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Que devient une religion réduite à l’observance rituelle ?

Un islam réduit à l’observance rituelle, mais vécu hors des structures sociales et juridiques prévues par le Coran… est-il suffisant ?” Telle était la question que nous posions, question prolongée par une autre interrogation “Comment être bon musulman dans une société non musulmane ?” – formulation qui déjà, suscite un doute : qu’est-ce qu’un “bon musulman” ?

Certes, les écrits édifiants, manuels de pratique, exposés de morale courante, définissent ce que sont un “bon” croyant, de “bonnes œuvres”, une “bonne mort” ; trop souvent d’ailleurs, en se bornant au respect de l’observance, à une éthique de convenance. Or, l’interrogation débouche aujourd’hui chez les musulmans sur le drame des satanisations réciproques. Il y a encore une dizaine d’années, il était possible de s’accorder sur telle ou telle personne que l’on pouvait considérer comme étant un “bon” musulman : être observant, mais aussi tempéré (ne disons pas tolérant -ce mot si ambigu) avec l’Autre ; tendu vers le salut mais sans zèle sauvage ; fort sur la doctrine, compatissant et aidant avec les faiblesses humaines mais sachant préserver son intériorité spirituelle.

Cependant le phénomène islamiste a bouleversé la perception du phénomène coranique : pour être “bon” musulman, doit-on appliquer tout et littéralement le Coran ? La jonction contemporaine de ces deux phénomènes (ce n’est pas la première fois dans l’histoire) débouche en effet sur un second doute, traumatisant : que doit-on appliquer du Coran ? Les controverses actuelles, les interprétations multipliées s’exaltent en des négations réciproques, en des anathèmes sanglants, parfois entre musulmans, et suscitent les interrogations sincèrement consternées, ou malignes selon les cas, de non musulmans. Car, à ce compte, il n’y a plus de “bons” musulmans généralement reconnus. Accusés soit d’excès de zèle – voire de cruauté déviante -, soit de laxisme oublieux du devoir de “commander le bien et interdire le mal” (Coran, S.7, verset 157 et S. 9, verset 71), chacun ne reconnaît comme “bons” musulmans que ceux qui adoptent la même interprétation que lui.

L’enjeu : le salut éternel

Comment commander (et non contraindre par la force), inciter par la parole et l’exemple (et non interdire par la répression) ? Problème d’interprétation linguistique et morale bien connu des théologiens-juristes de l’islam mais affrontant durement aujourd’hui des positions désespérances, des connaissances et des caractères, des manipulations et des environnements. En tout état de cause, il serait réducteur “d’expliquer” les confrontations doctrinales et leurs explosions politiques en affrontements violents, terroristes et répressifs, par des carences économiques ou sociales (lenteurs du développement, urbanisation, pernicieuse influence des dépravations occidentales…). Car, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’adaptation existentielle du croyant à tel type de modernité, ou de post-modernité (ces mots médiatisés et banalisés, vidés de réelle signification), mais la foi et les comportements permettant d’accéder au salut éternel, à la gloire du paradis -pour qui y croit ; ou de se garder dans la ligne de son origine, de son histoire et de ses traditions – pour l’agnostique.

Nouveaux musulmans en pays non musulmans

Dans les pays non musulmans, le problème prend une ampleur capitale en raison d’une mutation brusque et inédite : l’apparition de deux types nouveaux de musulmans qui, auparavant, n’y avaient jamais été statistiquement significatifs. Appelons-les, pour simplifier :

– les musulmans néo-européens, issus des 2e, 3e… générations de musulmans maghrébins, turcs, africains, proche-orientaux, indo-pakistanais, bengalis…, scolarisés dans la langue du pays d’accueil et tiraillés dans leur islamité entre les traditions familiales, l’éventuelle fréquentation de telle ou telle mosquée, ou une plongée plus ou moins profonde et définitive dans le mode de vie occidental ; mais dont une portion affirme fermement une islamitude d’intellectualité, ou de mœurs (ce n’est pas toujours coïncidant) ;

– les européens (ou occidentaux) néo-musulmans : les convertis issus de l’agnosticisme ou des christianismes et ralliant l’islam comme d’autres rallient le bouddhisme ou telle ou telle secte ; population dont le mode de vie, les structures familiales… sont extérieurs à la séculaire vie musulmane.

