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A propos du soufisme (partie 2 et fin)

Cependant insensiblement apparaissent deux nuances doctrinales en matière de « tawhid » qui ont donné lieu à des débats plus ésotériques que théologiques accompagnés dans certains cas des dérives conduisant à l’anathème.

La première acception est celle de « l’ittihad »,l’identification, le devenir-un. Il s’agit pour le « salik » d’avoir pour intention et pour volonté, de parvenir à s’identifier par amour à Dieu. Ce type d’identification n’est pas censé aboutir à la fusion en Dieu. Il suppose le maintien d’une dualité de substance dans l’union à Dieu.

On l’a parfois appelé « wahdat shuhûd ». On le retrouve dans les milieux soufis du 3°siècle Hidjri (10s ap J.C ) avec la confrérie « shadhilia » et l’affaire Halladj.

La deuxième acception du « tawhid » est celle de « wahdat el wûdjûd » l’unicité de l’Être. Il s’agit dans ce cas de prétendre à l’annihilation de l’égo mystique, où le Le divin volatilise l’être contingent et où le dernier « maqam » mène au recouvrement d’une seule substance et au dévoilement d’une seule et unique Réalité.

Tel fût en l’occurrence l’aspect doctrinal d’Ibn Arabi et de ses disciples, dont l’Emir Abdelkader, du soufisme iranien et indien, et de nombreuses confréries.

Hudjwiri (m.469.H-1076 ap J.C) a tenté de se démarquer de la conception métaphysique grecque en expliquant ce en quoi la mystique monothéiste de « wahdat el wûjûd » est différente du panthéisme. Cependant que son traducteur , notre contemporain Mortazavi, parle de panthéisme spirituel.

I) Pratique et comportement.

a) Vœux de pauvreté :

Tous les soufis ne sont pas tous d’accord sur le rapport entre les conditions matérielles de l’existence et la spiritualité. Certains comme Hudjwiri estiment que la pauvreté a un rang élevé dans la voie de la spiritualité. Ils invoquent maints versés coraniques montrant la sollicitude divine envers les pauvres. Ils rapportent également des « hadith » à l’appui de leur thèse :« O Dieu fais moi vivre humblement et mourir humblement et ressusciter des morts parmi les humbles ».

« Le jour de la résurrection Dieu dira : « amenez-moi Mes bien-aimés ».Alors les anges diront : « qui sont tes bien-aimés ? ». Et Dieu leur répondra : « les pauvres et les miséreux ».

Ils distinguent entre la pauvreté subie de celle qui découle de l’indigence matérielle et de la misère. La pauvreté voulue : celle qu’on impose à sa conscience par un libre choix. Ils soutiennent que  : « plus on est dans le besoin , plus heureux est l’état spirituel »,ou que : « la richesse de ce monde écarte du contentement mystique (ridha). Le « maqam »de la pauvreté est celui où s’acquière la pureté.

D’autres grandes figures du soufisme comme Al-Razi ou El Mouhasibi réfutent cette thèse en argumentant comme suit : « richesse( ghina) appartient à Dieu . Le nom (ghani) est même un attribut de Dieu, et Il le confère à qui Il veut….. Si richesse et pauvreté sont également des attributs humains, un attribut qui appartient à Dieu et à l’homme est forcément supérieur à un attribut qui n’appartient qu’à l’homme. »

Un troisième courant plus modéré, estime avec Abu Qâsim el Qushayrî que le soufi doit accepter l’état quel qu’il soit que Dieu a choisi pour nous . En état de richesse il faut veiller à ne pas oublier les bienfaits de Dieu. Et en état de pauvreté, il n’y a pas lieu d’être révolté ou envieux.

b)L’apparence extérieure.

Les premiers soufis ont cherché à donner à leur tenue vestimentaire la plus humble et la plus dépouillée des apparences. La « muraqa’â » ou la « khirqa » (froc rapiécé) était souvent le signe des aspirants au soufisme.

