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Introduction théorique à la charî‘a de minorité

Installée définitivement dans l’Hexagone, la communauté musulmane, majoritairement issue de l’immigration, devient un élément endogène et indissociable, un organe constitutif du corps social français. Situation doublement imprévue : par les responsables politiques, comme par la plupart des musulmans eux-mêmes.

1 – L’expression de l’islam en France

La présence musulmane, massive et apparemment soudaine, en Europe et tout particulièrement en France, a fait naître de vives interrogations. La crainte de beaucoup de Français “de souche”, non musulmans, de voir le patrimoine culturel et “génétique” national modifié est, à certains égards, une réaction culturelle tout à fait compréhensible. Particulièrement au regard des mentalités, de la culture, et de la tectonique de leur évolution. Mais est-ce normal ? Si l’on se situe dans le répertoire de la légalité et du droit, la décision relève des lois et des valeurs mêmes de la République. Sur ce point, constitutionnellement et juridiquement, la réponse est positive. Rien ne contrevient au principe de cette présence.

Une “niche culturelle nouvelle” pour la pratique religieuse musulmane

Cette position, désormais irréversible, soulève toutefois des problèmes théoriques quant à la forme religieuse que doit prendre la pratique musulmane, ainsi que le mode de son intégration et ses effets culturels dans une société occidentale dont la complexité et l’évolution rapide sont les principales caractéristiques. La pratique de l’islam dans cette niche culturelle nouvelle doit s’acclimater afin d’acquérir le statut de religion naturelle au même titre que le christianisme et le judaïsme. Peut-on déjà avancer qu’au XXIe siècle, la civilisation occidentale sera, dans son fonds religieux, judéo-christiano-musulmane ?

La France est, à ce titre, le pays le plus concerné par cette aventure, vu sa laïcité propre, le nombre de ses musulmans (le plus élevé d’Europe), vu surtout la cicatrice de l’Algérie qui n’est pas complètement fermée. Tout est en train de se construire au moment où la France entre dans une phase nouvelle de son histoire : l’intégration dans l’Europe ; la recherche d’une place et d’une mission dans le nouvel ordre mondial ; la remise en question, par la globalisation et ses effets socio-économiques, de certaines valeurs jusqu’alors établies ; la montée d’une certaine crispation nationaliste opposée à un pluriculturalisme “menaçant” ; l’émergence paradoxale de l’irrationnel ; le “retour au religieux” sous des formes nouvelles dans une France qui n’a jamais été aussi déchristianisée… Sa laïcité, aménagée pour ses religions historiquement établies, doit désormais affronter d’autres formes religieuses et un droit de plus en plus “européanisé” sinon mondialisé. Devant une laïcité rediscutée, renégociée, la France est encore une fois en quête d’identité, d’une nouvelle assise de la citoyenneté et d’un socle culturel nouveau.

Un défi pour les canonistes (fouqaha-s)

La pratique de l’islam doit s’inscrire dans ce nouvel ordre français. Par conséquent, il est urgent que les canonistes (fouqaha-s) musulmans de France, dignes de ce nom, travaillent concrètement et sérieusement pour définir et établir consensuellement l’essentiel de cet islam de France : un islam débarrassé de certaines pratiques purement culturelles qui inhibent son intégration. Il ne s’agit nullement, dans notre esprit, d’acculturer violemment une génération de la communauté musulmane qui reste légitimement liée à son pays et à sa culture d’origine ; le principe de respect de notre diversité nous l’interdit. Néanmoins, nous devons refuser l’amalgame de ces pratiques traditionnelles étrangères avec un islam que nous voulons praticable en France. Ces habitudes culturelles doivent être réfutées lorsqu’elles prétendent se substituer à l’islam, plus encore si elles s’opposent aux valeurs mêmes de l’islam.

On peut définir “l’islam de France” comme l’ensemble des normes canoniques musulmanes pensées dans le cadre français et qui s’imposent aux musulmans de ce pays comme forme de pratique religieuse. L’approche canoniste (ousoûl al-fiqh) doit donc définir ce cadre théorique religieux pour une pratique d’un islam fidèle à ses Sources et assimilant la réalité française ; une pratique qu’il faut conceptualiser conformément à la doctrine orthodoxe et à la charî‘a, et autour de laquelle tous les musulmans de France – par-delà leur diversité culturelle ou ethnique, peuvent se constituer en tant qu’unité communautaire spirituelle. Une communauté bien sûr non agglomérée dans un quelconque espace marginal de la société 3, mais dont les individus sont liés à la République, dans son unité et son indivisibilité par le lien de citoyenneté, lequel aux yeux de la charî‘a est un contrat moral à respecter 4.

“Lois d’Allah ou lois la République” ?

Une interrogation revient souvent, qui reflète une certaine crainte à l’égard de la nouvelle religion. Les musulmans de France aspirent-ils à une application des lois d’Allah (la charî‘a) ou vont-ils les abandonner pour celles de la République ? Fausse question.

Nul doute en effet qu’à cette interrogation simpliste, un imam comme un rabbin ou un prêtre effectueront cette réponse simpliste : c’est la Loi de Dieu qui s’impose au croyant 5. Répondre autrement serait une pure hypocrisie qui ne sied pas aux intègres. Ce serait contredire sa religion, si ce n’est risquer, théologiquement, l’excommunication. La différence, c’est que dans la cas d’un imam, la réponse sera, en plus, perçue comme une provocation 6. En réalité, la question pertinente devrait être : de quelle loi de Dieu s’agit-il ? Et pour les musulmans : de quelle forme normative de la charî‘a s’agit-il ? Question concrète et nuancée. Disons d’emblée qu’un principe reste inaliénable : un musulman, quelque soit sa situation, ne doit pas vivre théoriquement en dehors de la charî‘a. Cela fait partie de sa foi. Mais cette assertion ne suffit pas.