De nombreux représentants de ces deux catégories vivant en des pays non musulmans affirment la possibilité d’abandonner le statut juridique coranique, les règles de la charia – telles que maintenues au fil des siècles par les ouléma’s, les mollahs, les fouqaha’s (les théologiens-juristes) de l’islam, notamment le statut personnel et successoral, les châtiments pénaux corporels, et l’intérêt du capital prêté (banque islamique).

Plus grave : la question “comment être un bon musulman” ne se pose pas seulement pour les habitants musulmans d’un pays non musulman, mais aussi pour ceux des pays professant l’islam (déclaré ou non religion d’État) puisque toute une fraction de leurs citoyens (libéraux, développementalistes, progressistes, féministes -et, s’il en reste, marxistes, communistes) préconise la non-application littérale des dispositions coraniques.

 

L’islam, c’est d’abord un droit inséparable du Coran

Or, à travers les siècles, les civilisations et les dominations, le signe et le concret de la religion ont été marqués non par un “juste”, un “légal” gouvernement musulman, mais par l’insécabilité entre le droit (au moins le droit familial et successoral) issu du Coran et l’observation des piliers de l’islam. Ce qui pose le problème de la mise “hors normes” de ce statut : mise “hors normes” qui serait transcendée par l’évocation d’une anthropologie générale musulmane invoquant toutes les manifestations théologiques, philosophiques, éthiques, esthétiques et comportementales intervenues dans l’histoire des sociétés musulmanes et définissant leur raison, leurs modes d’évolution et leurs systèmes d’adaptation aux autres civilisations. Invoquant également les mutations intervenues dans la maîtrise de la nature  : manipulations des lois physiques et chimiques, régulation des corrélations sociales. Le danger étant une dilution de l’islamitude et une refragmentation de la umma à travers les nationalismes culturels induits par le volontarisme des États musulmans ou le comportement plus complexe, défensif/offensif des minorités musulmanes insérées en des États non musulmans.

Questions plus traumatisante encore. “Que devient une religion rétrécie à l’observance rituelle ?” Eu égard à la relative équivalence des morales pratiques et des élévations mystiques, il serait homologue, sinon indifférent, d’aller ou non à la mosquée le vendredi, à la synagogue le samedi, à l’église ou au temple le dimanche. En y ajoutant tel ou tel signe distinctif : foulard, kippa ou croix de cou. Alors l’affirmation de sa foi, au fond si peu différente des autres -dépassées les distinctions théologiques réservées aux spécialistes-, risque d’aviver les disparités ethno-sociologiques, les provocations politiques voire les superstitions ritualistes ou magiques, ou la festivité folklorique.

On peut, certes, arguer de la coloration spirituelle, de la religiosité affective, de la sentimentalité enclose dans les fêtes, les traditions… En fait, toute désinstitutionnalisation entraîne un affaiblissement de la pulsion religieuse, sa sclérose aussi d’ailleurs.

Fidélité à la lettre (littéralisme) ou à l’esprit ?

Le Coran a été révélé à l’humanité pour qu’elle agisse son salut. Il lui offre des modèles de structures et de comportements psychologiques et sociaux. D’où les deux attitudes limites : mettre en œuvre strictement et littéralement des prescriptions précises, par postulat les meilleures pour la conduite des sociétés ; ou, au contraire, estimer que le Coran ayant été révélé pour le bien de l’homme, celui-ci a la liberté et le devoir d’apprécier ce qui, à tel ou tel moment, en telle circonstance, peut ou non être appliqué. La position littéraliste (exégèse) s’oppose à la positon fidéiste : principe de darura (nécessité), rukhça (facilité), maslaha (bien commun), etc.

