qui a créé la nuit et le jour,Le soleil et la lune, chacun voguant dans son (une ) orbite “kull fî falakin yasbahûn”(Cor.21:33)

[22]Al-wilâyt, terme qui implique aussi bien l’autorité, l’administration, que l’amitié et la sainteté. Voir le sceau des saint de Michel Chodkiewicz.

[23] Fut. III, p.28.

[24] Fut.,IV,p159.

[25]Fut., IV, p. 167.

[26] Voir Fut., chapitre 371.

[27] Voir notre livre Ibn ‘Arabî L’initiation à la futuwwa ,Alburaq, paris,2001.

[28] Fut., I, p.46.

[29] Fut., III, p. 334.

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