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Les filières halal, agents de « l’éthicisation » et de la sécularisation de l’islam en occident (partie 1/2)

La notion de halal émane du droit et de la jurisprudence musulmane et signifie « licite ». Dans ce système normatif, la notion de « licéité » joue un rôle central. Ainsi les concepts de licite (halal) et d’illicite (haram) s’appliquent à différents actes, activités et comportements selon des niveaux de permission et d’interdiction. Il faut ici insister sur la différence, minime certes, mais importante comme on le verra par la suite, entre ce qui est « légal » et ce qui est « licite ». Ce qui est légal est ce que « défini la loi ». Ce qui est « licite » est ce que « permet la loi ».

La distinction entre licite et illicite, halal et haram, peut s’appliquer à l’ensemble des domaines de la vie d’un individu. Ainsi, Abdelatif Taïf (commission halal du CFCM) défini cette distinction comme un « mode de vie » et Mohammed Hocine Benkheira, dans son livre « Islam et interdits et alimentaires », écrit que de ce fait « les musulmans habitent le monde en juristes ».

Ce soubassement normatif des comportements joue un rôle important, dans la mesure où il soude le système religieux (et sa fonction de salut) au système culturel et aux contingences de l’organisation sociale. Organisation qui concerne autant l’alimentation, l’hygiène, l’économie ou encore le savoir vivre.

Réduire l’islam à un corpus juridique serait excessif. Cependant un certain légalisme n’est pas moins présent, qui défini autant les comportements individuels que collectifs. Les migrations des populations musulmanes font que ce « mode de vie » est au coeur des questions qui se posent en terme « d’intégration » ou « d’assimilation » des musulmans, de l’islam, ou plus précisément du fait musulman, dans les sociétés occidentales d’Europe et d’Amérique du Nord.

Et c’est cet aspect juridique « global » qui fait se poser des questions comme : « l’islam est-il soluble dans la démocratie – ou dans la laïcité ? », ou qui inquiète en France quand on considère cette religion comme incapable de ne pas se placer dans le champ de la sphère publique.

Dans l’introduction de son ouvrage « oeil pour oeil, le mythe de la loi du talion »[i], Raphaël Draï présente l’importance de la prise en compte du droit positif dans un dialogue interculturel entre Juifs et Musulmans :

« Un dialogue authentique entre [ces] cultures ne devrait donc pas se limiter à des considérations abstraites, seraient-elles qualifiées de « philosophiques », sur l’excellence et l’oecuménisme de leurs valeurs mutuelles, mais se diriger vers une meilleure compréhension de leur droit positif respectif, celui qui détermine, concrètement, avec le sens des interactions de la vie quotidiennes, la possibilité ou l’impossibilité d’une coexistence. »

On peut reprendre cette exigence et la poser entre le droit islamique et le droit positif européen et les droits positifs nationaux en occident. Le « dialogue interculturel et /ou interreligieux » est certes nécessaire. Un travail pragmatique pour faire co-exister, quand c’est possible, les systèmes normatifs « concurrents » qui déterminent en fait et en réalité les comportements d’individus qui sont à la fois citoyens des états de droits sécularisés et musulmans observants l’est tout autant.

L’objet de cette étude est de montrer comment le développement des marchés halal entraîne des intégrations normatives réciproques, afin de permettre aux prescriptions islamiques d’être à la fois applicables et fonctionnelles dans les démocraties de marché où l’islam est minoritaire.

Nous étudierons pour cela la question particulière de la viande halal, et notamment la question de l’abattage et le développement de produits financiers halal pour illustrer à la fois cette compatibilité à la société de consommation et les nécessités d’interprétation et d’aménagements que cela entraîne pour les systèmes juridiques.

La notion d’alimentation halal et l’exemple de la viande et de l’abattage rituel :

La « matrice coranique » et les interdits alimentaires :

Le droit islamique est fondé sur la charia (ensemble de règles et de lois issus du Coran et de la Sunna, tradition du prophète Mohammed) et s’appuie sur le fiqh (science de la charia) et sur les avis judiciaires (les fatwas) qui le constituent et qui sont rendus par les docteurs de la loi et les écoles juridiques.

Le système d’interdits alimentaires de l’islam résulte d’un long processus d’élaboration, et de la fusion d’éléments culturels divers dans la « matrice » coranique. Il existe donc un système de distinction unique, mais qui produit différentes versions (ainsi il n’y pas d’unanimité sur certaines catégories d’animaux, comme certains carnivores, ou sur certaines espèces comme le lièvre ou les amphibiens).