Ils s’inspiraient en cela de ce que l’on rapportait sur le Prophète qui aurait chevauché un âne, vêtu d’une « khirqa »en demandant qu’on la rapièce autant de fois que de besoins, sur Omar Ibn Khatab qui portait dit-on la « muraqa’â » avec 30 pièces rapportées, en affirmant que le « meilleur vêtement est celui qui cause le moins de soucis ».

Leur attitude en la matière était également fondée sur le verset coranique (7) où il est question de la supériorité du vêtement de la piété (taqwa) sur tout autre.

A partir du 11° siècle, ces préoccupations d’ ordre vestimentaire commençaient à disparaître pour ne plus être à terme que celles d’anachorètes.

c) « Ahwal et maqamat »

Hal : est un terme technique de la mystique soufie. Il est attribué à Dhu-Nun el Misri (859 ap JC). C’est un genre de perception particulière qui se développe à partir de certains états spirituels. Il est considéré comme une grâce précaire et périlleuse pouvant déstabiliser la conscience en cas de défaut de maîtrise.

Ces états sont alimentés par des sensations internes contradictoires telles que : joie-chagrin ; anxiété-détente ;colère-patience ; union-séparation ; proximité-éloignement… Le soufi se met en quête du « hal » sur conseils et recommandations de son maître. Il est astreint à certains comportements dont les plus courants sont :

· l’ascèse qui conduit au renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux jouissances, aux richesses et aux honneurs .

· les pratiques cultuelles telles que les retraites consacrées à la prière. Le « dhikr » répétition inlassable d’une brève prière, d’un nom divin, de la première partie de la « shahada ».

· l’introspection au cours de laquelle l’aspirant soufi, sous la conduite du maître, s’initie à scruter les replis les plus secrets du cœur pour déceler les imperfections de l’âme, stabiliser l’état de « hal », s’y enraciner et en faire un « maqam ».

L’accès au « maqam »s’accompagne alors de levée de voile sur la réalité des choses qui ont préoccupé le soufi dans son approche en état de « hal ».

d) Organisation sociale .

La principale forme d’ organisation du mouvement soufi est la confrérie (tariqa).

Les confréries occupent l’espace par le truchement des « zouii » disséminées dans toute la « oumma » islamique sous forme de centres d’études, d’initiation (ou de vie communautaire). Elles furent instituées comme telles au 11ème siècle. La première en date serait la confrérie « qâdariyya » du nom de son fondateur Abdelkader Djillani (m.en 1166 ap JC). Un des grands « pôles » du soufisme , de rite « hambalite » et « patron » de la ville de Baghdad.

Les confréries ont exercé une influence profonde sur la piété populaire. Cette influence leur a permis de remplir le rôle de gardien du dogme et de la tradition quand des peuples musulmans ont eu à subir l’agression et l’occupation étrangère.

Certaines ont même assumé des rôles politiques de premier plan.

Les « Mourabitoun » (11°-12°S) les « Mouahidoun (12°-13°S) ont exercé le pouvoir au Maghreb arabe sous couvert de réformisme religieux.

Au 19 ème siècle l’Emir Abdelkader de la « Qâdiriyya », la « Senoussia » en Lybie ont organisé et dirigé la lutte contre la colonisation.

On dénombre entre deux à trois cents confréries d’importance dont les plus connues sont : Qâdiriyya, Shadiliyya, Riffâiyya, Naqshbandiyya et Tidjaniyya…..

Il y a lieu de noter enfin qu’il a existé des confréries militaires comme celles des Mourabitoun ,et qu’il existe de nos jours des confréries féminines, notamment en Egypte.

D’une manière générale , le bilan du rôle historique des confréries reste assez mitigée au regard des auteurs non soufis, particulièrement en ce qui concerne l’évolution de la pensée islamique.

Si la plupart d’entre elles ont su garder vivantes les grandes données de la foi et des valeurs spirituelles dans les moments de déclin, très peu, ont pu éviter la sclérose de leur enseignement et de leurs pratiques. Il est en outre , reproché à certaines, de s’être compromises avec le colonialisme.

Les confréries ont été interdites par le pouvoir laïc d’Attaturk en 1924 en Turquie.