Or la logocratie, la souveraineté du Logos, du Verbe divin, de l’Ordre divin révélé, impose un perpétuel retour à l’interrogation du Livre. Terrible appel, terrible pulsion coagulant la pensée et la communauté musulmanes. Mais terrible lien les retenant dans leurs évolutions, leurs mutations à travers l’histoire. Sommes-nous à l’aube d’une mutation fondamentale, d’une ère nouvelle  : la dé-coranisation de certaines structures sociales, l’apparition d’un “néo-islam”, corrélatifs aux musulmans néo-occidentaux et aux occidentaux néo-musulmans ? Sans oublier combien tous ces “néo” exaspèrent ceux qui ne peuvent vivre hors du littéralisme classique, vitupèrent de tels abandons et se réfèrent à l’ensemble de la Sunna authentique.

Plutôt que de tenter d’acrobatiques démonstrations selon lesquelles le Coran en son entier continue de s’appliquer, pourquoi ne pas reconnaître que sa partie juridique (si l’on est capable de la définir…) non pas ne correspond plus à l’évolution des sociétés contemporaines (n’utilisons pas les mots triviaux de modernité ou de post-modernité), mais ne contient pas la dynamique nécessaire pour se dépasser elle-même et offrir un cadre juridique renouvelé à la structure familiale et son patrimoine, à la morale générale et à la répartition des individus ?

Peut-on admettre un Coran “à la carte” ?

Non sans paradoxe (inconscience ou mauvaise foi ?), un fort courant s’enfle aujourd’hui : prendre dans les textes passés ce qui convient à ses options idéologiques et occulter ce qui s’y oppose en le tenant pour périmé. Ainsi rappelle-t-on le rationalisme d’Averroès (voir le récent film de Youssef Chahine, Le Destin), mais on estompe le fait qu’il fut cadi et auteur d’un traité de droit pratique très traditionnel et qu’il distinguait entre l’élite vivant au-dessus des contraintes ordinaires et les masses devant y être soumises. On évoque la “vivification” des règles cultuelles et juridiques selon Ghazali et sa célèbre controverse sur la philosophie avec Averroès mais on oublie que cette vivification avait pour but une meilleure application de la charia. Peut-on admettre un Coran “à la carte” ?

Les différentes interprétations du Coran

Ainsi, l’inquiétude musulmane des temps modernes ne résulte plus des seules lenteurs du développement, ou de la manipulabilité des régimes par tel ou tel État étranger, mais de la difficulté à faire coïncider les différentes interprétations du Coran et à en dégager une qui serait majoritairement admise.

Position ultime : affirmer que le Coran demeure inviolable, mais considérer que toutes ses interprétations ne sont que des constructions humaines, contingentes, qui peuvent donc être contestées. Comme toujours en matière de foi, le problème n’est pas que de raison. La raison construit, après, ses plus magnifiques efflorescences théologiques. Mais en sa pulsion originaire, la foi s’avive par tradition, éthique, affectivité, espoir dans une vie future, et crainte d’un châtiment éternel si l’on ne respecte pas telle ou telle prescription.

Hors d’une structure musulmane, le croyant perdra-t-il sa morale et son assurance psychologique ? Question non prise en compte par les descripteurs de la “crise islamique”

N’étant plus inséré dans une structure musulmane, le justiciable croyant perdra-t-il sa tranquille morale, son assurance psychologique. Ces questions ne sont guère prises en compte par les descripteurs, orientaux ou occidentaux, de la “renaissance”, de la “révolution”, de la “crise islamique”, fièvre ardente au double sens du terme  : catharsis, exécration de l’Autre. Descripteurs qui, souvent, sont des moralistes, des littéraires, des politologues, non des théologiens ni des juristes conceptuellement formés et pratiquement confrontés aux passions, aux inquiétudes des croyants justiciables. Car, encore une fois, peut-on pondérer à travers le Coran ?

