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Trente paradoxes

Des paradoxes, en vérité, il y en a beaucoup. Nombre d’entre eux ont déjà été relevés par quelques observateurs et observatrices avisé-e-s [1], et comme le soulignait un ami lors d’un récent débat public, ces paradoxes sont pour l’essentiel les mêmes que ceux qui ont rythmé la précédente « guerre du voile » – celle qui ciblait le foulard des collégiennes et des lycéennes et qui avait abouti, le 15 mars 2004, à une loi d’interdiction renvoyant quelques centaines d’adolescentes dans les oubliettes du système scolaire, et quelques centaines d’autres à l’humiliation d’un dévoilement forcé [2]. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en répertorier quelques-uns.

Premier paradoxe

Parmi les plus zélés des partisans d’une interdiction du « voile intégral » figure la quasi-totalité des champions de la liberté d’expression, qui éditorialisaient et pétitionnaient bruyamment en octobre 2005, afin de manifester leur « soutien sans réserve » à Robert Redeker, auteur d’une tribune violemment islamophobe [3].

Il est paradoxal, plus précisément, que la célèbre formule voltairienne « Je désapprouve ce que vous dites mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le dire », répétée à l’envi et jusqu’à la nausée pour soutenir le droit de Robert Redeker d’insulter les musulmans [4] et d’inciter à la haine et à la discrimination [5], ou le droit de Charlie Hebdo à publier des caricatures tout aussi racistes [6], ait perdu tout à-propos face au hijab comme face au niqab. Il est paradoxal qu’aux femmes qui les portent, nos brillants voltairiens n’aient pas dit : « Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie (à mes yeux), mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le porter » – mais plutôt quelque chose de ce genre : « Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie, et je suis donc prêt à mourir pour que vous n’ayez pas le droit de le porter ».

Second paradoxe

Un argument implacable permet de dissiper ce premier paradoxe en écartant d’un revers de manche tout scrupule touchant à la liberté individuelle : le « voile intégral » est une atteinte « intégrale » à « la dignité de la femme », et sa prohibition s’impose justement pour libérer la femme. Ce voile est même comparé au symbole même de la non-liberté : dans nombre de réquisitoires, c’est une « prison ». Le paradoxe, c’est que, dès lors qu’une femme n’est pas prête à enlever ce voile [7], une loi qui lui interdit la traversée de « l’espace public », et lui impose par conséquent une radicale limitation de sa liberté de circulation, ressemble davantage à une prison qu’un vêtement intégralement couvrant.

Troisième paradoxe

L’argumentaire prohibitionniste repose sur le postulat que le voile « partiel » – et a fortiori le voile « intégral » – constitue(nt) une atteinte radicale et inacceptable à « la dignité de la femme » qui le porte, et pourtant ces voiles font, pour la majorité de ces femmes, l’objet d’un choix, lequel choix est par ailleurs – lorsqu’il ne se porte pas sur ces voiles – reconnu comme la manifestation par excellence de la dignité humaine.

Quatrième paradoxe

Le paradoxe précédent est généralement évacué d’un revers de manche par le rappel entendu ou agacé qu’il est connu et même banal que l’homme – ou la femme – se dévoie souvent dans la « servitude volontaire », mais un nouveau paradoxe apparaît aussitôt : si la servitude volontaire est un phénomène tellement commun, comment expliquer que seule la servitude volontaire des « voilées » fasse l’objet d’une réprobation absolue, et que nul-le ne s’indigne et ne songe à légiférer contre le masochisme et la soumission volontaire aux conjoint-e-s, aux ami-e-s, aux groupes de pair-e-s, à l’entreprise ou à l’organisation syndicale ou politique ?

Cinquième paradoxe

Cette « servitude volontaire », qui apparaît comme un entre-deux ou une combinaison complexe de liberté et de non-liberté, est présentée sous l’angle exclusif de la non-liberté quand les femmes voilées s’autorisent de leur « libre choix » pour revendiquer le droit à la parole publique et le bénéfice des conventions internationales protégeant la « liberté religieuse » [8], mais c’est au contraire sous l’angle tout aussi exclusif de la liberté que la même « servitude volontaire » est appréhendée lorsqu’est envisagée et justifiée la répression par la loi : pour être légitimement punies, les femmes voilées doivent être reconnues coupables, donc responsables, donc libres de leurs agissements [9].