Maintenant, que signifie affirmer que l’islam est compatible avec la laïcité ? Cela équivaut à dire que les deux références n’ont pas les mêmes fondements, ni les mêmes finalités ni la même vision du monde. C’est évident. Vivre dans la laïcité 7 ne consiste pas non plus à calquer l’expérience catholique, protestante, orthodoxe, juive ou bouddiste. Car chacune de ces religions – si l’on peut qualifier ainsi la dernière nommée – a élaboré son propre rapport au religieux, aux Textes Sacrés, et donc offre une visibilité propre et une expression singulière dans l’espace public laïque 8. La compatibilité entre l’islam et la laïcité française se limite uniquement à leur articulation selon des modalités qui nécessitent des accommodations rendues possibles par le dynamisme interne à chacun d’eux. Un avantage reste certain : les musulmans de France n’appartiennent à aucune Église transnationale ; ils ne sont liés à aucune “terre sacrée”. Nous affirmons que l’islam a la capacité de s’adapter à n’importe quelle situation ; c’est une de ses caractéristiques essentielles. Le contraire serait une mise en cause de son universalité.

Que signifie la charî‘a de minorité ?

C’est pourquoi nous employons la notion de “charî‘a de minorité”. Sachant qu’elle peut paraître contradictoire, confuse ou impropre, provoquante même pour certains musulmans, nous l’utilisons délibérément pour corriger une image déformée de la charî‘a : un ensemble de lois rigides, révolues, moyenâgeuses et incapables de répondre à des situations nouvelles et concrètes ; une charî‘a relevant de l’idéel et de l’abstrait, voire de l’utopique et qui n’existerait que dans l’imaginaire collectif musulman. Nous voulons également infirmer l’idée que la charî‘a ne pourrait être pensée qu’en termes de dominance et d’invariance.

Il s’agit, malgré les contestations terminologiques éventuelles d’esquisser une thèse démontrant l’existence d’une charî‘a réelle, concrète, concevable dans une situation minoritaire. Rappelons qu’il est établi chez nos savants la règle linguistique qui dit : “Pas de querelles terminologiques (lâ mouchâhhâta fil al-fâdh) “. Peu importe la terminologie une fois le sens défini. Ce qui nous intéresse est donc le signifié par le signifiant. Par ailleurs, nous ne songeons pas à une révision intégrale de la charî‘a qui conduirait directement à une abdication de la charî‘a . Il n’existe qu’une seule charî‘a dans ses fondements et dans ses références, dans sa méthodologie et ses principes d’élaboration des lois. Ce qui nous intéresse, c’est la dimension morphologique de sa réalisation sociale dans le contexte minoritaire, une charî‘a intégratrice qui ne se pose pas en rupture.

Quant à la méthode et la démarche, il faut exclure tout dogmatisme du processus d’argumentation et de justification. Le passage par les écoles du fiqh et de la principologie reste obligé en tant que lectrices indispensables de la charî‘a . Nous ne cherchons pas à défendre la notion de charî‘a de minorité à tout prix, c’est-à-dire au prix de la charî‘a elle-même. Mais notre approche porte en elle-même la nécessité d’interroger la nature de la connaissance religieuse musulmane pour en tirer les mécanismes canoniques d’interprétation et d’élaboration des lois.

Il est nécessaire encore de rappeler que toute théorie étant falsifiable, au sens épistémologique, nous devons prévoir son évolution en fonction de données nouvelles. C’est un des buts de ce travail : prouver la fluidité de la charî‘a dont la portée normative, confrontée à la réalité, peut être réellement fine et variée. En définitive, dans le cadre de la modernité et de notre situation minoritaire, la charî‘a doit être pensée en termes de théorie et à partir de l’idée qu’il n’existe de la charî‘a que des interprétations.

L’héritage intellectuel islamique

Le contexte premier de l’islam (la Mecque et Médine) consiste en une société très simple dans laquelle la pratique religieuse apparaît à son état pur, à l’abri de toute culture ou philosophies influentes. La situation géographique et le climat hostile ont été un facteur déterminant dans la “protection” à l’égard des autres civilisations. Cela a permis de disposer du temps nécessaire à l’assimilation de la lettre et des enseignements du Coran et de la Sunna et de vivre l’islam à l’état “nature”. Cette disposition a constitué un avantage certain pour préserver le noyau dur (el ousoûl) de l’islam et lui donner la possibilité d’une traversée trans-historique. La solidité de ce noyau le rend capable de recevoir et de donner, dans un rapport dialectique avec la réalité, pour engendrer, sans se désintégrer, des formes culturelles et civilisationnelles diverses.

“Les textes sont inextensibles, car définitivement établis, tandis que les problèmes à résoudre pour l’humanité sont infinis” (an-nousoôsou ma‘doûda wa el maçâ’ilou mamdoûda), disent nos canonistes. Le génie musulman a donc consisté à subdiviser méthodologiquement des différents champs de la connaissance pour faire sortir, à partir des généralités et des principes du Coran et de la Sunna, des méthodes et des instruments pour se prononcer sur toute chose. Chaque domaine a élaboré un univers cognitif à part entière avec ses propres écoles, méthodologies, terminologies… et savants.