De nombreux systèmes sont actuellement proposés :

– distinction entre ibadat-s (observance cultuelle) et muamalat-s (droit des rapports entre les personnes et les groupes) ;

– distinction entre sourates révélées à La Mecque (spirituelles) et sourates révélées à Médine (institutionnelles) ;

–  volume statistiquement restreint des versets de technique juridique ;

– invocation soit du rationalisme philosophique islamique des siècles classiques, soit d’une anthropologie générale pan-culturaliste évacuant la spécificité juridique.

Outre toujours les perpétuelles invocations à l’usage du ray (raisonnement), à la réouverture de l’ijtihad (effort normatif individuel ou collectif), à l’ijma (consensus des savants), etc. Toutes ces propositions soulèvent les mêmes difficultés théologiques et existentielles  : ces systèmes sont-ils assez puissants pour entraîner l’adhésion d’une large majorité ? (nous préparons une étude sur ce point).

Musulmans dominés par des infidèles

Un problème capital s’était déjà posé au fil des siècles  : que doivent faire les croyants (les populations musulmanes) lorsque les terres sur lesquelles elles sont majoritaires et souveraines (ou plutôt : soumis à souveraineté musulmane) sont conquises par une souveraineté infidèle ?

L’obligation de l’hijra (émigration) évoquée par le Coran (Sourate IV, v. 97-100) en certaines circonstances, ne constitue pas une règle absolue mais une orientation qui a servi à moduler, dans l’histoire, les comportements musulmans durant la domination des royaumes francs de Terre Sainte (Croisades qui étaient pour les chrétiens une légitime reconquête quatre siècles et demi après l’installation des Arabes alors que la Reconquête espagnole s’achève près de huit siècles après l’arrivée des Arabes), puis la libération des Balkans cinq siècles après les conquêtes turques. L’hypothèse de l’émigration est d’ailleurs, géopolitiquement et démographiquement, absurde puisqu’au moment de la plus grande expansion de la colonisation (entre les deux guerres mondiales), l’ensemble des terres musumanes étaient sous domination infidèle (directe ou indirecte), à l’exception du centre de l’Arabie (Saoudite  : les Villes saintes), de la Turquie et d’une manière plus incertaine la Perse et l’Afghanistan.

Mais il faut dissocier. Car le signe tangible de l’islamitude résultait du maintien du statut personnel. Texte illustre qui a fait couler des torrents d’encre : la convention passée le 5 juin 1830 entre le général de Bourmont (cela lui valut son bâton de maréchal) et Hussein, dey d’Alger, disposait : “L’exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toute classe, leur propriété, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur.” Ce texte n’offrait pas la même interprétation pour les Français et les musulmans ; les premiers séparant le droit et la religion et non les autres. Mais une dichotomie s’institua entre le statut familial, personnel et successoral, qui fut maintenu, et les branches publiques, commerciales, pénales… du droit ressortissant à la sphère de la souveraineté.

En ce sens, il n’y eut pas “assimilation” mais maintien de l’islamité de la société par les règles relatives à la structure familiale et à l’exercice de la religion. L’appel à la prière était proclamé au nom du sultan et du bey au Maroc et en Tunisie, avec une formule invoquant la divinité en Algérie.

Pas de révolte contre “l’émir injuste”

Des situations similaires existaient dans les autres empires coloniaux et étaient corroborées par la doctrine des grands publicistes musulmans. Mawardi, par exemple, dans son traité al-Ahkâm al sultâniyya (Les statuts du gouvernement) réprouve la révolte contre “l’émir injuste” s’il ne porte pas atteinte à l’islamité de la société (appel à la prière, prescriptions coraniques familiales et socio-économiques, observance cultuelle…). car une révolte, des troubles, déchaînent les passions et portent atteinte à la bonne observance.

