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Quel islamisme face à la révolution ?

Pour François Burgat , spécialiste de l’islam politique, les islamistes sont loin d’être absents des révolutions arabes actuelles.

ENTRETIEN

Le monde arabe est en ébullition depuis deux mois, les régimes sont tous peu ou prou menacés. François Burgat, membre du Centre national de la recherche scientifique (France), est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du monde arabe et de l’islamisme. Il a publié plusieurs livres sur ces sujets (le dernier : l’Islamisme à l’heure d’al-Qaïda, à La Découverte, en 2010). Selon lui, le soutien des islamistes à la revendication démocratique n’est pas si nouveau que cela. Il a répondu aux questions du Soir.

Les révoltes qui ont secoué la Tunisie et l’Egypte ont constitué une surprise ; comment analysez-vous leur irruption, compte tenu qu’elles n’ont pas été le fait d’un groupe organisé ?

Ces révoltes ont été consensuelles voire, en Tunisie, presque unanimistes. L’objectif premier – le renversement du « tyran » – était relayé, dans des proportions variables, au sein de toutes les composantes de la société. Et l’exaspération était identique, sociale pour les uns, plus politique pour les autres, sur un registre non point a-politique, mais « supra-partisan », qui a rendu irrésistible ce formidable soulèvement.

Force ou faiblesse, l’absence de chefs dans ces mouvements populaires ne favorise-t-elle pas les risques de voir les révolutions confisquées par des forces proches des régimes presque déchus ?

Nous sommes pour l’heure en Libye dans le premier temps du processus, un épisode Tahrir (libération) sur le mode sanglant, et en Tunisie et en Egypte dans le second des trois temps du processus : les héritiers de facto du régime – acteurs d’une possible « contre-révolution » – sont en train de prendre, avec leurs soutiens extérieurs, la mesure de leur marge d’action.

Ils font en quelque sorte la part du feu, déterminent l’étendue des concessions qu’ils doivent faire aux protestataires, aux idées et aux énergies qui se sont libérées. Ils vont donc consentir des réformes sur le terrain de l’ingénierie constitutionnelle et électorale. Dans un troisième temps, ils vont mettre aux « enchères électorales » une partie de leur pouvoir et bien sûr, tout faire pour l’y récupérer dès les premiers scrutins.

Entre-temps, ils vont reconstruire les instruments de leur communication et s’efforcer de survivre à l’éviction de leur chef. Les mauvaises habitudes étant difficiles à oublier (l’enquête sur la bombe anti-copte d’Alexandrie va sans doute pointer d’autres coupables que les « intégristes musulmans »), il n’est pas exclu que, dans ce contexte, des manipulations viennent agiter le spectre du chaos ou de l’intolérance pour nourrir les peurs du changement. Tout particulièrement en Egypte, ce deuxième temps va impliquer une étroite concertation des dirigeants potentiels avec leurs appuis extérieurs.

Les Etats-Unis d’abord et, par leur intermédiaire, Israël, à qui l’administration Obama a montré qu’elle ne pouvait rien refuser ; dans une moindre mesure, l’Europe et les monarchies pétrolières, qui seront également associées. En confirmant le respect de « ses engagements régionaux », l’armée semble avoir montré qu’elle n’était pas prête à considérer d’autres options stratégiques.

Or, s’il devait perdurer, l’alignement sur les exigences américaines et la poursuite de l’embargo sur Gaza hypothéqueraient l’ouverture politique. Une telle collaboration ne heurterait pas seulement en effet les solidarités partisanes des Frères musulmans avec leurs homologues palestiniens du Hamas comme insistent ceux des analystes qui veulent « idéologiser » plus que nécessaire le vieux conflit israélo-arabe. Elle serait en fait rejetée par une écrasante majorité de l’opinion publique, profondément humiliée par une telle démission de son leadership nationaliste traditionnel.