Sixième paradoxe

Ce dernier paradoxe peut être énoncé plus simplement : la femme qui porte un voile « partiel » est déclarée partiellement atteinte dans sa dignité – et celle qui porte un « voile intégral » atteinte intégralement – mais on en conclut, en dépit de la logique la plus élémentaire, qu’elle doit malgré cela, ou plutôt en plus de cela – et même pire : à cause de cela – être stigmatisée, interpellée et sanctionnée.

Septième paradoxe

Cette logique innovante de la punition des victimes est elle même appliquée de manière paradoxale puisqu’elle s’impose face aux femmes (plus ou moins) voilées mais pas face aux autres femmes considérées comme atteintes dans leur dignité – comme l’a fait apparaître par l’absurde Jacques Rancière dans un texte parodique, en proposant ce que personne ne songe à proposer : qu’on inflige de substantielles amendes aux femmes indiscutablement atteintes dans leur dignité que sont les victimes de viol [10].

Huitième paradoxe

Le « voile intégral » fait en réalité l’objet d’une double lecture : il est tantôt le lieu de la plus radicale impuissance (une « prison »), tantôt l’instrument de la toute-puissance (une sorte d’ « anneau de Gygès » [11] assurant à la femme qui le porte le pouvoir quasi-divin de voir sans être vue). La « femme en burqa est en somme tantôt une pitoyable Captive, tantôt un terrifiant Big Brother, parfois dans un même discours.

Neuvième paradoxe

L’existence de cette double lecture ne fait naître aucun doute et aucun souci de relativisation chez les experts autoproclamés qui font respectivement de « la burqa » le lieu de l’impuissance absolue (une « prison ») ou l’instrument de la toute puissance (un « anneau de Gygès »).

Dixième paradoxe

Cette double lecture ne débouche pas davantage sur une vision nuancée, faisant de la « femme en burqa » un être hybride ou médian, partagé entre un enfermement douloureux et une invisibilité grisante voire excitante. Et pour cause : faire ainsi de la « femme en burqa » un être ambivalent, ni tout-puissant ni totalement impuissant, ce serait déjà lui restituer un peu de ce que tous cherchent à tout prix à lui retirer : son humanité.

Onzième paradoxe

Un autre argument est venu à l’occasion se greffer sur la trame principale de l’atteinte-à-la-dignité-des-femmes : voir le visage de son prochain serait une condition sine qua non de toute vie en société, parce qu’il est essentiel, pour entrer en relation avec autrui, de voir son sourire – mais cette centralité ontologique et anthropologique du sourire, théorisée conjointement par le député UMP Jean-François Copé et l’essayiste Élisabeth Badinter, n’avait au cours des siècles passés attiré l’attention d’aucun anthropologue et d’aucun législateur.

Douzième paradoxe

Si l’on résume ce qui précède, on nous dit d’une part qu’il faut à tout prix défendre la dignité de la femme et d’autre part qu’une femme commet un crime contre l’humanité lorsqu’elle soustrait à notre regard son visage et son sourire – alors qu’un des acquis de la réflexion féministe est la remise en cause du modèle de la femme-objet, qui se doit de s’offrir au regard de l’homme et d’être imperturbablement avenante et souriante.

Treizième paradoxe

C’est donc au nom de la dignité de la femme que l’on s’en prend aux femmes (plus ou moins) voilées, mais bizarrement, les plus en pointe dans ce combat « féministe » sont des hommes, et pas n’importe lesquels : André Gérin, Éric Raoult, Jean-François Copé, François Fillon, Éric Besson, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour et quelques autres dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se sont jamais illustrés dans un quelconque combat féministe, que ce soit avant ou après la chasse au voile, que ce soit contre l’inégalité salariale, la violence conjugale, le partage inégal des tâches ménagères, les remises en cause du droit à l’avortement ou la discrimination sexiste à l’embauche, dans l’emploi ou dans la représentation politique.