Certes, la juste rébellion a été préconisée par certaines doctrines (kharedjisme, Ibn Taïmiya, hanbalites), mais lorsque le gouvernement de l’émir injuste entraîne la corruption de la société -argument classique utilisé par les Abbassides contre les Omeyyades, les Almohades contre les Almoravides, l’ayatollah Khomeiny contre le Shah, et les meurtriers d’Anouar Al-Sadate contre ce qu’ils appelaient son retour à la jahiliyya (paganisme ante-islamique).

Telles sont les recommandations en matière de règne d’un “émir injuste”. La situation est certes plus traumatisante sous une domination infidèle mais les recommandations allaient dans le même sens. D’où les fetwas conseillant aux Andalous reconquis par les Espagnols de ne pas quitter leur pays, ou les fetwas qu’auraient délivrées pour Bugeaud puis pour Cambon en 1893 les muftis de La Mecque [cette dernière a été publiée dans Islam de France magazine n° 2 – Ndr]. D’ailleurs, dans l’Algérie pré-indépendante, l’opinion publique et les ouléma-s estimaient apostasie le fait d’accéder à la citoyenneté française, acte civique et juridique entraînant l’abandon du statut familial et successoral musulman ; tandis que du côté français, ce dernier était déclaré incompatible avec la citoyenneté républicaine, laïque et égalitaire.

Certes, de Gaulle accorda en 1945 cette citoyenneté sans abandon du statut personnel, dans le cadre d’un second collège électoral (bafouant les proportions démographiques), puis en 1958 dans le cadre général du suffrage politique. Mais demeurait la fondamentale distorsion entre les principes généraux du droit français et les dispositions du statut coranique relatives aux femmes dans le mariage, sa dissolution et la succession des parents. Actuellement encore le statut personnel des musulmans de Mayotte constitue un obstacle à l’accession de l’île au statut de Département d’Outre-Mer.

Le statut familial et successoral comme signe d’islamité

De ce fait, et quelles que furent, ou que sont encore, les distorsions, les adultérations, apportées par les coutumes locales à travers telle ou telle civilisation (pays berbères, Afrique sub-saharienne, Insulinde…), le statut familial et successoral a été et demeure le signe le plus éclatant de l’islamité d’une société. Signe qui n’a été violé que par les régimes communistes (républiques musulmanes soviétiques, Yougoslavie de Tito, Albanie d’Enver Hodja) et le seul pays musulman “rallié” à la laïcité : la Turquie d’Atatürk ; outre, d’une manière limitée en ce qui concerne la polygamie et la répudiation : la Tunisie.

D’où la position ambiguë du musulman vivant dans une société non-musulmane : il n’a pas l’environnement d’une société musulmane. Mais il lui arrive de s’en féliciter car il peut échapper au juridisme coranique, en général repris par les codes positifs des États. Ou de s’en plaindre car sa conscience peut devenir malheureuse.

Conseiller juridique, il m’est arrivé de recevoir des mères de famille en larmes : conformément aux règles de la hadhâna, en fonction de l’âge des enfants, la garde des enfants avait été confiée par leurs maris à leurs propres mères. Ces femmes étaient donc déchirées : accepter la loi musulmane, ou recourir à la loi française pour que le juge français leur rende leurs enfants ? Pureté coranique ou instinct maternel ? Si dans les conflits d’intérêts, les adversaires n’hésitent pas à jouer de leur double nationalité pour telle ou telle option de législation, en revanche, en raison des possibilités offertes par le droit international privé (application des règles du pays d’origine), les scrupules et les hésitations sont bien plus forts en matière de statut personnel, marque millénaire de l’appartenance musulmane.