L’Occident est tétanisé par la perspective d’une victoire électorale islamiste, telles celles du FIS algérien en 1991 ou du Hamas en 2006 ; or ni les Tunisiens d’Ennahda ni les Frères musulmans égyptiens n’ont été des moteurs de ces révoltes. Ce constat signifie-t-il que l’islam politique est dépassé par les événements ? Votre collègue Olivier Roy parle d’une génération « post-islamiste »…

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On sait en fait aujourd’hui que, même s’il ne leur revient pas l’honneur de les avoir lancées, les islamistes ont joué un rôle significatif (sans doute central en Egypte) dans les deux révoltes. Avant de prendre acte de la portée de toute nouvelle annonce de leur disparition en tant que segment distinct du corps politique, j’attendrai pour ma part de connaître les choix que feront, si la liberté d’expression électorale devait devenir une réalité, les électrices et les électeurs tunisiens et égyptiens.

Pour le reste, les querelles terminologiques des experts masquent en réalité un consensus qui, fût-ce lentement, s’opère sur l’essentiel : ceux qu’une minorité d’analystes préfère nommer « post-islamistes » et d’autres – dont les intéressés eux-mêmes – « islamistes » sont, sans pour autant renoncer à leur différence, capables de sortir du registre sectaire pour défendre des revendications dont on sait par ailleurs de longue date qu’elles sont plus politiques que religieuses.

En d’autres termes, islamisme rime plus sûrement aujourd’hui avec Erdogan (Premier ministre turc) qu’avec talibans. Mais cette donne n’a rien de véritablement nouveau. Elle a déjà été attestée, à des échelles variables, dans de multiples terroirs. Dès le début des années 1990, les rencontres « islamistes-nationalistes » avaient jeté les premières passerelles intellectuelles d’un tel désenclavement des islamistes.

A Sant’ Egidio en 1995, l’opposition algérienne, trostkystes et islamistes réunis, avait donné un spectaculaire signal en ce sens. La communauté internationale l’avait superbement ignoré, préférant cautionner les militaires partisans du tout-répressif avec le coût (200.000 morts) et les résultats (une impasse politique et économique sans précédent) que l’on connaît aujourd’hui. Le Hezbollah libanais, qui a conclu une alliance avec la moitié de la communauté chrétienne, a explicitement « désislamisé » son lexique de mobilisation. Sur la base d’une revendication démocratique partagée, les islamistes yéménites ont, dès 2006, conclu un pacte électoral avec leurs vieux adversaires idéologiques socialistes.

En Irak et plus spectaculairement encore dans la Turquie de l’AKP bien sûr, dont la trajectoire sert utilement de contre-exemple au durcissement de l’expérience iranienne, les « islamistes » (ou « post-islamistes ») démontrent en action, depuis plusieurs années, leur capacité à cohabiter en politique, sur une plateforme de références tout à fait séculière, avec des forces laïques ou/et issues le cas échéant d’autres appartenances confessionnelles. Les performances démocratiques des régimes qui ont accepté cette cohabitation sont de surcroît à ce jour infiniment plus convaincantes que celles des généraux qui furent si longtemps « nos grands alliés laïques ».

Quand les Frères musulmans déclarent qu’ils ne souhaitent pas la majorité au parlement égyptien, cela veut-il dire qu’ils ne sont pas prêts à assumer le pouvoir ou bien pas désireux de provoquer la panique de l’Occident ?

Tout comme les Tunisiens d’Ennahda, les dirigeants des Frères musulmans égyptiens se relèvent lentement du traumatisme de longues années d’exclusion violente du jeu électoral. Ils sont manifestement dans une phase attentiste et prudente que l’incertitude de la conjoncture justifie d’ailleurs amplement. Cela ne veut sans doute pas dire qu’ils aient rayé définitivement de leur agenda l’objectif d’arriver un jour au pouvoir. Ils sont en pleine phase de recomposition générationnelle interne. La relève va sans doute se faire au profit d’une jeune garde plus moderne et mieux implantée dans la jeunesse, mais également moins frileuse.

Si l’ouverture politique attendue devait se produire, ce que rien ne permet encore d’affirmer, le combat des Frères ne serait pas pour autant gagné. Ils devraient s’affirmer dans un paysage électoral où l’image du régime aura été partiellement revalorisée par les réformes en cours et où l’offre oppositionnelle se serait diversifiée considérablement. Ils restent néanmoins, en Egypte, en Tunisie ou d’ailleurs en Libye dont le régime montre une fois encore, peut-être bien la dernière, son terrible visage, une pièce importante de l’échiquier politique.

Propos recueillis par Baudouin Loos

Le Soir.Be

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