Quatorzième paradoxe

C’est, au cas où vous l’auriez oublié, au nom de l’égalité homme-femme, principe organisateur majeur de notre république, qu’une loi réprimant des femmes risque d’être votée par un parlement masculin à 80%, sous la présidence d’un homme, à l’initiative d’un gouvernement dirigé par un homme et monopolisé par des hommes, sur la recommandation d’une commission parlementaire dirigée par deux hommes.

Quinzième paradoxe

Le président de la république qui proclame qu’au nom de la dignité de la femme « la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la république française » est une caricature de petite frappe machiste, qui prend plaisir à exhiber son ex-top model d’épouse comme un trophée, qui le justifie en expliquant que « les Français vont devoir s’y faire, il y a à l’Élysée un homme qui en a et qui s’en sert », et qui impose même à ladite épouse un fort dégradant strip-tease au cours d’une de ses allocutions officielles.

Seizième paradoxe

Les nombreuses militantes féministes qui, à défaut de les soutenir activement, acceptent ces chasses au voile [12], au motif que « le voile est malgré tout un signe d’oppression », ont elles aussi une posture paradoxale : d’un côté elles refusent toute alliance ou compagnonnage, fût-ce sur des causes communes (les salaires, les retraites, les discriminations racistes, les sans-papiers, la cause palestinienne, le mouvement anti-guerre…) avec un Tariq Ramadan ou une Ilham Moussaïd [13], au motif que leur islamité leur paraît « problématique » d’un point de vue laïque et/ou féministe, mais cette hyperexigence et cette hypervigilance poussées jusqu’au procès d’intention disparaissent quand il s’agit de se positionner « contre le voile », fût-ce aux côtés d’acteurs politiques comme François Fillon, Jean-François Copé, Nicolas Sarkozy ou Alain Finkielkraut, qu’elles identifient pourtant sans hésitation comme des ennemis politiques sur tous leurs autres fronts de lutte, aussi bien franco-français qu’internationaux – et en premier lieu sur tous leurs combats authentiquement féministes.

Dix-septième paradoxe

Parmi les rares femmes qui militent véritablement pour une interdiction de la burqa, on trouve Sihem Habchi et son association Ni Putes Ni Soumises, dont l’inféodation aux manœuvres électoralistes du PS puis de l’UMP ont fini par apparaître au grand jour et par dégoûter l’essentiel du mouvement féministe [14].

Dix-huitième paradoxe

Parmi les rares femmes qui montent en première ligne pour exiger l’interdiction du « voile intégral » se détachent également deux personnalités, l’une – Élisabeth Lévy [15] – ouvertement antiféministe, et l’autre – Élisabeth Badinter – plus ambivalente mais très largement considérée dans le champ féministe comme une adversaire, porteuse d’un antiféminisme insidieux (consistant notamment à nier l’étendue et la gravité des violences conjugales faites aux femmes [16]). Cette dernière est par ailleurs actionnaire de référence (à hauteur de 10%) et présidente du conseil de surveillance du groupe Publicis, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne diffuse pas dans ses affiches et ses spots publicitaires une image des femmes spécialement égalitaire et émancipée [17].

Dix-neuvième paradoxe

Le « voile partiel » et plus encore le « voile intégral » sont érigés en symboles et en instruments par excellence de « l’oppression des femmes », au mépris de ce que peuvent en dire les femmes qui choisissent de le porter, alors qu’aucun jugement aussi expéditif et décontextualisé n’a jamais été prononcé pour aucun autre vêtement féminin : malgré les nombreuses et intéressantes réflexions critiques initiées par des auteures féministes sur le « sexage » et l’enfermement des corps par les normes plastiques et vestimentaires [18], personne n’a jamais soutenu que le string, la minijupe, le rouge à lèvres ou le décolleté étaient par nature – et donc en toute occasion – des « signes d’oppression de la femme ». Tout le monde admet facilement que ces vêtements changent de signification suivant les contextes et les motivations pour lesquelles ils sont portés, qu’ils peuvent être des marqueurs sexués assignant les femmes à un rôle de simple objet, n’existant que par le regard et le désir masculins, mais qu’ils peuvent aussi être re-signifiés autrement par les femmes qui choisissent de les porter : plaisir de séduire, valorisation de soi, émancipation par rapport à une éducation puritaine, instrument de contre-pouvoir face aux hommes… Bizarrement, ce nécessaire détour par le contexte et la motivation de l’intéressée ne vaut pas pour le voile. Et personne en tout cas n’a jamais soutenu qu’il fallait « bannir de l’espace public » les fashion-victims (« victimes de la mode »), qui en se « sapant », en se maquillant ou en se décolletant « trop », « aliènent » leur subjectivité au « culte de la beauté ».