2 – La foi, la loi, la voie

Trois aspects essentiels se sont dégagés de l’ensemble des enseignements islamiques : le dogme, la charî‘a et la mystique. Autrement exprimés, il s’agit de la foi (al-aqîda), de la loi (ach-charî‘a) et de la voie (at-tarîqa). Ce sont des catégories pratiques dont les fondements s’originent dans le Coran et la Sounna. Elles forment une subdivision intellectuelle de la connaissance musulmane, à la fois ingénieuse et nécessaire, qui est apparue après l’époque des Compagnons et des Successeurs (disciples des Compagnons) sans que ces derniers explicitent une telle catégorisation. En effet, le Coran et la Sounna ne distinguent pas ces trois aspects qui constituent, dans leur interdépendance et leur imbrication, une seule réalité organique.

Le dogme, ou la doctrine (al-aqîda)

L’islam, c’est d’abord une foi. On devient musulman par l’adhésion idéelle, sensible, voire instinctive (par assentiment du cœur) à un ensemble de vérités métaphysiques révélées, touchant principalement au champ de l’imperceptible (el-ghayb) 9  : l’Unicité de Dieu, les Anges, les Livres, la Résurrection, le Jugement Dernier, le Paradis, l’Enfer… La prophétie de Mohammed reste un des dogmes fondateurs les plus essentiels. Le système doctrinal, dans le sens théologique constitue une philosophie de l’existence : il définit le sens et relativise la vie d’ici-bas en l’incluant dans d’autres dimensions, infiniment plus vastes, de la création et de l’existence. La Doctrine, ou le dogme, constitue l’ensemble des croyances musulmans (al-aqîda), appelée aussi : fondements de la religion (ousoûl ed-dîn), ou encore : science de l’Unicité (‘ilm at-tawhîd). Cet aspect de l’islam est le plus fondamental, immuable et intangible. Il n’est pas de l’ordre de la situation mais du doctrinal absolu. Par conséquent, aucune adaptation, ni dérogation en fonction d’un quelconque contexte culturel ou sociologique ne serait admis, car il s’agit de vérités absolues, irréductibles à une société ou à une culture particulière. Toutefois l’interprétation spéculative, centrée sur les seuls textes, usant de la raison comme instrument d’approche faisant abstraction du contexte, offre une latitude d’interprétations théologiques orthodoxes qu nous permet de choisir l’exposé qui épouse le mieux notre contemporanéité. À ce titre, la doctrine des Modernes (khalafite) est à prendre en compte ; il ne faut pas l’exclure 10.

S’il y a donc adaptation à effectuer en cette matière, c’est uniquement dans la forme de son exposé didactique : le style et l’argumentation relevant de la doctrine du khalaf apparaissant comme une dérogation théologique possible. Nous pourrions aussi parler d’une certaine “théologie naturelle musulmane” qui intégrerait, dans son argumentation et son apologétique, les connaissances modernes unanimement établies.

Remarque sur la définition du musulman

Je tiens à préciser un point au sujet des personnes qui ne se considèrent pas comme musulmans parce qu’ils ne sont pas “pratiquants” ou encore parce qu’ils ne connaissent pas les détails de la foi et de la pratique de l’islam. C’est une erreur grave. Nous confirmons qu’est musulman celui qui a la foi musulmane même s’il n’est pas “pratiquant”. Il n’est pas tenu, non plus, de connaître les détails de l’islam pour l’être (qui, d’ailleurs, le pourrait ?). Est musulman celui qui se considère comme tel. La pratique cultuelle et morale n’est pas une condition nécessaire pour être qualifiée de musulman. Faillir aux enseignements n’est pas sanctionné par une excommunication tant que le musulman ne conteste pas, en connaissance de cause et en étant bien informé, ce qui est reconnu avec évidence comme – obligation ou interdiction – nécessaire de par les enseignements de l’islam (el-ma‘loûm mina ed-dîn bi ed-daroûra) comme, par exemple, les cinq prières, le jeûne du mois de Ramadan, le pélerinage, la Zakat… Quelle que soit la gravité de son péché, il reste toujours susceptible d’être pardonné par Dieu et touché par Sa Grâce (er-rahma) 11 le jour du Jugement dernier 12.

La loi (charî‘a)

C’est l’ensemble des normes qui fixent les pratiques cultuelles, juridiques et morales. La charî‘a est l’aspect de l’islam le plus visible, le seul qui se pose en terme conflictuel non seulement dans les pays où les musulmans sont minoritaires (en France et en Europe), mais également dans le monde musulman lui-même, minoritaire au sein de la cité planétaire. Nous reviendrons sur la charî‘a.

La mystique (tarîqa)

C’est la dimension intérieure, ésotérique, de la pratique musulmane (el-bâten). On l’appelle aussi el-haqîqa ce qui, étymologiquement, veut dire la vérité. Dans le langage des soufis, elle est la voie spirituelle qui mène à la vérité mystique. Autrement définie, la mystique musulmane est la réalisation spirituelle, intérieure, des grandes vérités métaphysiques révélées, notamment l’Unicité des Noms et Attributs de Dieu, par la voie conformément à la charî‘a.

On peut parler ici d’une certaine théologie mystique, par rapport à la théologie rationnelle ou spéculative, qui vise à réduire, dans la limite des conditions spirituelles humaines, la distance métaphysique qui sépare – dans nos esprits – le monde perceptible (‘âlam ech-chahâda) et le monde imperceptible (‘âlam el ghayb). Car, selon le dogme musulman, nous vivons dans deux mondes parallèles qui cohabitent dans une même réalité existentielle : le visible et l’invisible. L’homme lui-même est le lieu de cette cohabitation car l’âme (er-roûh) qui habite son corps est issue de ce monde invisible. Ce domaine, remarquons-le, est le moins apparent et aussi le plus ignoré des musulmans ; en conséquence, il est le moins pratiqué. C’est encore le domaine le plus sensible, le plus exposé aux déviances.