Elles ont fait l’objet d’hostilité de la part des réformateurs de la « Nahdha » comme Mohammed Abdou l’égyptien et l’algérien Ben Badis.

Quant aux Etats – Nations progressistes, leurs tentatives de les supprimer n’ont pas abouti sous réserve de ce qui se passe en Irak.

IV) Historique du mouvement soufi.

On peut schématiquement distinguer quatre périodes principales dans l’histoire du mouvement .

a).La première couvre les trois premiers siècles « hidjri » ( 7-&9ème siècle.apJC). On y a observé des efforts de caractérisation pour marquer le particularisme du mouvement par rapport aux autres doctrines telles que la « mu’tazilla » par exemple. Elle a été animée par Des fortes personnalités telles que Hassan el Basri, Halladj, Bistami-le « yogui » mais aussi par l’une des rares sinon la seule « chikha » soufie : Rabi’a al Addawiyya (m.en874). Une courtisane joueuse de flûte, convertie à l’Islam après avoir découvert la mystique du « tasawwuf ». La fin de cette période est marquée par la réaction des « fouqaha » gardiens de l’orthodoxie.

b).La seconde période se situe entre le 9èmeet le 10ème siècle. Ce fût une période de répression contre les grands maîtres . De hautes personnalités religieuses comme Dhu-Nun al Misri, Mouhassibi, Nourî, ont été traînés devant les tribunaux et 950 procès ont été dénombrés au total contre le mouvement .C’est à cette époque là qu’eut lieu la première exécution de soufi qui fît grand bruit dans la « oumma » : celle d’Ibn Mansour al Halladj. Celui qui, victime de traumatisme psychique causé par l’état de « wahdat shuhûd » (l’ivresse spirituelle) clamait à qui voulait l’entendre « :anaâ el haqq » (je suis la Vérité ).

Cette répression a eu pour conséquence une floraison d’exposés théologiques de grande qualité, visant à prouver la parfaite orthodoxie de la doctrine soufie par rapport aux « madhahib » officiels. Les plus classiques sont le manuel de Serrâdj et les traités de Qushayri et de Hudjwirî.

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c) La troisième période couvre le 11ème siècle :

C’est l’époque où Abou Hamid elGhazali usant de toute l’autorité attachée à son titre de « Hudjat el Islam », et fort de son expérience d’une dizaine d’années de retraite mystique, a fait obtenir au « tasawwûf » le droit de cité parmi les sciences religieuses sans toutefois venir à bout de toutes les préventions qui continuaient à se manifester.

d) La quatrième période (12ème & 14ème siècle)

On assiste à l’épanouissement de grandes œuvres littéraires qui comptent parmi les héritages les plus prestigieux de la littérature arabe et persane.

Retenons ici :les sublimes poèmes d’Ibn Farid. L’oeuvre colossale du grand maître Ibn Arabi, le « cheikh-el akbar » qui aurait à son actif en tant qu’auteur plus d’un millier d’ouvrages. Un cas unique dans l’histoire de l’humanité : Ibn Arabi disait qu’il était stimulé dans sa quête de Dieu par le « hadith » selon lequel Dieu dit :« J’étais un Trésor caché (kanz makhfi) et Je voulais être connu. C’est pourquoi J’ai créé les créatures pour qu’elles puissent me connaître ».

Djallal Eddin Rûmi et sa Somme poétique persane de plus de 25000 vers. Abdekrim Djili et son remarquable poème gnostique « el insan el kamil ».

La période connaît également l’une de ces campagnes répressives devenues récurrentes, qui a coûté la vie à des personnages aussi célèbres que Ayn Qûdhat Hammani et surtout Sûhrawardi le grand maître de l’illuminisme « ichraq » exécuté à Alep sur ordre de Salah Din el Ayoubi.

 

II) Critiques faites au soufisme :

Certains comportements outranciés affichés par des soufis s’affranchissant des rites musulmans sous prétexte de dépassement de la condition humaine, ou s’adonnant à des spectacles charlatanesques, ou encore certaines conceptions doctrinales difficilement admissibles , ont souvent servi de justifications à l’hostilité envers le tasawwuf.

