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Adam, j’écris ton Nom

Bismillah al-Rahman al-Rahim

« L’homme est un isthme entre la lumière et l’obscurité ». Cette parole de Djalaloddin Rumi est d’une grande profondeur et d’une grande sagesse. Nous l’avons découverte sous la plume du Cheikh Khaled Bentounès dans un livre remarquable intitulé « Thérapie de l’âme » (Albin Michel), et voici le commentaire du Cheikh à propos de cette sentence : « Nous tenons là une clef donnant accès à une première définition de l’homme. Comparer l’homme à un « isthme » qui se situerait à la jonction de la lumière et de l’obscurité, c’est le définir comme un entre-deux, ni absolument ange, ni absolument démon, un être mixte tiraillé entre un désir d’élévation spirituelle et les désirs de son ego narcissique. »

Par ailleurs, le Cheikh Bentounès affirme également que c’est ce qui fait de l’Homme un être supérieur aux anges et aux démons, précisément parce qu’il est cet entre-deux : un être fait de lumière et d’obscurité, de positif et de négatif, de piété et d’impiété. Le Coran est très clair sur ce point, et tout particulièrement dans la Sourate Ash-Shams (n°91, versets 7 et 8) : « Par l’âme et Celui qui l’a façonnée harmonieusement, et qui lui a inspiré son impiété et sa piété. » Arrêtons-nous un moment à cette notion d’entre-deux. Le philosophe et psychanalyste Daniel Sibony, dans son livre intitulé « Entre-deux, l’origine en partage » (Seuil), nous donne quelques pistes de réflexion très intéressantes : « l’entre-deux apparaît comme un espace dynamique, […] c’est l’espace d’une pratique, d’un passage », « l’entre-deux concerne l’articulation à l’autre », et ce caractère dynamique et relationnel de l’entre-deux fait de lui un lieu d’origine ou de naissance, de création.

A la jonction d’un entre-deux peut surgir du nouveau qui n’est plus de l’ordre du passé, mais pas encore non plus de l’ordre de l’avenir, il est ce « présent permanent » (Hölderlin) toujours en mouvement, toujours en puissance de créer de la nouveauté, de faire advenir au monde du nouveau. L’entre-deux est donc une promesse de création. Telle est la situation ontologique de l’Homme selon la tradition islamique.

Une autre Sourate nous éclaire quant à notre dualité ontologique fondamentale, c’est celle du Figuier, At-Tin (n°95, versets 4,5,6) : « En vérité, Nous avons doté l’Homme en le créant de la forme la plus parfaite, pour le ravaler ensuite au plus bas de l’échelle, excepté ceux qui croient, font œuvre pie, et qui recevront une récompense qui ne sera jamais rappelée ! ».

Ces versets sont aussi très clairs, sans équivoque : l’Homme a été créé parfait, doué d’excellence morale (au stade supérieur de l’ihsan), puis il a été rabaissé au plus bas de l’échelle de la Création, sans doute dans le monde dense et obscur de la matière non encore douée d’esprit, une espèce de « chaos » encore informel, peut-être ce que Platon appelle la « khôra » dans le Timée, cette « nourrice du devenir » par encore ordonnée et harmonisée par le Démiurge, ou bien ce que la tradition alchimique appelle la « materia prima » ou « massa confusa ».

En ce sens, la destinée de l’Homme serait donc de retrouver son état premier d’excellence morale au sein même du monde matériel dense et opaque, ou à partir des ténèbres de son « incarnation » dans la matière. Ici, nous pouvons évoquer la destinée du Prophète Yusuf (le Joseph biblique), jeté par ses frères jaloux dans un puits profond et ténébreux. Il s’ensuivra un certain nombre d’épreuves initiatiques pour cet être dont la beauté fait dire aux femmes folles amoureuses de lui qu’elle n’est pas humaine, mais angélique… (cf. Sourate Yusuf n°12, verset 31). Et c’est cela même la grande contradiction de la condition humaine : Yusuf est un esclave au royaume de Pharaon, l’esprit angélique et lumineux de l’Homme est captif du monde matériel ténébreux au sein duquel les tentations nocives sont grandes et nombreuses.

C’est pourquoi il faut passer par un « emprisonnement » volontaire, une retraite spirituelle librement consentie, afin de se purifier de ses propres ténèbres, de sa propre ignorance, et retrouver sa nature angélique première. Quand Yusuf demande à son codétenu libéré de parler de lui à son maître Pharaon, il succombe à la tentation illusoire de dépendre d’un autre maître que son unique Maître. Le codétenu va alors oublier de parler de Yusuf à Pharaon, et là il y a un enseignement très important : je ne peux retrouver ma vraie nature dans le monde « pharaonique » de la matière dense et obscure qu’en m’en remettant exclusivement à Dieu et à nul autre. C’est ce que la tradition islamique appelle le « tawwakkul », l’abandon de soi confiant à Dieu.