Lorsque nous parlons du soufisme, nous parlons d’une expérience mystique bien définie, fidèle aux Sources et à la voie tracée par les Maîtres-fondateurs authentiques (et non les hérétiques) qui ne dévie pas du soufisme originel. Par conséquent, nous ne sommes pas favorables à certaines confréries fermées et clientélistes qui se constituent en vraies sectes à l’intérieur de la communauté.

3 – Les sphères de la charî‘a

Généralement, lorsqu’on aborde la question d’une application de la charî‘a dans l’espace laïque de la République en France, certains musulmans, sous une pression intellectuelle et médiatique très hostile à l’islam, se replient sur un discours de justification et même de démission, pour ne pas parler d’un complexe d’infériorité, consistant à exclure la charî‘a de la pratique musulmane en France. Cette assertion est de conséquence grave car elle suppose que la charî‘a, qui est le côté pratique de l’islam, n’est pas universelle et que les musulmans qui vivent dans la minorité sont condamnés à vivre dans l’illégalité par rapport à leur religion. Cette vision présuppose une conception rigide de la charî‘a, souvent réduite à la seule application d’un code pénal. Ce qui est encore pire.

Inversement, certains piétistes, rigoristes, se tiennent sur l’autre extrême. Selon leur avis catégorique, il n’est pas question de concession : l’individu ou le groupe musulman doivent appliquer la charî‘a, toute la charî‘a, rien que la charî‘a, dans le sens totalisant et sans en omettre un seul enseignement. Pour ceux qui sont attachés à cette position, et ils sont très minoritaires, appliquer systématiquement les enseignements de la charî‘a signifient convertir la réalité à des normes définitivement établies par le fiqh. Il peut être utile de noter l’impossible ampleur d’une telle entreprise et même l’aberration de ses conséquences.

En général, les partisans de ces positions ne sont pas informés de l’esprit réel de la charî‘a tel que l’expriment les Textes et leurs mystères (açrar ech-charî‘a) mais aussi les multiples références disséminées dans les principes du fiqh. Ils n’en ont qu’une lecture superficielle pour ne pas évoquer une méconnaissance totale.

Faute d’adopter ces lectures, pourtant aberrantes, serions-nous condamnés à une sécularisation inéluctable de l’islam ?

Une exceptionnalité canonique

Rappelons qu’historiquement la sécularisation reste le produit propre du christianisme dans son rapport au sacré. Or, le sacré n’a pas la même définition dans les deux religions. L’islam ne peut retenir une différenciation désacralisante des domaines de significations et d’actions ; il ne peut admettre une disparition d’un rapport entre les choses, leur sens et le divin. Jamais l’herméneutique en islam ne s’est trouvée engagée dans une quelconque sécularisation. Les Textes ayant valeur de norme n’ont jamais été menacés dans leur canonicité par l’écart temporel. Ils restent toujours compréhensibles et ne sont pas exposés au malentendu dû à la mutation des usages linguistiques ou des horizons de culture. Mais, la sécularisation peut signifier autre chose d’acceptable.

Notre approche, qui vise le long terme de l’islam en Occident et son rapport à la charî‘a en situation minoritaire, est basée sur l’idée d’exceptionnalité canonique que nous pensons vraie et conforme à la charî‘a elle-même. La charî‘a, telle que nous l’avons définie, constitue “un tiers” de l’islam. Elle est la pratique qui vient, par ordre d’importance, après le dogme. Le culte en représente l’élément le plus essentiel car il constitue l’expression de la foi ; c’est pour cette raison que l’on a souvent tendance à qualifier le musulman de pratiquant quand il observe le culte. En second lieu vient le relationnel qui comprend le droit et la morale.

Le cultuel (el-‘ibâdât)

Le culte est l’expression immédiate de la foi, sa dimension verticale organisant le rapport direct homme-Dieu, sans clergé ni sacerdoce. Il correspond à un besoin religieux spirituel constant quelle que soit la société ou la civilisation. Cette dimension de la charî‘a est une constante. Les fouqaha-s (plur. faqih) appellent ce domaine : el-‘ibâdât, adorations strictes ou sacrées qui comprennent les cinq prières (as-salât), le jeûne du mois de Ramadan (sawm), l’impôt cultuel (zakat) sous conditions matérielles définies, et le pèlerinage (hajj) si on en a les moyens.

La forme peut en être aménagée selon les conditions collectives ou individuelles : les Textes eux-mêmes ont assorti ces prescriptions cultuelles d’un ensemble de dispositions dérogeantes, restrictives, déférentes ou substituantes selon le milieu et les capacités physiques, mentales, matérielles… du musulman. Dans ce domaine, remarquons que la marge de réforme (la réforme n’est pas l’aménagement) est très restreinte puisqu’il s’agit du rapport vertical avec Dieu, définitivement fixé dans la forme de sa pratique. Si le musulman est dans un contexte qui lui interdit toute pratique ou manifestation de sa foi à travers ce culte, quelques soient les aménagements et les dérogations, il doit le quitter s’il est en mesure de le faire. Cette situation n’est naturellement pas celle de la France, car la République garantit le culte et se fait obligation de protéger la liberté de l’expression culturelle.