Un des éléments qui donne à ce système une grande capacité d’adaptation repose entre autres sur la distinction que construit le Coran entre « choses bonnes » et « choses immondes » : Les substances susceptibles d’être mangées se répartissent selon ces deux catégories. Or la catégorie des « choses immondes » recouvre à la fois les aliments « religieusement » défendus (par interdiction divine) et les aliments ou substances proprement, « rationnellement » immangeables (désagréables, toxiques…). Ce lien établi entre prohibition et répulsion a permis aux juristes de donner une légitimité religieuse à des interdits initialement non coraniques, notamment lors de l’extension de l’islam au-delà de sa terre d’origine.

Rappel de quelques catégories de bases fixées par la distinction halal/haram, licite/illicite :

 L’opposition entre le bétail (les bêtes à viande) et le porc : Les premières procurent la nourriture et le vêtement, quand le second est qualifié de « souillure ».

 Les végétaux : est illicite ce qui fait perdre l’esprit, la santé ou la vie. Le vin et les boissons enivrantes de par leur nature capiteuse, sont illicites. Les drogues si elles sont utilisées dans un but thérapeutique sont licites.

 Les minéraux : ne sont pas illicites s’ils ne sont pas toxiques. La terre mangée par accident ou tomber dans la nourriture n’est pas illicite.

 Les animaux : Ils se divisent en comestible et non comestibles. Trois critères du licite et de l’illicite apparaissent particulièrement : Le régime alimentaire (herbivores, carnivores, scatophages), le rapport à l’homme (domestique ou sauvage) et la dimension « mythologique » (divin ou démoniaque). N’est licite que la consommation des animaux sains, en bonne santé, et vidés de leur sang canoniquement. Le sang est toujours illicite (sauf chez le poisson et certaines espèces marines). Les seuls « animaux morts » licites sont le poisson et le criquet.

 L’illicite ne doit pas entrer en contact avec le licite, au risque de le souiller.

Le cas particulier de la viande :

A la différence des autres aliments, la viande a besoin d’être instituée pour acquérir son statut d’aliment licite, au-delà du caractère autorisé de l’animal dont elle provient. Le mouton par exemple, animal lui-même licite sans aucune ambiguïté, ne peut-être consommé qu’après une mise à mort rituelle. L’organisation de ce mode d’abattage particulier dans les pays occidentaux est ainsi une riche illustration des adaptations possibles de façon réciproque entre les systèmes normatifs et juridiques occidentaux et le système normatif islamique pour régler et encadrer une situation interculturelle factuelle.

I-2 La question de l’abattage rituel et ses issues dans les cadres nationaux européens :

L’encadrement juridique de l’abattage rituel musulman, sous la pression d’impératifs sociaux, sanitaires, économiques et commerciaux, et alors que certaines oppositions pouvaient sembler irréductible dans plusieurs pays d’Europe, a permis de progresser vers une reconnaissance réciproque des deux systèmes normatifs dans ce domaine.

Sur ce point précis de l’abattage (mise à mort par saignée), l’opposition entre droit islamique et droit positif des pays européens porte essentiellement sur la souffrance de l’animal et sur la question de l’étourdissement préalable qui lui est liée.

Il faut noter que ce débat n’est pas nouveau, et existait déjà en Europe dès la fin du XIXème siècle. Il portait alors sur l’abattage rituel juif. On peut citer pour illustrer l’histoire juridique de l’abattage rituel juif en Europe occidentale le cahier d’économie et sociologie rurale réalisé en 2004 par Florence BERGEAUD-BLACKLER pour l’I.N.R.A. sur les enjeux de l’abattage rituel musulman :

« Sur le plan réglementaire, au moins trois pays européens interdisent l’abattage rituel. La Suisse prohibe cette pratique après consultation de sa population dès 1893. Elle est suivie par la Norvège qui l’interdit en 1930, puis la Suède en 1938. Le gouvernement des Pays-Bas choisit finalement de satisfaire les demandes de la communauté juive et publie, en 1920, un décret royal exemptant le rite israélite de l’obligation d’étourdissement préalable à l’abattage. Il en est de même au Royaume-Uni où l’étourdissement est rendu obligatoire en 1933, sauf en cas de rituel religieux (Ansari, 2003). Les autres pays tolèrent cette pratique d’autant mieux que l’étourdissement de l’animal n’est pas alors une obligation légale. L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne entraîne l’interdiction totale de la shehita dans la presque totalité des pays d’Europe occidentale à l’exception du Royaume-Uni. L’Allemagne (1936), la Pologne (1938), l’Italie (1938) puis les pays occupés interdisent ainsi l’abattage rituel (Nizard-Benchimol, 1997). Après la guerre, il est de nouveau autorisé ou toléré, assorti, dans certains cas, de conditions d’encadrement (Shadid et Koeningsveld, 1992, p. 9). Ainsi, en Allemagne, l’AR interdit par le régime d’Hitler est réintroduit progressivement, mais reconnu légalement seulement en 1986 (Langenfeld, 2003).