Outre les conflits dans les familles : les premiers enfants non français seront soumis à la règle musulmane dans la succession des parents (part double des garçons par rapport aux filles). Mais les enfants suivants, français, exigeront l’égalité, etc…

Notions de Dar el ahd et dar al sohl

Là encore, eu égard au droit de l’État laïque, le recours aux anciens textes n’est pas toujours pertinent. On a évoqué la notion de dar el ahd, pays du pacte que conclurait, à titre personnel, le croyant musulman avec le pays d’accueil et par lequel il accepterait contre cet accueil respectant son observance et sa foi, de se plier au droit civil de ce pays. Rappelons que le théoricien de cette notion, Mohammed Al-Shaybani (mort en 805), cadi sous le calife Haroun al Rachid, a dans son Kitab al Siyar al Kabir (Livre des Conduites), poussé au maximum la dichotomie entre musulmans et infidèles.

Eu égard au droit de l’État laïque, le recours aux anciens textes n’est pas toujours pertinent.
Al-Shaybani, le théoricien du dar al ahd (pays du pacte) a poussé au maximum la distinction entre musulmans et infidèles.

On peut évoquer d’autres catégories géopolitiques du droit musulman. Par exemple, le dar al sohl, pays non musulman avec lequel tel pays musulman a passé des accords internationaux de neutralité ou de coopération et où le musulman a la permission de séjourner, de résider en vertu des passeports, sauf-conduits réciproquement délivrés par les souverains musulmans et non musulmans à leurs ressortissants respectifs. Ou le dar al dawa, pays de mission en lesquels l’appel à l’islam peut s’effectuer et dont on respecte temporairement les règles.

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Mais dans le cadre de droit public de l’État-nation moderne, l’immigré conserve le statut d’étranger ou acquiert le statut de citoyen. On est, en théorie au moins, hors des concepts de domination.

C’est pourtant l’une des difficultés, parfois occultée mais majeure, ressentie par les États musulmans contemporains que de reconnaître une totale égalité de droit, en droit et en pratique, entre leurs citoyens musulmans et non musulmans. Même si la constitution ne réserve pas les plus hautes fonctions aux musulmans, la pratique les interdit aux non musulmans, et souvent un ministre chrétien constitue aussi un alibi de politique interne et internationale.

D’où le dilemme : comme le font la plupart des pays musulmans à l’égard de leurs ressortissants chrétiens ou juifs bénéficiant du maintien de leur statut personnel, les État non musulmans doivent-ils introduire dans leur législation interne des dispositions permettant à leurs citoyens musulmans de jouir du statut personnel musulman ?

Ce qui serait régresser à l’époque des lois personnelles, contraires à l’unité juridique minimale, à la laïcité et aux principes généraux du droit exigeant l’égalité des personnes et non seulement l’équivalence par compensation des conditions.

“Bricoler” entre systèmes culturels différents

D’où les “bricolages” actuels. Au point de vue collectif, utiliser les interstices du droit des pays non musulmans pour y implanter une vie culturelle et spirituelle : association, laïcité. Au point de vue familial, organiser sa vie sexuelle et patrimoniale en fonction des espaces de liberté laissés par les codes laïques : divorce et répudiation ; testament sur la quotité disponible pour rétablir l’inégalité successorale entre garçons et filles, etc.

Autre “bricolage” : quel aurait dû être le statut personnel des Français d’Algérie ayant acquis la nationalité algérienne lors de l’indépendance : la loi française figée à la date de cette indépendance ?

Résumons. La déchirure interne devient grave pour les musulmans néo-européens. Ils sont écartelés entre trois systèmes culturels :

– la culture de tradition, souvent familiale et non savante, que certains veulent redîmer par un islam non de spectacle mais d’ostentation à l’encontre de l’environnement général : observance, aspect physique et vestimentaire ;

– la culture de scolarisation maintenant encore la laïcité républicaine et la pression d’un milieu majoritairement non musulman et de plus en plus réticent à l’égard de “l’islam frénétique” et des flux démographiques ;

– la culture de télévision véhiculant violence et permissivité.