Vingtième paradoxe

Sihem Habchi justifie la répression des femmes voilées en les accusant de propager une vision rétrograde et malsaine de la femme et de son corps, fondée sur la honte : « Pourquoi aurais-je honte ? Je n’ai jamais compris ce que j’avais de honteux » a-t-elle déclaré devant la commission Gérin-Raoult en tombant théâtralement sa veste pour faire apparaître ses épaules nues. L’argument part du principe tout à fait juste qu’il est hautement contestable d’imposer des normes de pudeur plus exigeantes aux femmes qu’aux hommes, mais le paradoxe réside dans le fait que ni chez Sihem Habchi, ni parmi son auditoire de la commission Gérin-Raoult, ni dans l’ensemble du monde politique et médiatique, ni vraiment dans la société française, ce principe n’est appliqué à d’autres qu’aux musulman-e-s.

Pour preuve, Sihem Habchi n’est pas allée jusqu’à montrer ses seins à André Gérin et Éric Raoult – et on la comprend, personne à sa place n’aurait spécialement eu envie de le faire – et elle n’a jamais remis en cause la très occidentale mais très discutable dissymétrie qui veut qu’un homme peut sans grand dommage se promener ou se baigner torse nu, par exemple dans une piscine publique, alors qu’il en va tout autrement pour une femme.

Ce paradoxe avait déjà été soulevé implicitement par l’animateur Frédéric Taddéi face à une prohibitionniste anti-voile, Wassila Tamzali, qui n’avait trouvé à lui opposer que cette très tautologique réponse : « Oui, mais moi je couvre ma poitrine, mais je ne couvre pas mes cheveux. »

Vingt-et-unième paradoxe

Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui stigmatisent la conception qu’ont les femmes (plus ou moins) voilées de la pudeur – en leur reprochant de faire peser sur l’ensemble des femmes la responsabilité de la concupiscence masculine et des formes violentes qu’elle peut prendre – et qui mènent simultanément une hallucinante croisade puritaine contre les lycéennes qui portent un string apparent, en accusant ces dernières d’être… responsables de la concupiscence masculine et des formes violentes qu’elle peut prendre ! Ainsi, le ministre Xavier Darcos déclarait en 2003, dans une même émission, d’une part qu’il était légitime d’exclure des élèves portant un foulard, et d’autre part que les autres lycéennes devaient prendre garde de ne pas provoquer par leurs strings apparents « la convoitise de leurs condisciples masculins » [19]. Et plus explicitement encore, Ségolène Royal, qui s’était illustrée en 1999 en justifiant l’exclusion alors illégale de deux collégiennes voilées [20], s’en prenait elle aussi aux strings apparents en expliquant qu’il ne « fallait pas s’étonner qu’il y ait du harcèlement et des viols ».

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Vingt-deuxième paradoxe

Bizarrement, les seules qui pourraient de manière apparemment cohérente s’en prendre au voile « partiel » ou « intégral » au motif que leur port obéit à une conception inégalitaire de la pudeur masculine et féminine, ne le font pas. Il s’agit d’un groupe féministe dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne bénéficie pas du même engouement médiatique et politique que les Ni Putes Ni Soumises : Les TumulTueuses. Ces dernières auraient en effet pu stigmatiser le(s) voile(s) de manière apparemment conséquente dans la mesure où elles n’oublient pas de dénoncer la dissymétrie tout à fait occidentale et républicaine qui existe entre la tranquillité de l’homme topless et l’intranquillité de la femme topless – faite de réprobation, de fascination, d’érotisation, de sarcasme et de harcèlement, voire de tout cela en même temps [21]. Mais justement – et ce paradoxe-là n’est qu’apparent – les TumulTueuses font aussi partie des rares militant-e-s qui prennent fait et cause pour les femmes voilées, contre les prétentions émancipatrices de l’État pénal.