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les pays d’Europe occidentale, à l’exception de la Suède, la Norvège et la Suisse, reconnaissent de facto, ou de jure, la possibilité pour la population juive d’abattre selon un rite religieux excluant l’étourdissement de l’animal. La généralisation de l’obligation de l’étourdissement avant toute mise à mort des animaux de boucherie dans les réglementations européennes ainsi que l’arrivée d’une importante immigration musulmane vont bousculer ce fragile consensus. »

Si la réglementation européenne et la forte présence musulmane ont bien évidemment un rôle dans la nécessité de trouver des solutions claires, le volume des enjeux financiers des importations et des exportations est un troisième élément décisif.

La filière de la viande halal représente trois milliards d’euros pour le seul marché français, et 150 milliards de dollars au niveau mondial[ii]. Elle connaîtrait une croissance de 10 à 15% ans, sur un marché sinistré par les crises sanitaires de l’ESB des bovins, la maladie de la dioxine du poulet ou la fièvre aphteuse des ovins

Au-delà de la viande bouchère, les consommateurs musulmans ont tendance de plus en plus à attendre une certification halal pour les produits de l’agriculture utilisés dans la nourriture des animaux de boucherie, l’industrie des produits lactés, l’industrie pharmaceutique et la cosmétologie[iii]. Ces réalités économiques et commerciales ne sont certainement pas sans influence sur la volonté d’arriver à des résultats acceptables pour le droit positif et le droit islamique.

Rappel du droit communautaire en matière d’abattage :

Le droit communautaire en vigueur défini les conditions d’abattage et d’abattage rituel dans la Convention européenne sur la protection des animaux d’abattage signée à Strasbourg le 10 mai 1979 et sur directive 93/119/CE du Conseil de l’Europe, du 22 décembre 1993 sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort. 

Certains articles de la convention concernent directement l’abattage rituel, qui est prévu au nom du respect de la liberté religieuse inscrite dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme[iv]. On remarque que l’étourdissement préalable est la règle, et que l’abattage rituel est considéré comme un motif de dérogation à l’étourdissement préalable, qui est autorisé aux signataires, en leur demandant dans le cas où ils utilisent cette dérogation, d’organiser et de s’assurer de l’habilitation des sacrificateurs[v].

La directive 93/119/CEE précise la notion d’autorité compétente dans le domaine religieux et certains éléments directement liés à l’étourdissement et à la mise à mort ou à l’abattage. Conformément à cette directive, les États membres restent habilités à autoriser sur leur propre territoire les abattages religieux rituels sans étourdissement préalable des animaux. La responsabilité de l’application convenable des méthodes d’abattage rituel incombe à l’autorité religieuse concernée tandis que l’autorité vétérinaire officielle est responsable de la mise en oeuvre des dispositions générales de la directive[vi].

Rappel du droit islamique en matière d’abatage :

Selon la charia, il est interdit au musulman de consommer de la viande, sauf ci celle -ci provient d’un animal qui a été sacrifié par un musulman, avec une lame préalablement nettoyée et aiguisée pour éviter la souffrance de l’animal. L’animal destiné au sacrifice (ovin, bovin, caprin ou volaille) doit être sain, il faut qu’il meure après que le sacrificateur lui ai coupé la gorge au dessus du larynx, en tranchant en même temps l’oesophage et la jugulaire, et en prononçant la formule « au nom de Dieu, Dieu est le plus grand »[vii].

Parmi les sources directement coraniques qui concernent l’abattage rituel, le texte du verset 3 de la sourate 5 précise certains interdits :

« Vous sont interdits la bête trouvée morte, le sang, la chair de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui d’Allah, la bête étouffée, la bête assommée ou morte d’une chute ou morte d’un coup de corne, et celle qu’une bête féroce a dévorée, sauf celle que vous égorgez avant qu’elle ne soit morte…[viii] »

C’est cette sourate en particulier et son interprétation qui est l’origine principale du conflit sur l’étourdissement préalable dans le cadre de l’abattage rituel.