Le droit

Appelé par les fouqaha-s, “el-mou‘âmalate”  : c’est le deuxième pôle de la charî‘a dont l’abord reste problématique pour les musulmans. Mais qui est aussi le plus sujet à des acclimatations. Alors que le nombre de Textes concernant le culte est énorme, celui touchant au relationnel est très restreint : ce domaine de la charî‘a est traité en fonction de la variable sociologique. Alors que dans le domaine du culte, on parle de l’interdiction originelle pour parer à toute dérive associationniste ou idolâtre, en matière de droit, l’ijtihad est très ouvert  : on parle de la permission originelle c’est-à-dire de l’approbation par la charî‘a de tous les contrats, les produits, les rapports, les cultures… Nous comprenons dès lors pourquoi les fouqaha-s n’usent pas de la notion de bid‘a (innovation blâmable) lorsqu’il s’agit du relationnel.

La morale

Elle concerne surtout la conscience de l’individu. En général, elle n’est pas dissociée du cultuel et du droit. À ce niveau aussi, il y a une matière à développer, particulièrement en ce qui touche à la bioéthique et à quelque production de la modernité.

4 – La loi (el-houkm) et la fatwa

Les deux éléments substantiels de la charî‘a constituant deux niveaux normatifs sont donc la loi, dans son sens principologique (el-houkm) et la fatwa.

Les sources scripturaires de la loi

Comme pour les deux autres champs de l’islam (dogme et mystique), les sources divines demeurent le Coran et la Sunna qui représentent deux strates d’une même Révélation (el-wahy).

Le Coran est défini théologiquement comme la parole Incréée de Dieu révélée au Prophète en langue arabe13 par l’intermédiaire de l’Archange Gabriel et dont la forme (style, vocabulaire..) ainsi que le contenu s’originent en Dieu lui-même. Le Coran est formellement authentique. Il représente même la forme la plus certaine de l’authenticité historique selon les traditionnistes lorsqu’ils parlent de tawâtour (transmission par une chaîne vérifiée de transmetteurs).

Le nombre de versets relatifs aux lois ne fait pas l’unanimité. Ghazâli (chaféite) et Aboubaker b. Al-Arabi (malikite) pensent que ce nombre est de 500 versets alors que ‘Ibn-Daqîq Al-Ide (hanbalite) estime que le nombre ne peut être délimité car il dépend de l’intelligence et de l’inspiration du canoniste14.

Niveaux d’authenticité de la Sounna

La Sounna (ou Tradition) peut être définie comme l’ensemble des actes, paroles et approbations du Prophète. Théologiquement, elle est d’inspiration divine (comme le Coran) mais d’expression humaine et incarnée dans un modèle concret, le Prophète. Les canonistes ne s’intéressent qu’aux hadiths qui ont trait à la Loi, d’où la nécessité de distinguer, parmi l’ensemble, ceux qui ont une portée normative et législatrice. Par ailleurs, nous savons que tous les hadiths qui nous sont parvenus ne sont pas authentiques. Et que dans cette dernière catégorie il est reconnu différents niveaux d’authenticité. Peu de hadiths, en effet, remplissent les conditions de tawâtur comme le Coran. Notons que le moutawâtir est le hadith à chaîne de narrateurs multiples né de témoignages véridiques indépendants et concordants de façon à exclure toute erreur ou mensonge15. Cette forme d’authenticité est reconnue unanimement certaine sous quatre conditions : 1) tous les narrateurs sont sûrs et maîtrisent ce qu’ils ont transmis ; 2) ils ont reçu l’information d’une façon directe, par audition ou vue directe ; 3) leur nombre doit être tel qu’il rend impossible leur unanimité éventuelle à transmettre un mensonge ou une erreur ; 4) à chaque niveau de narration (tabqat) le nombre (plusieurs Compagnons transmettant à plusieurs Successeurs et plusieurs Successeurs transmettant à leur tour, etc.) ainsi que les qualités religieuses, morales et mentales sont exigées. L’historicité de ce mode implique la connaissance nécessaire16 (al-ilm ed-daroûri)  : les hadiths rapportés par cette voie sont similaires au bien commun de l’humanité, et aucun doute n’est possible à leur sujet ; exactement comme les connaissances historiques concernant l’existence des rois et des peuples qui ont vécu dans le passé…

D’autres canonistes, comme Ibn Taymiyya, ne retiennent pas la multiplicité des chaînes pour critère nécessaire. Le tawâtour pourrait se justifier par les qualités du rapporteur ainsi que d’autres indices historiques et rationnels qui inspirent confiance en la vérité irrécusable du hadith17. Aussi l’accord des docteurs de la communauté sur l’authenticité historique d’un hadith, institue-t-il un cas de moutawâtir et doit donc être considéré comme “information” probante18. Tous les moutawâtir-s sont d’authenticité avérée et irréfutable quant à leur autorité théologique, juridique et éthique au même titre que les versets du Coran.

Le âhâd, par opposition au moutawâtir, est le hadith qui nous est parvenu par la voie d’une seule chaîne de transmetteurs  : dans ce cas, il est appelé “hadith unique” (Khatar el-wâhid). Il peut aussi nous être transmis par un petit nombre (chaîne double ou triple). Son authenticité et sa valeur probatoire sont moins certaines que celles du moutawâtir et doivent être évaluées en fonction de la solidité de sa chaîne-référence. On reconnaît alors son caractère de “connaissance acquise”, ou de “connaissance discursive”, s’il répond à certains critères établis par les traditionnistes-critiques. La Sounna, dans son immense majorité, est de cet ordre.

Selon son isnâd – référent du hadith par lequel on juge son degré d’authenticité (caractéristiques de la chaîne de transmission) -, un hadith peut être classé authentique (sahîh), assez authentique (hasan), faiblement authentique (da‘îf) ou apocryphe et rejeté (mawdhoû).