Leur logique est en fait d’une simplicité confondante, même si elle est rendue largement inaudible par l’amas de paradoxes qui forme l’actuel consensus : c’est aux femmes et à personne d’autre – et surtout pas l’État, et surtout pas cet État-là, profondément patriarcal – de disposer librement de leur corps, en cachant ce qu’elles ont envie de cacher et en montrant ce qu’elles ont envie de montrer, et en faisant elles-mêmes le choix de contester, transgresser ou respecter les normes de pudeur en vigueur dans leur environnement.

Vingt-troisième paradoxe

Si quelques militantes féministes interrogent ainsi l’inégalité de traitement entre hommes et femmes topless, il ne vient à l’idée de personne – et c’est heureux – de forcer Sihem Habchi à montrer ses seins, en lui demandant : « Pourquoi aurais-tu honte de (cette partie-là de) ton corps ? ». Il est admis de tou-te-s qu’il est absurde d’imposer par la loi la subversion d’une norme admise et respectée, et odieux de stigmatiser et réprimer les femmes qui demeurent attachées auxdites normes – du moins, répétons-le, cela apparaît-il absurde et odieux tant qu’il s’agit de normes « occidentales » [22] Le paradoxe, c’est que le caractère absurde et odieux de cette « émancipation à la schlague » se dissipe comme par magie dès que la norme visée est minoritaire et « non-occidentale ».

Vingt-quatrième paradoxe

Le voile, c’est entendu, porte atteinte à la-dignité-de-la-femme, et ce décret rarement étayé l’est malgré tout parfois, soit comme le fait Sihem Habchi en associant aux voiles la « honte de son corps », soit en invoquant leur inconfort physique : le crâne de la « partiellement voilée » est « comprimé », « engoncé » dans son voile et impitoyablement soumis à la chaleur estivale, tandis que le corps de la « voilée intégrale » est intégralement « enfermé » et « enténébré ». Le paradoxe, c’est d’une part qu’on ne juge pas nécessaire de demander confirmation de ce diagnostic auprès des principales intéressées, et d’autre part que cette admirable compassion pour l’inconfort vestimentaire des femmes disparaît comme par enchantement lorsqu’on croise une femme en jupe ou en talons hauts – bref : lorsque l’inconfort est « d’origine occidentale ».

Vingt-cinquième paradoxe

Le refus habchien de la « honte de son corps » disparaît tout aussi subrepticement face à la tyrannie de la minceur, qui étend pourtant son emprise sur un nombre bien plus élevé de femmes que l’injonction au voilement, et qui produit des hontes, des aliénations et des souffrances plus patentes. Là encore, personne – en tout cas dans la cohorte des chasseurs de voile – ne songe à pétitionner, auditionner, éditorialiser et légiférer pour éradiquer le mal par la force d’une loi de prohibition – et personne ne s’étonne que personne n’y songe. Ni le président ni un quelconque responsable politique ne déclame que « les régimes minceur ne sont pas les bienvenus sur le territoire de la république française ». Nul ne songe à interdire les coupe-faim ou les substitut-repas, et pas davantage les innombrables livres et « magazines féminins » qui diffusent à grande échelle et à haute intensité le culte de la minceur – et encore moins à infliger une sévère amende aux femmes surprises en leur possession.

Vingt-sixième paradoxe

Les ardents contempteurs de la « honte de son corps » véhiculée par « la burqa » sont tout aussi aveugles ou amnésiques face aux ravages psychiques et parfois physiques, là encore plus patents et sans doute plus massifs, que peuvent causer la tyrannie des gros seins et le cortège de prothèses siliconées qui en découle. Aucun responsable politique ne déclame que « le silicone n’est pas le bienvenu sur le territoire de la république française », aucune responsable associative ne décrète hors-la-loi la honte de ses petits seins, et nul ne songe à pétitionner et légiférer pour illégaliser (ou même simplement réglementer) ce juteux marché – et encore moins pour verbaliser les femmes prises en flagrant délit de siliconage.