Différentes réponses de la part des droits positifs nationaux et du droit islamique

Il est intéressant de constater que les issues qui ont été trouvées diffèrent selon les pays européens, et diffèrent au sein de l’islam, selon les avis juridiques (fatwas) qui ont été rendus.

Les différences nationales en Europe 

Parmi les pays signataires de la Convention, on distingue deux groupes : Ceux qui utilisent la possibilité de dérogation à l’étourdissement préalable autorisée pour l’abattage rituel, et ceux qui ne l’utilisent pas. Les pays qui appliquent la dérogation en Europe Occidentale sont la France, L’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Belgique, les Pays-bas, l’Allemagne, le Danemark, l’Irlande et l’Angleterre. A l’inverse, la Suisse, la Suède, la Norvège et l’Islande n’appliquent pas la dérogation en matière d’abattage rituel. L’utilisation de la dérogation relevant du choix national, sa mise en oeuvre peut suivre aussi les particularités nationales en matière d’autonomie régionale : L’Autriche qui compte 9 provinces, en voit ainsi 6 n’accorder aucune dérogation.

L’exemple français : Licéité et légalité de l’abattage selon le rite musulman en droit positif 

En France, l’étourdissement préalable était déjà obligatoire depuis 1964. Le décret n° 64-334 du 16 avril 1964 prévoyait cependant une dérogation pour l’abattage rituel juif, à conditions qu’il soit pratiqué par un abatteur rituel habilité à la fois par la Commission Rabbinique Intercommunautaire et par le Ministère de l’Agriculture.

Suite à la transposition du droit communautaire, l’abattage rituel sur un animal de boucherie quelque soit son espèce peut être réalisé sans étourdissement préalable à la saignée à condition que l’animal soit immobilisé à l’aide de dispositif de contention agréé et que l’abattage soit effectué en abattoir (Articles 10 et 11 du décret n°80-791 du 1er Octobre 1980). L’abattage rituel doit être obligatoirement effectué par un sacrificateur habilité par un organisme religieux agréé ou par le préfet du département où est situé l’abattoir (Article 13 du décret n°97-903 du 1er octobre 1997). La France utilise donc le droit de dérogation à l’étourdissement préalable du texte de la Convention, et prévoit d’agréer des organismes religieux (aujourd’hui les trois « grandes mosquées », la société des Habous et lieux saints de l’islam » pour la Mosquée de Paris, l’association rituelle de la grande mosquée de Lyon, et l’association culturelle des musulmans d’Ile de France pour la Mosquée d’Evry) qui délivrent des cartes de sacrificateur, certifient et contrôlent le respect des règles islamiques lors de l’abattage.

Les pays comme la France qui font le choix d’autoriser l’abattage rituel musulman sans étourdissement utilisent donc les possibilités du droit communautaire qui interdit l’absence d’étourdissement préalable, mais le permet dans un certain nombre de cas définis, dont l’abattage rituel, laissant aux Etats la responsabilité de désigner les autorités religieuses compétentes en terme de certification et de contrôle.

Il reste cependant la question des pays qui n’autorisent pas l’abattage sans étourdissement préalable, même dans le cas de l’abattage rituel. L’exemple de la Suisse (où la convention européenne de 1979 est entrée en vigueur en 1994), est à ce titre particulièrement intéressant. C’est entre autres raisons par le recours à des avis juridiques musulmans que l’on trouve des justifications à ne pas mettre en place de dérogation ou modifier le droit fédéral.

L’exemple suisse : le maintien de l’interdiction d’abattage sans étourdissement préalable légitimé par le recours au droit islamique reconnaissant la licéité de l’étourdissement préalable

L’interdiction suisse date de 1893, et porte non pas directement sur l’abattage rituel, mais sur l’interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable, reconnu par la constitution et par la loi, au titre de la protection des animaux.

L’adoption de la convention européenne considérant l’abattage avec étourdissement préalable comme la règle, et l’abattage rituel sans étourdissement préalable comme l’exception, la Suisse ne subit aucune contrainte communautaire l’obligeant à l’autoriser du fait de son entrée en vigueur.

Le 21 septembre 2001, le Département fédéral de l’économie (DFE), soutenu par la Commission fédérale contre le racisme (CFR), a soumis un avant-projet de modification de la loi suisse sur la protection des animaux (LPA) en vue d’abroger l’interdiction de l’AR introduite en 1893, au nom de la liberté de conscience et de croyance des minorités religieuses.