L’oubli de Dieu est une caractéristique majeure de l’Homme selon la tradition islamique. Dans le Coran, l’Homme est décrit comme oublieux de Dieu, mais aussi ingrat vis-à-vis de Lui, faible, infidèle au Pacte qui le lie à son Seigneur depuis la création d’Adam. L’Homme est étourdi, distrait par les illusions, les mirages du monde matériel, et il en oublie alors sa véritable nature qui est fondamentalement spirituelle. L’Esprit angélique de l’Homme se voile alors et est enchaîné au fond du puits des passions charnelles, des convoitises matérielles. L’Homme trahit son engagement à servir son Seigneur, à Lui être fidèle en toute circonstance, et cela est une vieille « histoire »…

Au Paradis originel, Adam et Eve, pôle masculin et féminin d’un même être, l’Humain, avaient tout pour être heureux, rien ne leur manquait, à part peut-être une part de Conscience que Dieu leur réservait pour plus tard, quand ils auraient acquis un peu plus de maturité pour en être dépositaire de manière responsable… Annick de Souzenelle soutient cette idée très intéressante dans son livre « Le Symbolisme du corps humain » (Albin Michel), que le péché originel est un acte d’impatience de la part d’Adam et Eve. Il y a une cohérence remarquable ici : dans le Cora
n et la Bible, c’est Iblis ou Satan qui tente Adam et Eve, qui les invite à goûter au fruit de l’arbre défendu, or l’une des caractéristiques majeures du Diable dans les deux traditions islamique et judéo-chrétienne est précisément l’impatience, indissociable de l’orgueil et de l’arrogance, autres caractéristiques du Malin selon les deux traditions. Voilà donc que le Démon, « ennemi déclaré » ou « Adversaire » de l’Homme selon le Coran et la Bible, pousse l’Humain à acquérir une science et une puissance auxquelles il ne peut prétendre.

Adam et Eve vont alors commettre ce que les Grecs antiques appelaient l’hubris, la démesure. Pourtant, ne fallait-il pas passer par cette désobéissance à Dieu, cette hubris, pour accéder à plus de conscience ? Dans les tragédies grecques, c’est bien souvent après l’hubris d’un héros tragique que vient la compréhension salutaire qui lui manquait, c’est le fameux « pathéï mathos » d’Eschyle, qu’on peut traduire par « la compréhension dans la souffrance ». Et de fait, c’est exactement ce que nous disent à l’unisson la Bible et le Coran quant au péché originel d’Adam et Eve : la première nous parle de la honte qui s’empare d’eux après leur faute, et de leur désir de se dérober au regard de Dieu dans cette circonstance, tandis que le Coran met l’accent sur leur repentir sincère. C’est sans doute une mauvaise interprétation qui fait de l’exclusion d’Adam et Eve hors du Paradis une punition divine.

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Selon le Coran, le Père et la Mère de l’Humanité ont péché par ignorance, c’est pourquoi Dieu accueille et accepte leur repentir sincère et leur transmet une prière afin d’être bien guidés. Tout se passe donc comme si Adam et Eve avaient très bien fait de transgresser l’ordre de Dieu afin d’obtenir de Lui meilleur guidance, c’est-à-dire, un accroissement de conscience. C’est sans doute en ce sens qu’il faut entendre cette sagesse du Cheikh Ibn ‘Atta Allah (ra) : « Il se peut que Dieu te fasse (Lui) désobéir afin de te rapprocher de Lui ». Un étonnant et passionnant paradoxe à méditer…

Avec cette vision unitive, et non plus duelle, du péché originel d’Adam et Eve, on peut percevoir l’ennemi déclaré de l’Homme, Iblis ou Satan, d’une toute autre manière, c’est-à-dire, comme une composante nécessaire, indispensable, du processus de création de l’Homme. Et en effet, tout se passe comme si aucune création n’était possible sans polarités « ennemies », opposées. Certes l’Homme est impatient, orgueilleux, arrogant, ingrat, jaloux, envieux, cupide, libidineux, violent, menteur, etc., mais sans cette polarité négative, parviendrait-il à découvrir en lui et développer l’autre polarité, celle de l’excellence morale, de l’ihsan ? Ainsi, les deux natures opposées en l’Homme, démoniaque et angélique, participent précisément de sa perfection. Et donc en ce sens, l’imperfection de l’Homme est sa perfection et vice versa !

L’Homme est le fruit permanent de cette dialectique du bien et du mal en lui, il est cette « conscience malheureuse » dont parlait le philosophe Hegel, constamment aux prises avec ses contradictions déchirantes, ses conflits de devoir angoissants, ses cas de conscience inhibant, etc. Mais cela non pas dans une fatalité camusienne faisant de lui un Sisyphe dont l’existence serait absurde et qui s’efforcerait d’être heureux malgré cette absurdité, mais dans une espérance eschatologique en une Humanité vouée à progresser vers toujours plus de Conscience, et donc vers une harmonie et une paix des contraires. Car en la Conscience divine, point de dualité justement… C’est pourquoi la création de l’Homme est une création ou une écriture toujours en cours, en notre « présent permanent », pour reprendre une belle formule du grand poète romantique Hölderlin. En tant qu’être humain, homme ou femme, je suis cet entre-deux voulu par Dieu, un isthme entre la lumière et les ténèbres, dans un processus constant de création de moi-même, dans une dialectique permanente entre l’esprit éclairé et la matière confuse qui me constituent, entre le bien et le mal qui se « battent » en moi et pour moi…