Vingt-septième paradoxe

Nos ardents contempteurs de la « honte de son corps » sont tout aussi aveugles ou amnésiques face aux ravages psychiques et parfois physiques, plus patents et plus massifs, une fois de plus, que peuvent causer la tyrannie de la jeunesse et le cortège de liftings et de crèmes anti-rides qui l’accompagne. Nul ne songe à pétitionner et légiférer pour illégaliser ou réglementer ce juteux marché – et encore moins pour verbaliser les femmes prises en flagrant délit de lifting. Aucune responsable associative ne songe à dénoncer l’inégalité flagrante entre les « hommes mûrs », dont les rides et les tempes grisonantes font tout le « charme », et les « femmes âgées », aimablement qualifiées de « vieilles peaux ». Nul-le ne diabolise en tout cas la honte de son âge, et aucun responsable politique ne déclame que « le Botox n’est pas le bienvenu sur le territoire de la république française » .

Vingt-huitième paradoxe

Nos ardents contempteurs de la « honte de son corps » sont tout aussi aveugles ou amnésiques face aux ravages psychiques et physiques plus patents et plus massifs que peut causer, plus largement, la tyrannie de la beauté – et l’industrie de la chirurgie esthétique qui la promeut. Nul ne songe à pétitionner et légiférer pour illégaliser ou réglementer ce juteux marché – et encore moins pour verbaliser les femmes surprises avec des bandelettes suspectes sur le nez. Nul-le ne fait remarquer non plus que les canons esthétiques sont beaucoup plus stricts pour les femmes que pour les hommes.

Vingt-neuvième paradoxe

Nos ardents contempteurs de la « honte de son corps » sont enfin tout aussi aveugles ou amnésiques face aux ravages psychiques et parfois physiques, toujours plus patents et plus massifs, que peuvent causer la tyrannie de la blancheur et le cortège de crèmes éclaircissantes qui l’accompagne. Nul ne songe à pétitionner et légiférer pour illégaliser ou réglementer ce juteux marché – et encore moins pour verbaliser les femmes prises en flagrant délit de blanchissement. Aucune responsable associative ne décrète hors-la-loi la honte de sa couleur, et aucun responsable politique ne déclame que « le blanchissement n’est pas le bienvenu sur le territoire de la république française » .

Et pour cause ! De même que les jupes, les talons hauts, les régimes minceur et les gros seins sont non seulement autorisés mais plus profondément bienvenus sur le territoire de notre république sexiste, et même imposés par le Gotha médiatique et politique pour accéder au rang de femme digne de considération, de même ce « Niqab légitime » qu’est le masque de blancheur est fondamentalement bienvenu sur le territoire de notre république raciste, et même imposé par le même Gotha pour accéder au rang de black beauty ou de beurette digne de considération [23].

Du moins faut-il se soumettre, si l’on veut éviter la chimie, à un blanchissement spirituel, culturel, idéologique, condition sine qua non d’une « bonne intégration » au corps politique et médiatique dominant : il faut, comme le militant UMP Amine Benalia-Brouch (le souriant souffre-douleur de Brice Hortefeux et Jean-François Copé), faire savoir qu’on « boit de la bière et mange du cochon », ou comme Fadela Amara confier à heure de grande écoute que son plat préféré est le petit salé aux lentilles – ou bien, comme Rachida Dati, s’habiller chez les plus grands couturiers de la « tradition française » (Dior, Chanel, etc). Il faut enfin, par dessus tout, clamer sur toutes les ondes son « amour de la France », de ses « Lumières » et de son rôle de « Phare » pour le reste du monde. Il faut, comme Sihem Habchi devant la commission Gérin-Raoult, affirmer que la France est « le seul pays qui pourra apporter la lumière sur le problème de la burqa » [24]

Au niqab hideux, ostensible et inacceptable ne s’oppose donc pas seulement la beauté naturelle et décomplexée du visage découvert mais également un niqab seyant, bienséant et tout ce qu’il y a de plus légitime : la face blanchie – de la même manière qu’au hijab (à peine moins) hideux, ostensible et inacceptable s’opposent non seulement la tête nue et les cheveux au vent mais aussi un hijab seyant, bienséant et légitime : celui qui recouvre les cheveux non pas d’un morceau de tissu mais d’un vigoureux défrisage, d’un magnifique brushing et pourquoi pas d’une bonne couche de blond platine.