La Protection suisse des animaux (PSA) a recueilli des milliers de signatures contre le projet d’autorisation de l’abattage rituel. Le Conseil fédéral a retiré la proposition de modification de la loi permettant l’abattage rituel avant que la consultation n’ait lieu.

Au-delà du mouvement populaire invoquant la protection animale il faut remarquer les arguments en droit islamique qui ont été rendu public le 13 décembre 2001 par Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh. Ce docteur en droit, d’origine palestinienne et de nationalité suisse, est responsable du droit arabe et musulman à l’Institut suisse de droit comparé de Lausanne et auteur de nombreux ouvrages et articles sur le droit arabe et musulman et le Proche-Orient[ix].

L’originalité de sa démarche est de changer de question en suivant la logique suivante : La dérogation permet de faire exception aux règles d’abattages, et de ne pas se soumettre à l’obligation d’étourdissement préalable pour obéir à des prescriptions religieuses. Quand la question posée est « Faut-il, au titre de cette possibilité de dérogation, accorder la permission de procéder à l’abattage sans étourdissement préalable aux juifs aux musulmans ? », Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh pose celle-ci : « est-il vrai que les juifs et les musulmans ont des règles religieuses contraignantes qui prescrivent l’abattage sans étourdissement ou interdisent la consommation de viande issue d’animaux qui ont été étourdis avant la saignée ? »

En appuyant son analyse coranique par des fatwas issus d’autorités religieuses « incontestables » égyptienne[x] et saoudienne[xi], il commence par montrer que le principe d’étourdissement n’est pas illicite en lui-même et que si celui-ci ne provoque pas la mort de l’animal avant l’égorgement, et qu’il participe à réduire sa souffrance, il est alors admissible.

Il utilise ensuite le même procédé d’interprétation du texte coranique et de recours à des avis juridiques existant dans les pays musulmans pour différentes méthodes d’étourdissement. Il montre alors la licéité de l’usage de l’électronarcose et du pistolet pour l’étourdir l’animal avant l’égorgement rituel. Deux méthodes parmi celles explicitement prévue par le texte de la convention européenne de 1979 et de la directive 93/119/CEE. Il conclu que cela prouve que le refus total de l’étourdissement préalable relève plus de coutumes que d’une règle contraignante établie de la religion musulmane, et que dans la mesure où il est possible de respecter les conditions d’abattage rituel tout en pratiquant l’étourdissement préalable (s’il ne tue pas l’animal), la demande d’abrogation de la loi suisse ou l’application de la dérogation prévue dans le cadre de la convention européenne n’ont pas lieu d’être.

Il faut préciser que cette démonstration de Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh n’est pas qu’une spéculation abstraite. La Nouvelle-Zélande, par exemple est un grand exportateur de viande halal vers les pays musulmans depuis 1979 et l’abattage rituel musulman y intègre l’électronarcose par la tête (non létale). Le National Animal Welfare Advisory Committee présente dans un rapport d’avril 2001[xii] le fait que contrairement aux autorités juives qui en sont dispensées, les autorités musulmanes ont accepté librement l’étourdissement préalable. (Le texte sur la protection animale, le Animal Welfare Act néo-zélandais permettant, comme le droit européen, la possibilité de dérogation aux standards pour des raisons religieuses. Permission demandée et accordée aux autorités juives en matière d’étourdissement préalable).

Du bon usage de la licéité…et de celle de « l’autre »

On voit bien à travers ces deux exemples les différentes possibilités d’aménagement que peut entraîner une rencontre entre le droit islamique et les droits positifs communautaires et nationaux sur une question concrète. Dans les deux cas présentés, il est remarquable d’observer le rôle primordial du concept de licéité dans le processus de reconnaissance d’une règle contraignante particulière.

Dans le premier cas (l’exemple français), la règle contraignante présentée par le droit musulman (l’interdiction d’étourdissement préalable), reconnue comme religieuse, peut devenir licite pour le droit positif qui, en application de la dérogation, peut la permettre, entraînant la nécessité d’une légalisation et la mise en place d’un encadrement religieux selon des modalités nationales (l’Etat désigne les autorités religieuses nationales compétentes pour certifier et contrôler l’abattage rituel selon les règles islamiques).