Entre ces trois cultures, comment peut résister l’homo islamicus classique ? Les organisations religieuses prêchent l’observance et la morale, et insistent sur la nécessaire préservation d’une identité musulmane alors qu’elle est plus menacée. Au-delà du phénomène actuellement croissant de l’islamisation oblique (contrainte sociale ou familiale se muant en persuasion/conversion) se pose le problème inverse de la transformation du croyant fidéiste en musulman culturel puis en musulman statistique soumis aux lois de la République.

D’où le dilemme : s’affirmer “Beur à part entière” pour être “Français à part entière”, n’est-ce pas risquer de n’être qu’un “Français à part” dans un multiculturalisme devenant de plus en plus folklorique et agressif ? Or, la citoyenneté est l’inverse de la dhimmitude. Schématiquement, dans l’histoire, les sociétés musulmanes ont accepté le maintien des “Gens du Livre” dans leurs institutions et leurs droits personnels communautaires, mais sous certaines sujétions et incapacités.

Les sociétés chrétiennes ont refoulé les minorités musulmans et n’ont respecté le statut personnel musulman que dans les pays conquis où l’islam était sociologiquement et psychologiquement irréductible : royaumes francs d’Orient, domination coloniale. Mais l’Espagne a chassé les Morisques d’Andalousie (1609) pour deux raisons principales : caractère insincère des conversions forcées (au christianisme) survenues après la Reconquête ; craintes que ces convertis forcés ne trahissent la souveraineté espagnole en favorisant une contre-reconquête arabo-musulmane, orientale ou maghrébine : le sultan marocain Ahmed al Mansûr (mort en 1603) y songeait.

Trois hijras contemporaines

En ce moment, vont en des sens opposés trois hijra-s  :

– 1) Celle qui fait fuir hors des pays musulmans actuellement soumis au despotisme ou au fanatisme. Elle oppose les musulmans entre eux mais les fait sortir du dar al-islam.

–  2) Celle qui fait sortir des pays non musulmans, puisque les institutions politiques et les structures sociales musulmans n’y sont pas établies.

– 3) Celle qui fait s’établir dans les pays non musulmans pour continuer à y étendre la umma al-islamiyya (notion démographique) et même le dar al-islam (notion géopolitique).

Contradiction supplémentaire : ce sont maintenant aussi des musulmans néo-européens et la plupart des européens néo-musulmans qui s’opposent à l’application du statut personnel et successoral et du droit pénal coranique. Toute prospective sur la condition des musulmans dans le cadre de citoyenneté non musulmane exige la mise en rapport de deux échelles de valeurs.

I – Intensité de l’islamitude :

1) souvenance affective et spirituelle de l’origine musulmane (célébration des fêtes…) ;

2) observance cultuelle ;

3) affirmation de l’ensemble des normes coraniques, statut personnel compris.

II – Mobiles de la présence en un pays non musulman :

1) espoir d’un niveau de vie meilleur assorti des libertés démocratiques. Enracinement définitif ;

2) asile, ou plus exactement, attente de l’établissement de telles libertés dans les pays d’origine avec, alors, l’espoir d’y revenir. On pourrait comparer avec l’hijra du Prophète quittant La Mecque où triomphent ses ennemis pour Médine ;

3) volonté d’un appel (dawa) à la conversion des non musulmans à l’islam, au moins à la coexistence permanente et égalitaire avec les religions et les philosophies du pays d’accueil.

D’autant plus fortement que même chez les rationalistes non religieux demeurent, plus ou moins consciemment l’esprit d’une revanche (d’une inversion) de la période coloniale, l’espoir d’un investissement démographique et d’une dissociation politique de la société d’accueil -même si à titre individuel, familial et professionnel, on est heureux de s’y intégrer… Ainsi, au-delà de la contradiction peut s’établir une complémentarité entre intégration et intégrisme.