Trentième paradoxe

Si l’on résume les vingt-neuf paradoxes précédents, ce ne sont ni la servitude volontaire ni l’aliénation ni l’enfermement ni l’incommodité physique ni la honte de soi ni le masquage du visage ni la dissimulation des cheveux qui posent problème – puisque tout cela est parfaitement toléré, voire encouragé, lorsqu’on reste dans un cadre « blanc et occidental ». Ce qui pose problème est, justement, le caractère « non-blanc » et « non-occidental » du hijab ou du niqab. Comment dès lors ne pas conclure sur un mot que, très paradoxalement, nous n’avons pas encore prononcé, un gros mot paradoxalement absent dans le « débat » officiel sur « la burqa » ? Un mot tout aussi interdit que le voile. Un mot qui pourtant résume assez bien cet amas de paradoxes, ce lâchage tous azimuts dans le deux poids deux mesures et ce blanco-centrisme. Un mot qui est bel et bien le dernier mot de toute cette histoire : le mot racisme.


[1] Cf. notamment Collectif des Féministes Pour l’Égalité, « 577 députés et 367 burqas : où est le problème ? » ; Leila Belkacem, « Laïcité, avez vous-dit ? » et « Burqa quand tu nous tiens » ; Laurent Lévy, « Visage nu et citoyenneté ».

[2] Cf. Collectif Une École Pour Tou-te-s, « Éléments d’un futur livre noir ».

[3] Parmi les intellectuels médiatiques qui pont pétitionné dans Le Monde pour un soutien « sans réserve » à Robert Redeker, beaucoup ont été de véritables militants de la prohibition du voile, souvent depuis la première heure : Philippe Val, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, Elisabeth Badinter, Corinne Lepage, Catherine Kintzler et Elisabeth Roudinesco, notamment, ainsi que de nombreux signatures de l’autre pétition pro-Redeker, lancée sur Internet par Michel Onfray : Bernard Teper, Michèle Tribalat, Michèle Vianès, Anne Zelensky… Sur le caractère violemment raciste de cette tribune, cf. Pierre Tevanian, « Dix remarques sur un collègue ». Sur la mobilisation qui a suivi « l’affaire Redeker », cf. « Injures et menaces : pas en notre nom ! » et « La faute à Voltaire ? ».

[4] La tribune de Robert Redeker spécifiait bien que « tout musulman » était « éduqué » par un livre « habité » par « la haine et la violence ». Et dans une tribune précédente, publiée en 2001, le même Redeker expliquait que « L’islam installe au plus intime de chaque musulman la paralysie de l’intelligence ».

[5] La tribune de Robert Redeker accusait « l’Islam » de vouloir conquérir toute l’Europe et appelait explicitement à la « légitime » défense, en s’opposant notamment à toute construction de mosquée.

[6] Sur le caractère raciste de plusieurs « caricatures de Mahomet » publiées par l’hebdomadaire, cf. Laurent Lévy, « Censure, droit au blasphème et islamophobie ».

[7] Et c’est bien ce qui est ressorti des quelques interviews de « femmes en burqa » diffusées à la télévision : elles n’enlèveront pas leur voile.

[8] On leur répond alors, incrédule, que leur choix n’en est pas un, et qu’il n’est que la soumission consentie ou intériorisée à une pression extérieure exercée par un environnement rétrograde, constitué de pères ou de grands frères tyranniques et barbus…

[9] On leur explique alors que ce n’est pas la République qui les exclut – de l’école ou de l’espace public – mais que ce sont elles-mêmes qui ont « choisi de s’exclure » en choisissant de ne pas enlever leur voile. Dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre relève chez l’antisémite le même va-et-vient opportuniste entre un déterminisme absolu, niant toute possibilité pour l’individu d’échapper à son destin racial ou culturel, et une incrimination des Juifs qui présuppose leur pleine et entière responsabilité, et donc leur pleine et en entière liberté dans les méfaits qui leur sont imputés.