Dans le second cas (l’exemple suisse) la pratique contraignante présentée par le droit positif européen (l’obligation d’étourdissement préalable) est d’abord reconnue licite par le droit islamique, ce qui permet d’en définir ensuite les modalités d’application en montrant la licéité de pratiques précises (électronarcose, pistolet).

Ainsi, pour une question qui appelle un consensus concret entre ces deux systèmes normatifs, il est donc possible d’avoir deux réponses différentes. Elles suivront cependant l’une et l’autre une même action en deux temps : D’abord une « permission du principe » puis une « définition pratique ». C’est cette double action qui entraînera soit l’intégration d’une règle contraignante islamique par le droit positif, soit au contraire l’intégration d’une règle contraignante du droit positif par le droit islamique.

A suivre….


Notes :


[i] Editeur Joseph Clims, 1986, page 12. Raphaël Draï est professeur de droit et de sciences politiques depuis plus de 25 ans. Il travaille à la faculté d’Aix-en-Provence. Il est aussi membre d’une unité de recherche “psychanalyse et pratiques sociales” au CNRS, sur les rapports entre la loi et la violence.

[ii] INRA, Cahiers d’économie et sociologie rurales, n°73, 2004

[iii] Communiqué de A. Ben Omar Taïf, président de la commission hala au CFCM, mai 2005

[iv] Convention européenne des droits de l’homme

Article 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion

1-Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2-La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

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[v] Articles de la Convention européenne sur la protection des animaux d’abattage du 10/05/1979 :

Chapitre 1

– Article 1

2. Au sens de la présente Convention, on entend par :

  •  étourdissement : tout procédé conforme aux dispositions de la présente Convention qui, lorsqu’il est appliqué à un animal, le plonge dans un état d’inconscience où il est maintenu jusqu’à l’intervention de la mort. Lors de l’étourdissement, il faut exclure en tout état de cause toute souffrance évitable aux animaux.
  •  abattage : le fait de mettre à mort un animal après immobilisation, étourdissement et saignée, sauf exceptions prévues au chapitre III de la présente Convention.

    Chapitre 3
    – Article 13

    Dans le cas d’abattage rituel, l’immobilisation des animaux de l’espèce bovine avant abattage avec un procédé mécanique ayant pour but d’éviter toutes douleurs, souffrances et excitations ainsi que toutes blessures ou contusions aux animaux est obligatoire.

    – Article 16

    Les procédés d’étourdissement autorisés par les Parties contractantes doivent plonger l’animal dans un état d’inconscience où il est maintenu jusqu’à l’abattage, lui épargnant en tout état de cause toute souffrance évitable.

    Pour les solipèdes, ruminants et porcins, les seuls procédés d’étourdissement autorisés sont les suivants :

    moyens mécaniques par utilisation d’un instrument avec percussion ou perforation au niveau du cerveau ;

    électronarcose ;

    anesthésie au gaz.

    – Article 17

    Chaque Partie contractante peut autoriser des dérogations aux dispositions relatives à l’étourdissement préalable dans les cas suivants :

    abattages selon des rites religieux ;

    abattages d’extrême urgence lorsque l’étourdissement n’est pas possible ;

    abattages de volailles et de lapins selon des procédés agréés provoquant une mort instantanée des animaux ;

    mise à mort d’animaux pour des raisons de police sanitaire, si des raisons particulières l’exigent.

    Toute Partie contractante qui fera usage des dérogations prévues au paragraphe 1 du présent article devra toutefois veiller à ce que, lors de tels abattages ou mises à mort, toute douleur ou souffrance évitable soit épargnée aux animaux.

    – Article 19

    Chaque Partie contractante qui autorise les abattages selon des rites religieux doit s’assurer de l’habilitation des sacrificateurs par des organismes religieux dans la mesure où elle ne délivre pas elle-même les autorisations nécessaires.

  • [vi] Eléments de la directive 93/119/CEE

    Chapitre premier

    Article 2

    8- « autorité compétente » : l’autorité centrale d’un État membre compétente pour effectuer les contrôles vétérinaires ou toute autorité à laquelle elle aura délégué cette compétence.

    Toutefois, l’autorité religieuse de l’État membre pour le compte de laquelle des abattages sont effectués est compétente pour l’application et le contrôle des dispositions particulières applicables à l’abattage selon certains rites religieux. Cette autorité opère pour lesdites dispositions sous la responsabilité du vétérinaire officiel, tel que défini à l’article 2 de la directive 64/433/CEE.