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Difficulté délimiter le corpus relatif à la Loi

Le nombre de hadiths considérés comme source de loi n’est pas établi définitivement, comme on l’a vu. Mawardi (chaféite) avance 500 hadiths ; Aboubaker b. Al-Arabi (malikite) estime qu’ils sont 3000 ; alors que qu’Ahmad b. Hanbal va jusqu’à prétendre qu’ils sont au nombre de 300 000 (il faut préciser qu’il introduit aussi les avis des Compagnons et Successeurs, lectures nécessaires de la Sounna).

Il est très difficile de saisir le nombre de Textes relatifs à la Loi car certains ont même pu échapper à la vigilance du canoniste. Ainsi l’exemple significatif d’Omar b. Al-Khattâb (pourtant deuxième calife et deuxième savant de l’islam après Aboubaker le premier calife). Un jour, il fit un sermon dans lequel il interdisait aux hommes de donner aux femmes des dots dépassant la valeur de la dot que le Prophète avait donné lui-même19. Une femme de Qoraïche présente dans l’assemblée rectifia l’affirmation en posant une question : “Devons-nous suivre ton avis ou bien les Paroles de Dieu ?” Et lui de répondre avec évidence : “Les Paroles de Dieu bien sûr !” Alors la femme lui récita le verset (IV, 20) : “… et que vous ayez donné, en guise de dot, à l’une d’elles un quintar, n’en prenez rien. Alors vous l’auriez repris par injustice et péché manifeste” 20 (le quintar est une grosse somme d’argent inestimable 21). Omar reconnut alors que ce Texte lui avait échappé, remonta au minbar puis déclara avec courage : “Je vous ai interdit, à tort, tout à l’heure l’excès dans les dots. Je reconnais ici mon erreur. Que chacun fasse donc de son argent ce que bon lui semble !” 22.

Cet exemple illustre bien que Omar pouvait connaître ce verset mais ne pas le mettre en rapport de loi avec le sujet traité jusqu’à ce que la femme le lui explique. Il comprit alors que l’acte du Prophète concernant la dot remise à ses épouses n’était pas une Sounna normative. C’est pour cette raison que les canonistes, lorsqu’ils n’ont pas reçu de réponse directe, explicite, dans les Textes, ne se précipitent pas pour avancer qu’il n’y en a pas, car les mystères du Coran et de la Sounna sont inépuisables23 alors que le savoir et l’intelligence des esprits sont toujours limités.

La Loi est l’interprétation des Textes

Nous entendons par Loi, le fruit de l’interprétation des Textes à l’état brut, c’est-à-dire une lecture faite en abstraction du contexte au moment où l’homme de loi approche le Texte, tout en étant informé de ses variantes éventuelles : el-qirâ’âte-s quand il s’agit de versets ; ar-riwâyâte-s quand il s’agit de hadiths. L’approche à ce niveau nécessite de maîtriser un ensemble de règles liées à la langue arabe utilisée dans les textes et qui sont abondamment développées par les principologistes. Deux cas de figure se présentent alors :

1) Si l’énoncé du Texte (verset ou hadith) est formel, il devient automatiquement une loi. Dans ce cas, on ne parle pas d’ijtihad et c’est dans ce sens qu’il faut entendre la formule sacrée : pas d’ijtihad en présence d’un texte (la ijtihâda ma‘a en-nas).

2) Mais si le Texte est équivoque, ou si le terme utilisé est polysémique, la loi à formuler consiste à lire ce Texte (verset ou hadith) selon les règles de la langue arabe et à recourir aux règles d’interprétation liées d’une part à la nature endogène de ces Textes : le formel (el-mouhkam) et l’ambivalent (el-moutachâbih) ; l’abrogeant (en-nâsikh) et l’abrogé (al-mansoûkh) ; l’amphibologique (el-mouchkil) ; la prévalence (el-tarjîh) en ce qui concerne l’antinomicité d’un certain nombre de hadiths problématiques qui se contredisent et, d’autre part, l’évaluation de leur authenticité. À ce niveau d’approche, le contexte n’est pas pris en considération lors de l’élaboration de la loi si ce n’est celui du moment coranique (les vingt-trois années de la Révélation). On parle alors des circonstances de la Révélation :

a) asbâb en-nouzoûl, pour le Coran ;

b) asbâb el-wouroûd, pour la Sounna, lesquelles approches historiques et contextuelles sont indispensables pour saisir l’intention de l’Auteur. C’est pour cette raison que : “la loi, ou la règle, stipulent les principologistes, ne change pas”, car une fois déduite du Texte, élaborée par le consensus (ijmâ‘) ou extraite par analogie (qiyyâs), ou par un autre moyen de l’ijtihad, devient une règle ou un principe stable24. Elle constitue une norme invariable.

Écoles juridiques et recours au talfîq

La multiplicité des écoles juridiques, due à la diversité d’approche des Textes-Sources, est expliquée par la nature flexible de ces derniers car, dans leur immense majorité, ils relèvent de l’ordre de l’équivoque (dhanniyyou ed-dalâlah) et d’une volontaire ambivalence. Ceci nous confère une marge généreuse de choix parmi les lois – qui sont des avis juridiques – déjà formulées par ces Écoles. Notons que malgré l’effort théorique de lecture des Textes, les fouqaha-s dans beaucoup de leur avis ont introduit le principe coutumier et intégré ainsi dans la Loi les traditions (el-âda) ou les conventions (el-‘ourf) sociales de leurs époques avec des conditions plus ou moins restrictives selon les écoles. Les conditions psychologiques et intellectuelles et même spirituelles du faqîh (canoniste) ne sont pas à écarter. Donc, ces lectures scolastiques de la charî‘a reflètent l’élaboration de théoriciens ancrés dans leur époque. En règle générale, le fiqh, avec ses différentes écoles : hanafisme, malikisme, chaféisme, hanbalisme, dhahirisme, hadiwisme… reste une lecture scolastique aux méthodes variées pour aborder des Textes considérés comme définitifs et statiques.

