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Postcolonialité et lutte de classes (partie1/2)

A propos du livre « La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial », sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La Découverte, Paris, 2005, 311 pages, 20 euros.

Deux événements politiques majeurs de l’année 2005 ont révélé au grand jour de quelle façon la question coloniale taraude la société française. Le premier, l’offensive invraisemblable menée de concert par la droite parlementaire et le Gouvernement pour réhabiliter le passé colonial de la France, avec le vote le 23 Février de la loi sur les rapatriés dont le fameux article 4 porte reconnaissance du « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord  ». Ensuite, face à l’explosion sociale dans certaines villes de banlieue entre fin octobre et mi-novembre, la réponse ultra-sécuritaire du Gouvernement pour mater la révolte des jeunes émeutiers, et notamment la réactivation d’une loi d’exception de 1955 pour décréter l’état d’urgence et instaurer un couvre-feu.

Pour ce qui est de la loi du 23 février, deux éléments occultés sont à rappeler : tout d’abord, que ce n’est pas seulement l’article 4 qui pose problème, mais l’ensemble de la loi qui, en cherchant à plaire aux français rapatriés, fait l’impasse sur toute la violence subie par les populations colonisées pendant les siècles qu’a durée l’entreprise coloniale de la France. Ensuite, que cette loi, lorsqu’elle fut discutée au Parlement et au Sénat, n’a fait quasiment pas l’objet d’une contestation de la part des représentants de la gauche[i]. Enfin, il faudrait rappeler que les débats parlementaires suscités après le vote de cette loi ont donné l’occasion d’une déferlante réactionnaire et raciste de la part de la majorité au pouvoir qui en dit long sur la permanence des mentalités coloniales de certains députés[ii].

De la même façon, les réactions suscitées par l’explosion sociale de novembre en banlieue ont révélé à quel point les schèmes de perception coloniaux et racialisant sont toujours prégnants dans certains milieux intellectuels et politiques. Certains y ont vu une révolte « ethnico-religieuse », constituant une menace pour la civilisation française. Ainsi, le très médiatique philosophe Alain Finkielkraut a dénoncé une révolte « de noirs et d’arabes musulmans » qui détesteraient la France[iii]

L’instauration de l’Etat d’urgence a fait l’objet d’un certain consensus, la gauche parlementaire ayant très peu contesté cette décision. Rappelons ici que c’est à l’aide de l’activation de cette même loi de 1955 que la France imposa le couvre-feu aux Algériens le 11 octobre 1961 et que sa police réprima dans le sang la manifestation de ces derniers le 17 octobre de la même année en faisant plusieurs dizaines de victimes. C’est aussi avec l’utilisation de la même loi que la France réprima les indépendantistes Kanaks le 5 mai 1988 en massacrant dix-neuf d’entre eux dans la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. C’est dire toute la symbolique que représente cette loi. C’est bien cet abcès colonial, entretenu par une telle mesure, qui permet de mieux comprendre comment une surenchère d’annonces peut alors s’inscrire dans un cadre de référence cohérent : ainsi de la décision prise par le Gouvernement d’expulser du territoire les jeunes impliqués dans les « violences » au seul motif qu’ils sont étrangers, et cela qu’ils disposent d’un titre de séjour ou non ; ou encore la demande faite par des députés de retirer leur nationalité française aux jeunes responsables de ces mêmes « violences » ; et enfin, cerise sur le gâteau, la dénonciation de la polygamie comme étant une des causes principales du comportement « délinquant » de ces jeunes !

Un repli communautariste ?

La question de la persistance des représentations coloniales, et de la gestion néo-coloniale des populations immigrées issues de l’ex-Empire français, ont été au centre de la campagne de mobilisation lancée par les initiateurs de l’appel des « Indigènes de la République » en janvier 2005. Ce mouvement a depuis suscité de nombreux débats et fait l’objet de critiques diverses et variées. Encore récemment, on peut citer le journal Le Monde qui en « Une » de son édition du 25 et 26 décembre 2005 disqualifie l’appel des « Indigènes de la République » en le caractérisant comme « un double mouvement de repli, communautariste et mémoriel  »[iv].

De façon beaucoup plus argumentée, le nouveau président de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), Jean-Pierre Dubois, revient dans un récent éditorial d’ « Hommes et Libertés[v]  » (la revue de la LDH), sur le débat suscité par l’appel des Indigènes. Il explique ainsi que « L’appel dit des « indigènes de la république », si controversé qu’il ait été et si discutable que soit la dynamique politique qu’il a cru pouvoir lancer, a en tout état de cause mis le doigt sur une plaie non refermée, sur un abcès qui suppure sans qu’y aient pris garde les sphères politico-médiatiques qui font l’opinion dominante  ». J.P. Dubois reconnaît que « les discriminations racistes, potentialisée par les inégalités socio-territoriales – les quartiers-ghettos – et par d’autres discriminations – culturelles et notamment religieuses – frappent encore aujourd’hui massivement des populations précisément issues pour la plus grande part d’anciennes colonies de la République française  ».