Crises d’identité – Crise de conscience

Alors se nouent d’étranges dialectiques entre :

– la culture occidentale, de traduction pour les parents, d’initiation et de formation pour les adolescents ;

– la nostalgie utopique du pays d’origine (l’Algérie de nos rêves…), la “citoyenneté de papier” et l’islam “ostentatoire” (le Ramadhan, la fête du mouton…) pris autant comme symboles que comme piété ;

– un désir de purification morale et sociale contre une intégration-noyade dans les modes de vie véhiculés par les médias “intellectuellement corrects” mais contraires à l’éthique de tradition ;

– la transformation du droit pratique (familial…) en une simple métaphore, ce qui entraîne des destructions psychologiques et sociales, et par contrecoup une exacerbation du juridisme susceptible de se transformer, sous les dérélictions économiques et culturelles, en cet activisme, cette énergie spirituelle (nous ne parlons pas ici du terrorisme qui n’est légitime que pour celui qui y adhère idéologiquement) se scindant à travers les mosquées et les associations en deux tendances ambiguës : un sincère désir de propreté morale, de solidarité interne, et des controverses entre certains dirigeants -outre les implications-propagandes des pays bailleurs de fonds.

D’où les crises d’identité :

1) des musulmans néo-européens, encore étrangers hétérogènes pour les Européens de souche, mais, sinon contaminés, du moins en partie “mutés” pour leur pays d’origine ;

2) de certains musulmans écœurés par les rivalités entre responsables de ces pays, traumatisés par les luttes sanglantes, et qui poursui-vraient leur intégration par le passage aux valeurs chrétiennes : des néo-européens devenant des néo-chrétiens, parallèlement aux séculaires communautés arabes chrétiennes. Tendance encore non statistiquement significative, mais à observer ;

3) de certaines Européens néo-musulmans pris dans la logique d’une demande toujours accrue de charia -jusqu’où ?

Car dans l’observance, le rituel sert de technique codée, de “mode d’emploi” en vue du salut. Mais la sacralisation de l’existence (des comportements) ne résulterait-elle pas de l’application des structures juridiques originaires ? Éternel décalage entre les nécessités du temps historique et les aspirations du tempo intérieur.

L’homme a besoin de rite pour établir sa dignité. Mais tout rituel tend à se figer, à réifier ceux qui le pratiquent. Existera-t-il un islam d’Occident déjuridicisé ? Politologues et sociologues tiennent peu compte de l’inquiétude spirituelle portant sur la vérité et l’éternité. La crise d’identité devient une profonde crise de conscience. Et l’inquiétude humaine oscille entre ces pulsions contradictoires invoquant la raison, en partie dérivées des affectivités, et déchaînant les passions. Sur notre question qui se borne à poser le problème, chacun déploie ses solutions et ses argumentations.

Jean-Paul CHARNAY

1 – “Ceux qui ont fait du tort à eux-mêmes, les Anges enlèveront leurs âmes en disant : “Où étiez-vous ?” (à propos de votre religion) – “Nous étions impuissants sur terre” dirent-ils. Alors les Anges diront : “La terre de Dieu n’était-elle pas assez vaste pour vous permettre d’émigrer ?” Voilà bien ceux dont le refuge est l’Enfer. Et quelle mauvaise destination ! – A l’exception des impuissants : hommes, femmes et enfants, incapables de se débrouiller, et qui ne trouvent aucune voie : A ceux-là, il se peut que Dieu donne le pardon. (…) – Et quiconque émigre dans le sentier de Dieu trouvera sur terre maints refuges et abondance. Et quiconque sort de sa maison, émigrant vers Dieu et Son messager, et que la mort atteint, sa récompense incombe à Dieu. (…).” (Sourate IV, An-Nisa, v. 97-100).

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