Les musulmans contemporains ne sont pas censés appartenir à l’une de ces écoles, et particulièrement lorsqu’ils sont en situation minoritaire, comme nous en France. Nous refusons donc le mimétisme (et-taqlîd) et toute appartenance scolastique systématique. Il nous est possible, au contraire, d’opérer ce qu’on appelle le talfîq, un éclectisme interscolastique qui consiste à choisir l’avis de ces écoles qui va avec notre condition. Par conséquent, une connaissance de ces courants canonistes s’avère indispensable.

Islam minoritaire : la voie de la fatwa

Si la loi, el-houkm, constitue à certains égards la norme fixe à laquelle le musulman doit tendre à se conformer, la fatwa, elle, présente une autre dimension de la charî‘a qui donne d’avantage intérêt dans sa formulation au contexte et aux conditions (humaines, sociales…) de la pratique. Il est une règle établie chez les principologistes qui dit que : “la fatwa change en fonction des époques, des situations, des lieux, des mobiles, des traditions et conventions sociales” 25. C’est donc pour ces particularités très dynamiques, et pour nous nécessaires, que nous avons choisi canoniquement de penser la pratique musulmane en France en terme de fatwa. Et si l’on ne peut concevoir de pratique en condition minoritaire, en dehors d’une charî‘a formulée en terme de fatwa, nombre de notions, mécanismes principologiques et règles éthiques restent par conséquent à développer et à éclaircir.

Tareq OUBROU

______________________

1 – Généralement, lorsqu’on parle de la communauté musulmane, on omet toujours d’évoquer les Français “de souche” alors que leur nombre est non négligeable et ne cesse paradoxalement d’augmenter malgré l’image ternie de l’islam.

2 –  La religion musulmane est démographiquement la deuxième religion de France.

3 – Nous sommes bien conscient que la tradition républicaine française est contre le communautarisme à l’anglaise. Nous le prenons en considération dans notre théorisation et dans notre discours.

4 – Coran : Sourate 5 (V), verset 1 : “Vous qui croyez, remplissez intégralement vos contrats” ; et Sourate 17 (XVII), verset 34 : “l’engagement implique la responsabilité” (trad. Berque).

5 – Je schématise et je raccourcis, comme aiment bien à s’y retrouver les adeptes d’un certain manichéisme systématique dès qu’il s’agit de l’islam. Cette perception intellectuelle, incapable de penser en dehors du “oui” ou du “non” existe même chez des musulmans qui ne conçoivent l’islam qu’en termes de licite (halal) ou d’illicite (haram).

6 – Cette déclaration a d’ailleurs valu son expulsion de la France à un imam turc de Nantua en novembre 1993.

7 – Encore faudrait-il définir cette laïcité qui demeure assez floue dans certains de ses aspects pratiques. L’idéologie dominante en cette matière brouille effectivement l’étude des sources juridiques de la laïcité qui sont pourtant la base d’une recherche de solutions efficaces répondant à la situation actuelle. Les effets conjugués d’une individualisation croissante des convictions, l’émergence de nouvelles formes de religiosité, la perte d’influence des Églises historiques ont modifié les lectures traditionnelles du phénomène religieux et affaibli l’approche juridique dont bénéficiaient les cultes “reconnus” (catholique, protestant réformé ou luthérien, et juif). Cette lecture partagée de la laïcité a tendance à s’effacer aujourd’hui devant une interprétation philosophique et politique de la laïcité (en réalité, le laïcisme de combat) occultant le contenu juridique (même s’il a des limites…) de ce principe constitutionnel.

8 – Les services publiques en France sont déconfessionnalisés. Aucune religion, ni idéologie, ni philosophie ne doit marquer de sa particularité l’organisation et le fonctionnement de l’État et des institutions. Ainsi, les services publiques et les agents fonctionnaires doivent respecter l’obligation de neutralité alors que l’usager, le citoyen, reste libre d’exprimer ses opinions religieuses. Cela a été rappelé par le Conseil d’État à l’occasion de l’affaire dite des “foulards islamiques”, dans son arrêt n° 13094, 2 novembre 1992.

9 – Coran : Sourate 2 (II), verset 3.

10 – Rappelons que l’orthodoxie en cette matière présente deux tendances essentielles.

1) la doctrine salafite : elle est appelée ainsi car elle fut la démarche des Prédécesseurs (salaf), ou Anciens ainsi nommés par les traditionnistes (ahlou el-hadîth). Elle consiste à s’abstenir de toute interprétation ou spéculation en matière d’Attributs divins ou de toute autre vérité imperceptible (as-sam‘iyyâte-s). Elle remet le sens de ces vérités à Dieu lui-même. C’est ce qu’on appelle at-tafwid. Ce procédé n’a rien à voir avec l’agnosticisme. Les défenseurs fervents de cette tendance sont les hanbalites.