[10] Cf. Jacques Rancière, « Modeste proposition pour le bien des victimes », Libération, 12 janvier 2010

[11] Gygès est un personnage légendaire évoqué par le personnage de Glaucon dans La République de Platon : ayant reçu des Dieux un anneau lui assurant l’invisibilité, il ne résiste pas à la tentation de profiter de ladite invisibilité, garante d’impunité, pour s’introduire chez le roi, l’assassiner et profiter sexuellement de la reine. Cette légende sert, dans le cadre d’une controverse sur la Justice, à expliquer qu’aucun homme n’a par lui-même suffisamment de vertu pour résister à la tentation de faire le mal s’il est assuré qu’il ne sera pas vu, pas pris et pas sanctionné. La « femme en burqa » joue bel et bien un rôle analogue à celui de Gygès dans la fantasmagorie républicaine contemporaine : celui d’un être redoutable, doté d’une invisibilité menaçante pour la survie-même de la cité.

[12] En ne s’y opposant pas, et en refusant tout soutien aux femmes voilées.

[13] Sur la suspicion extravagante dont a fait l’objet Ilham Moussaïd, cf. aussi Karima Delli, Anne Souyris, Véronique Dubarry, Emmanuelle Cosse, Caroline Mécary, « Pour Ilham Moussaïd » et Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, « Cinq belles réponses à une vilaine question » .

[14] Cf. par exemple, Stéphanie Marteau et Pascale Tournier, « Ni putes ni soumises : un appareil idéologique d’État ».

[15] Directrice du « très conservateur » – c’est un euphémisme – site internet « Causeur ».

[16] Cf. sur ce point Magdalena Rosende, Céline Perrin, Patricia Roux et Lucienne Gillioz, « Sursaut antiféministe dans les salons parisiens », Nouvelles questions féministes, Volume 22, n°3, 2003.

[17] On doit par exemple à Publicis, en 2002, cette campagne pour les soutiens-gorge Barbara, où l’on voit une jeune femme dénudée dire : « Quand on me dit non j’enlève mon pull » ou « Mon banquier me préfère à découvert ». Ou encore, en 2003, cette publicité pour Irresistibol (du fabricant de soupe Maggi) avec le slogan : « A quoi rêvent les blondes ? Irresistibol, au moins 7 minutes d’intelligence par jour. »

[18] Cf. notamment Naomi Wolf, The Beauty Myth. How images of beauty are used against women, Harper Perennial, Reprint 2002. Sur la notion de « sexage », cf. Michèle Causse, Contre le sexage, Balland, Paris, 2000

[19] Cf. Pierre Tevanian, « Voile et string : même combat ? ».

[20] Cf. Pierre Tevanian, « de Creil à Flers. Anatomie d’un scandale ».

[21] Les TumulTueuses ont organisé à plusieurs reprises des « actions piscine » où elles s’autorisaient, armées de tracts explicatifs, à adopter la tenue topless en vigueur pour les nageurs masculins. Cf. par exemple le compte rendu de Nouvelobs.com.

[22] C’est ce que rappelle, là encore par l’absurde, une amusante nouvelle de politique-fiction signée Laurent Lévy : « La guerre à la plage de Saint Voyons ».

[23] Cf. notamment Hassina Mechaï, « Dati et Amara : icônes de la diversité ou archétypes de l’imaginaire colonial ? et Mona Chollet, « Des discriminations ? Où ça ? Fadela, Rama et Rachida : des beurettes pour les mâles de centre-ville ».

[24] Quant à celles qui auraient eu le mauvais goût d’avoir et de garder la peau très foncée, le blanchissement idéologique ne suffit pas : il leur faut aussi, comme Rama Yade, être exceptionnellement « jeune et jolie » – c’est-à-dire conforme aux canons en vigueur dans le monde merveilleux de la Fashion.

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