En tant que musulman, quand je prie, j’écris mon propre Nom : ADAM. Le Alif premier, c’est ma station verticale, qui fait de moi un être humain certes (un « homo erectus »), mais un être humain qui ne se connait pas encore vraiment dans cette verticalité, qui est comme face à un miroir qui reflèterait son Unicité divine originelle mais sans la multiplicité et la variété de la Création. Il va falloir alors que je me plie en deux – première inclination de la prière musulmane –, que je « casse » mon Unicité en quelque sorte pour former le Dālde mon Nom, l’équivalent du Daleth hébraïque (ד), symbole d’une Porte entre Ciel et Terre, entre pure unicité divine et monde manifesté et multiple.

En m’inclinant ainsi, en écrivant la lettre Dāl, j’accepte ma séparation temporaire d’avec l’Unicité divine du Alif primordial ( le temps de ma création, c’est le fameux « délai » accordé à Iblis/Satan pour tenter les hommes jusqu’à la fin des temps selon le Coran), j’entre alors dans la dualité créatrice nécessaire, je deviens homme et femme, j’entre dans le cycle vie-mort-vie, je deviens mortel, et j’ai désormais le choix entre le bien et le mal. Je commence alors à mourir à moi-même, à me sacrifier, à sacrifier mon Unicité originelle pure pour advenir à nouveau à l’Être, mais avec une Conscience, afin de devenir l’Homme doué de Conscience que je suis destiné à être. Puis vient le temps et la station de la prosternation front contre sol, et là, j’écris la 3ème et dernière lettre de mon Nom, le Mīm.

C’est alors dans cette prosternation humble face à mon Créateur que je deviens vraiment moi-même, car je suis sorti de l’inconscience du Alif esseulé dans son Unicité divine (en transgressant !), puis je suis entré volontairement dans la dualité de la Création en m’inclinant une première fois, et maintenant je retrouve l’Unicité divine en Conscience et librement, en tant que créature soumise volontairement à son Créateur.

Et autant le Alif du Nom ADAM est masculin dans sa forme, autant son Mīmestféminin dans la sienne. Je comprends alors que le summum de la soumission à la volonté de Dieu – la stati
on de la prosternation – est plus féminin que masculin, et que le  Mīmde mon Nom à la forme circulaire comme notre planète est la Adamah (Terre en hébreu) humblement soumise à son Seigneur, capable comme Marie mère de Jésus d’accueillir en son humble matrice l’Esprit de Dieu. Homme, Humain, Humilité, Humus (Terre en latin) sont de la même famille, voilà alors que la boucle est bouclée, car en priant comme me l’a enseigné Dieu par le biais du Sceau de la Prophétie (saws), j’ai écrit mon Nom complètement, celui d’un être fait de la matière la plus basse, la plus humble – et non pas la plus vile, comme le croit Iblis /Satan par ignorance – qui seule dans l’univers peut accueillir pleinement l’Esprit de son Créateur. N’est-ce pas alors un merveilleux mystère que cette conjonction possible du plus bas et du plus haut ?

Enfin, quand cette conjonction du plus bas et du plus haut est réalisée en ma prière, quand j’ai écrit les trois lettres de mon Nom ADAM au moment de ma prosternation, je peux alors m’assoir sereinement – c’est la 4ème station de la prière musulmane – et demander à Dieu avec foi, confiance et espérance, Sa propre Paix, libre des contraires. Et si je compte bien tous les mouvements de ma prière jusqu’à cette position assise, je trouve le chiffre 7, chiffre du jour de la perfection et de la complétude durant lequel Dieu Lui-même S’assoie sur Son Trône après avoir achevé Sa Création.

Prier, c’est donc créer, et vice versa… Mais en avons-nous vraiment conscience quand nous prions ? Et ne faut-il pas alors élargir notre conception de la prière à toute activité créatrice au service du Projet de Dieu ? Voire préconiser un état de prière permanente bien au-delà des seules prières canoniques ? Le Coran lui-même ne nous dit-il pas que toute la Création prie son Seigneur d’une manière qui nous échappe ? Toute la Création… sauf l’Homme qui doit toujours et encore apprendre à prier, c’est-à-dire, à participer activement à sa propre création, à l’incarnation progressive de la Conscience divine en lui. Mais pour cela, l’argile dont il est fait doit être docile et soumise tel un mort entre les mains de son Créateur, ou telle l’argile sous les mains d’un potier… Sommes-nous prêts à cette mort initiatique nécessaire ?

Sommes-nous prêts à mourir avant de mourir comme nous a conseillé de le faire le Prophète (saws) pour advenir à la Conscience divine, finalité ultime de notre création ? Chaque musulman peut se poser ces questions essentielles pour le bien de l’Humanité, et non pas pour son seul salut personnel. 

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