    ANNEXE C

    ÉTOURDISSEMENT ET MISE À MORT DES ANIMAUX AUTRES QUE LES ANIMAUX À FOURRURE

    I. PROCÉDÉS AUTORISÉS

    A. Étourdissement

    1) Pistolet à tige perforante

    2) Percussion

    3) Électronarcose

    4) Exposition au dioxyde de carbone

    B. Mise à mort

    1) Pistolet ou fusil à balles

    2) Électrocution

    3) Exposition au dioxyde de carbone

    C. L’autorité compétente peut toutefois autoriser la décapitation, la dislocation du cou et l’utilisation du caisson à vide comme procédé de mise à mort pour certaines espèces déterminées pour autant que les dispositions de l’article 3 et les exigences spécifiques du titre III de la présente annexe soient respectées.

    [vii] Cahier des charges et règlements fondamentaux 2004, société Halal Correct, Leiden, Pays-bas.

    [viii] Traduction du Coran, texte intégral, éditions GF Flammarion, page 105

    [ix] Ses trois derniers ouvrages sont :

    – Cimetière musulman en Occident : normes juives, chrétiennes et musulmanes, préfacé par Michel Rossetti, Ancien Maire de Genève, Harmattan, Paris, 2002.

    – Les musulmans en Occident entre droits et devoirs, préfacé par Guy Hennebelle, Harmattan, Paris, 2002.

    – Circoncision masculine – Circoncision féminine : débat religieux, médical, social et juridique, préfacé par Linda Weil-Curiel, Harmattan, Paris, 2001.

    Les articles de Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh sont accessible sur son site : http://www.go.to/samipage

    [x] Al-fatawi al-islamiyyah, Wazarat al-awqaf, Le Caire, 1983, vol. 10, fatwa no 1295, p. 3548-3549.

    Électronarcose de l’animal avant de le saigner

    Principes :

    1) Les textes du droit musulman stipulent que si un élément interdit et un autre licite se réunissent dans l’abattage d’un animal, ce dernier devient illicite.

    2) Si l’électronarcose ou l’anesthésie de l’animal avant de le saigner à pour objectif de réduire sa résistance sans provoquer sa mort, il est permis d’y recourir.

    3) Si l’électronarcose ou tout autre moyen d’anesthésie provoque la mort de l’animal, il n’est pas permis d’y recourir avant de le saigner, et l’animal saigné par ce procédé devient illicite.

    Question :

    M. le docteur M. A., professeur pakistanais à l’Institut de la santé publique à Berlin-Ouest, a présenté la demande portant le numéro 353/1978 selon laquelle les pays occidentaux suivent un procédé particulier pour abattre les animaux en recourant à l’électronarcose ou d’autres procédés d’anesthésie réduisant la souffrance des animaux sans provoquer leur mort. Le demandeur souhaite connaître ce qu’il en est de la viande des animaux abattus par un de ces procédés d’anesthésie.

    Réponse :

    Dieu dit dans le chapitre 5 verset 3 : “Illicites ont été déclarés pour vous la chair de la bête morte, le sang, la chair du porc et de ce qui a été consacré à un autre qu’Allah, la chair de la bête étouffée, de la bête tombée sous des coups, de la bête morte d’une chute ou d’un coup de corne, la chair de ce que les fauves ont dévoré – sauf si vous l’avez purifiée”. Le Messager de Dieu (Mahomet), prière et salut sur lui, dit : “Dieu a prescrit la bonté en toute chose. Si vous tuez, faites-le avec bonté, et si vous saignez un animal, faites-le avec bonté. Celui qui saigne l’animal doit aiguiser sa lame et reposer sa bête saignée”. Les savants religieux disent que la bonté dans la saignée de l’animal consiste à le traiter avec douceur : on ne doit ni le jeter par terre avec violence, ni le traîner d’un lieu à l’autre ; on doit bien aiguiser l’arme utilisée pour la saignée ; ensuite on doit laisser la victime se reposer et se refroidir. Tels sont les ordres de Dieu concernant l’abattage de l’animal et ce qui est licite et illicite.

    Par conséquent, si l’électronarcose de l’animal ou tout autre procédé d’anesthésie aide à saigner l’animal en affaiblissant sa résistance lors de la saignée, et si cette électronarcose n’a pas d’effet sur sa vie – c’est-à-dire que l’animal revient à la vie normale s’il est laissé non-saigné -, il est permis de recourir à une telle électronarcose ou tout autre procédé d’anesthésie allant dans ce sens avant la saignée ; la viande de l’animal saigné de la sorte est licite.