Les « Mu’atazilla » – rationalistes de l’Islam, furent très critiques à l’égard du subjectivisme soufi.

La doctrine fût combattue entre – autre sur la notion de l’Amour pour Dieu. L’orthodoxie lui opposant le fait qu’un sentiment humain ne pouvait accéder à l’infinité et à la sacralité divine.

Ibn Taymiyya au 14ème siècle a été indigné par la notion de « wahdat al wudjud » et par la célèbre expression d’Ibn Arabi : « Rabb Haqq wal ’abd Haqq. Il a taxé leur auteur d’« incarnationnisme » ( hûlûl ) et de panthéisme.

Pour Mohammed Abdou le réformiste égyptien de la « Nahdha », lui-même très attiré par la voie soufi au début de ses études, a affirmé que le soufisme a « efféminé l’Islam et a nourri la résignation des masses »

Ibn Badis s’est opposé lui aussi à la prétention de l’Amour pour Dieu et a dénoncé les états spirituels (ahwal) qui confinaient selon lui au charlatanisme.

Al Azhar après avoir rejeté et condamné le tasawwuf a fini par lui faire une place dans la pensée islamique au cours du dernier quart du 20ème siècle avec la création d’ un Institut de la Science Religieuse Soufie active en son sein de nos jours.

VI) Le renouveau

De plus en plus de publications de chefs d’œuvres littéraires et philosophiques ont été mis à l’honneur ces dernières décennies et qui sont étudiés dans les universités arabo-islamiques et par des érudits européens.

Ibn Arabi et Suhrawardî « el maqtoul » ont été édités et publiés au Caire en 1969 et 1975 par le « conseil supérieur des arts ,des lettres et des sciences sociales ».

Beaucoup d’auteurs attribuent ce renouveau à l’Emir Abdelkader et aux disciples qu’il a initiés à la mystique akbarienne lors de son long séjour à Damas.

Ouvrages consultés

 

· Ali Ibn Othman Al Jullabi Al Hujwîrî(m.1076) : “Kachf el mahdjoub li arbab el qulub » :traduction ;Djanished Mortazavi,sous le titre : « Somme spirituelle » :ed :Sindbad

· Abou Hamid El Ghazali : “Michkât el anwâr » :traduction ;Roger Deladrière :ed :Seuil

· Ibn Arabi : « Les Illuminations de la Mecque » :textes choisis sous la direction de Michel Chodkiewicz :ed :Sindbad

§ « La profession de foi » :traduction ;R.Deladrière :ed : Sindbad

 

· Ibn Khaldoun : « Muqaddima »T III:traduction ;Vincent Monteil :ed :Sindbad

· Emir Abdelqader : « kitab el Mawaqif »(recueil) :traduction :M.Chodkiewicz :sous le titre : « Ecrits spirituels » :ed :Seuil

· Mohamed Iqbal : « Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam » :ed :du Rocher :U.N.E.S.C.O.

· Abdallah Laroui : « Islam et modernité » :ed :Bouchène Alger

· Roger Garaudy : « L’Islam en Occident » :ed :L’Harmattan

· Cheikh Bouâmrane/Louis Garder : « Panorama de la pensée islamique » :ed :Sindbad

· Eva de Vitray Meyerovitch : “Anthologie du soufisme”:ed:Sindbad

1) Al Hujwîrî:traduction de Djanished Mortazavi sous le titre :”Somme spirituelle” : ed:Sindbad page 110

2) Coran:S:XII(Joseph)v:53

3) Eva de Vitray Meyerovitch :”anthologie du soufisme” : ed:Sindbad

4) Ibn Arabi :”les illuminations de la Mecque” : textes choisis s/d de M.Chodkiewicz:ed:Sindbad.

5) Ibn Khaldoun :”Mouqaddima”:traduction ;V.Monteil:ed:Sindbad:T.3:page 1019.

6) A.H.El Ghazali :”Michkat el anouar”:traduction,R.Deladrière:ed:seuil.

7) Coran:S:VII(El A’raff)v:26

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