2) La doctrine khalafite, des Modernes : le nom vient de khalaf ; étymologiquement : les Continuateurs. Elle est représentée essentiellement par l’ach‘arisme et le matouridisme. Cette tendance s’autorise la spéculation et l’interprétation des Attributs divins ainsi que les autres vérités eschatologiques et métaphysiques selon les règles de la langue arabe, et ne sort pas de ce cadre. L’avantage de cette dernière, pour notre condition contemporaine, c’est qu’elle est très accessible à une culture d’images ; l’abstraction de ses thèmes y est réduite. Cette doctrine vise essentiellement à interpréter les Attributs d’Essence ou d’Acte qui pourraient entraîner chez le commun des musulmans une certaine vision anthropomorphique de Dieu (assimilationnisme). D’ailleurs, même les hanbalites, ardents défenseurs de la doctrine salafite, étaient obligés, pour un certain nombre de textes de recourir à la spéculation des Modernes car l’approche classique des Anciens auraient conduit à une lecture assimilationniste.

11 – “Dieu ne pardonne pas à celui qui lui associe quelqu’un ou quelque chose. Et Il pardonne tout ce qui est en dehors de ce péché quand Il veut”, (Coran, Sourate 4 (IV), versets 48 et 116) ; “Ne désespérez jamais de la Miséricorde de Dieu, Il pardonne tous les péchés” (Coran ; Sourate 39 (XXXIX), verset 53).

12 – Contrairement à la doctrine mou‘tazilite, appelée la doctrine rationaliste, par exemple, qui considère que celui qui ne pratique pas une obligation, et donc commet un péché grave (kabirâ), est voué au châtiment éternel ; son statut dans ce bas monde est façiq, mécréant, et il est dans une situation entre l’islam et la non croyance (koufr) connu sous la notion de al-amnzilatout baïna el-amnzilataïni.

13 – L’arabe est la langue officielle de la Révélation. Faire sortir les Textes de leur “niche” linguistique affecterait plus ou moins leur nature et diminuerait certainement l’étendue de leur interprétation. Traduire… c’est trahir en une certaine mesure. Sortis de leur contexte de résonance propre, de leur harmonie sociolinguistique, les mots et phrases du Coran risqueraient de revêtir un tout autre sens. Il pourrait en résulter des sur- ou des sous- valorisations. La traduction des hadiths se pose avec moins d’acuité que celle du Coran. En général, les traditionnistes autorisent la narration du sens – en arabe – du hadith sans utiliser les mêmes termes que le Prophète, contrairement au Coran dont la traduction n’est pas “Coran” au sens théologique et sacré du terme. Nous pouvons alors en déduire l’autorisation de qualifier de “hadith” la traduction du hadith à condition qu’un ensemble de conditions soient respectées : 1) se référer au recueil des hadiths (koutoub el-gharîb) ; 2) recourir aux ouvrages d’exégèse du Coran et des Hadiths ; 3) choisir entre les commentaires celui qui propose le sens le plus adapté à la mentalité du lecteur tant que les champs sémantiques du Coran et du Hadith le permettent. Si le contenu est difficile à saisir, ou peut choquer le lecteur non arabophone, il faut lui adjoindre des notes explicatives. Car beaucoup de Textes, en général, et les hadiths en particulier, sont chargés des circonstances de leur contexte qui n’apparaît pas d’emblée.

14 – Zarkachy, dans El-bahr el-mouhît, tome 6, p. 199, éd. Dâr el-Koutoub, non daté, en six volumes ; préfacé et révisé par Omar Al-Achqar et Abou-Ghoudda.

15 – Chawkâni, dans Irchâdou el-fouhoûl, p. 89, éd. El-Maktaba et-tijâriyya (La Mecque), première édition, 1993.

16 – Ibid, p. 90-92.

17 – Ibn Taymiyya, dans Ilm al-hadith, p. 33, éd. Dâr el-Koutoub el-‘ilmiyya (Liban), deuxième édition, 1989.

18 – Al-Khatîb Al-Baghdâdi, dans Al-Kifâya, p. 17, éd. Dâr el-Koutoub el-‘ilmiyya (Liban), édition, 1988.

19 – Le maximum que le Prophète ait donné à ses femmes, soit douze pièces (oûqiyya-s) d’or (Sounane ibn Saïd ibn Mansour in op. cit. tome 1, p. 166, n° 597). Dans une autre version, Aïcha rapporte que la dot était de douze pièces et demi, ce qui correspondait à 500 dirham de l’époque (Mouslim in op. cit., tome 5, partie 9, K. 16, B. 13, n° 1427, p. 315).

20 – Traduction de Jacques Berque : “Si vous voulez substituer une épouse à une autre, eussiez-vous donné à l’une d’elles un quintal d’or, n’en récupérez pas une miette. – Le feriez-vous, au prix d’une infamie, d’un péché flagrant ?” (note de la rédaction).

21 – Tafsîr ibn Kathîr, voir commentaire du verset (III, 14), tome 1, p. 332.

22 – Saïd ibn Mansour in “Sounane”, tome 1, n° 598, p. 166-167, Dâr el-Koutoub el-‘ilmiyya (Liban), en deux volumes.

23 – “La preuve – dit El-Qâdi Najmouddîne Al-Qodsi-, c’est que nous avons l’exemple de canonistes qui ont écrit un commentaire d’un verset ou d’un hadith en plusieurs volumes (voir Zarakachy in op. cit., tome 6, p. 37).

24 – Zarkachy in op. cit., tome 1, p. 165.

25 – Ibn-Qayyem el-Jouzeya a développé ce principe dans ‘Ilâm el-mowaqqi‘în, tome 3, p. 14 à 70, et particulièrement p. 56 ; édition en 4 volumes, non datée, préfacée par Mohammad Mohy-din Abdelhamid.

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