    Si par contre l’électronarcose ou l’anesthésie de l’animal par d’autres procédés influencent sa vie – c’est-à-dire que l’animal perd la vie s’il est laissé non-saigné -, la saignée a lieu dans ce cas sur une bête morte, rendant sa consommation illicite en Islam du fait que l’animal pourrait mourir de cette électronarcose ou de l’anesthésie avant la saignée. Les textes du droit musulman prescrivent à cet effet que si un élément licite et un autre illicite se réunissent, l’animal saigné devient illicite. Ainsi si quelqu’un a tiré sur un oiseau et l’a blessé et que ce dernier tombé à l’eau fut pris mort par le chasseur, il est illicite d’en manger en raison de la probabilité qu’il soit mort non pas de sa blessure, mais noyé. Ceci s’applique au cas en question.

    Si donc le requérant est certain que l’électronarcose de l’animal avant la saignée ne provoque pas sa mort – c’est-à dire que l’animal revient à la vie normale s’il est laissé non-saigné -, il est licite de recourir à ce procédé pour affaiblir sa résistance lors de la saignée seulement. Si par contre cette électronarcose ou tout autre procédé d’anesthésie provoque la mort de l’animal, il n’est pas permis d’y recourir avant la saignée ou de consommer de la viande de l’animal saigné de la sorte.

    Ce qui précède constitue la réponse à la question posée mais Dieu est meilleur connaisseur.

    [xi] Ahkam al-dhabh wal-luhum al-mustawradah min al-kharij, majmu’at min al-fatawi, Dar al-thaqafah, Riyadh, 1979, p. 59-61.

    Fatwa no 2216 de 1396 h (1977)

    Question :

    Peut-on consommer de la viande qui se trouve au marché provenant de l’étranger ?

    Réponse :

    Si le boucher qui a abattu l’animal ou la volaille est un non scripturaire qui rejette les religions, comme les mécréants de la Russie, de la Bulgarie ou d’autres pays mécréants, l’animal qu’il a abattu ne peut être mangé, que le boucher ait prononcé le nom de Dieu sur cet animal ou non. La règle est que seuls les animaux abattus par les musulmans sont licites, auxquels il faut ajouter les animaux abattus par les Gens du Livre comme prévu par le texte du Coran.

    Si celui qui a abattu l’animal est un des Gens du Livre, juif ou chrétien, et qu’il a égorgé l’animal en saignant son cou ou en portant le couteau à la clavicule pendant sa vie, prononçant le nom de Dieu, la viande d’un tel animal est comestible en raison de la parole de Dieu : “Aujourd’hui, sont licites pour vous les excellentes nourritures. La nourriture de ceux à qui a été donnée l’Écriture est licite pour vous” (Coran 5:5). Mais si le nom de Dieu a été volontairement omis, il y a divergence sur le statut licite ou non de la viande en question. Si le nom d’une autre divinité que Dieu a été prononcé, la viande est considérée comme provenant d’une bête morte, en raison de la parole de Dieu : “Ne mangez point de ce sur quoi n’a pas été proféré le nom d’Allah ! En vérité, c’est là perversité” (Coran 6:121).

    Si l’animal a été abattu par un pistolet ou par un choc électrique dont il est mort, la viande est illicite parce qu’il s’agit d’un animal tombé sous les coups, même si son cou a été tranché. Dieu a rendu illicite cette viande : “Illicites ont été déclarés pour vous la chair de la bête morte, le sang, la chair du porc et de ce qui a été consacré à un autre qu’Allah, la chair de la bête étouffée, de la bête tombée sous des coups” (5:3). Mais si dans ce cas l’animal a été égorgé pendant qu’il était encore en vie après avoir reçu le coup à la tête, alors sa viande est licite en raison de la parole de Dieu : “[illicite est la chair de] la bête tombée sous des coups, de la bête morte d’une chute ou d’un coup de corne, la chair de ce que les fauves ont dévoré – sauf si vous l’avez purifiée” (5:3).

    Par contre, il est unanimement interdit de consommer la viande d’un animal étouffé ou mort à cause d’un courant électrique, même si le nom de Dieu a été prononcé lors de son étouffement ou son exposition au courant électrique….

    [xii] Discussion paper on the animal welfare standards to apply when animals are commercially slaughtered in accordance with religious requirements, ISBN 0-478-20086-2 ISSN 1171-8951

    page 17 http://www.biosecurity.govt.nz/animal-welfare/nawac/papers/religious-requirements.pdf

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