Mais il récuse l’analyse que fait globalement le mouvement des Indigènes  : « “Enfants d’immigrés” , “enfants de colonisés” : la quête identitaire, face à un déracinement familial bien réel et à un ré-enracinement souvent bien problématique, pousse à des assimilations très discutables mais fort tentantes. Serait-ce, dans « nos » (et d’abord « leurs »…) banlieues, l’injustice coloniale qui, tout bonnement, continuerait ? Rien n’est si simple. Sauf à perdre le sens des mots et des notions, inégalité et discrimination d’aujourd’hui, pour être bien réelles, insupportables et cependant très insuffisamment connues et combattues, ne relèvent en rien, objectivement, d’un phénomène colonial  ». JP Dubois admet que, subjectivement, ceux qui subissent ces discriminations racistes fassent le lien avec l’oppression coloniale d’hier. Mais il dénonce le risque d’une « communautarisation des révoltes » : « Une structuration politique qui tendrait à laisser face à face un « parti des Indigènes » et les nostalgiques du colonialisme et de l’OAS, divisant comme de juste les victimes de la crise sociale et identitaire, ne profiterait qu’aux dominants du monde qui vient  ».

Nous ne partageons pas les analyses développées ci-dessus, mais nous reconnaissons au président de la LDH le mérite de poser les problèmes qui font effectivement débat : la société française est-elle traversée par des rapports néo-coloniaux ? Et quelle est la bonne stratégie à employer pour lutter contre les discriminations et permettre aux opprimés (les populations issues de l’immigration coloniale et post-coloniale) de revendiquer pour leurs droits ?

Nous avons choisi de présenter ici un ouvrage récemment paru, « La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial  », car tout en donnant des éléments de réponse aux problèmes soulevés plus haut, ce livre révèle les limites d’une démarche qui, se focalisant sur la postcolonialité, détache celle-ci des processus sociaux dans lesquels elle s’inscrit. Ce livre témoigne néanmoins d’une volonté très positive de mieux éclairer les héritages contemporains du passé colonial, « ce passé qui ne passe pas » et « qui ne se pense pas  ».

Les héritages coloniaux de la société française

Les coordinateurs de l’ouvrage, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, sont tous trois historiens. Ils ont déjà codirigé plusieurs ouvrages sur la question coloniale[vi]. Dans cette somme collective, ils entendent dresser un tableau assez large de ce que représente la « postcolonialité  » dans la société française contemporaine. A cette fin, ils ont sollicité les contributions de nombreux spécialistes, historiens, sociologues, écrivains et praticiens, qui ont été amenés à s’interroger sur les héritages coloniaux de notre société. Il s’agit ici d’éclairer un même concept, celui de « fracture coloniale  », à partir d’approches différentes afin de montrer les diverses dimensions d’un phénomène multiforme.

Que veulent démontrer les coordinateurs de ce livre ? Le premier constat effectué est celui d’une situation spécifique à la France d’un déni de l’histoire coloniale. Ce déni produit des effets très dangereux à la fois de « trous de mémoire » dans la société et de rejet de la mémoire de ceux qui, vivant aujourd’hui en France, proviennent de cette histoire. Cette situation créerait des postures de victimes revendiquant leur mémoire, pouvant déboucher sur « une concurrence entre les victimes et entre les mémoires  ». Adoptant la posture d’intellectuels voulant rendre justice aux victimes et « pacifier les mémoires  », ces auteurs mettent en garde contre les dérives d’une société où les « replis communautaires  » et « identitaires  », nourris par les revendications mémorielles, ne permettraient pas une intégration effective de tous dans la société.

L’enjeu théorique et politique consiste ici à « reconstituer la généalogie coloniale des modes de gestion actuels des populations « immigrées  ». Dans l’introduction, P. Blanchard, N. Bancel et S. Lemaire montrent de façon très pertinente comment le modèle d’intégration des immigrés emprunte beaucoup, dans sa conception et dans ses politiques concrètes, au modèle colonial d’assimilation formalisé à la fin du XIXe siècle. Celui-ci aurait « évolué entre association et assimilation politique, jusqu’à donner naissance tout au début de la guerre d’Algérie au concept d’intégration  ». Les auteurs rappellent ainsi que le terme d’intégration a été prononcé officiellement pour la première fois en 1955 par le ministre de la Justice François Mitterand, dans le contexte de l’Empire finissant. En principe, l’intégration devrait permettre d’accepter l’Autre, l’immigré, avec ses particularités et ses différences.

 En réalité, l’intégration, tout comme l’assimilation, vise à faire se conformer à un modèle culturel unique tous les citoyens faisant partie d’une même communauté nationale. Cette primauté de la culture nationale républicaine repose sur la vision d’un génie français et d’une mission universelle de la République. Celle-ci permettrait l’émancipation des individus (les « indigènes » des colonies d’hier, et les « immigrés » de la France d’aujourd’hui) grâce aux idéaux qui la portent, et d’abord le principe intangible d’indifférenciation des individus face à l’Etat. Les auteurs indiquent alors qu’il est « nécessaire de reconnaître que l’universalisme peut être, parfois, mis au service de politique de domination et de discrimination qui s’appuient, en dernier ressort, sur une interprétation des inégalités raciales  ».

Ils rappellent que les blocages au sein de la société, tant au sujet de la place attribuée aux immigrés issus des anciennes colonies qu’à la non-assimilation du passé colonial dans une mémoire partagée, ont conduit des nouveaux acteurs à entrer en jeu et à radicaliser un contre-discours. Ils citent le cas des associations voulant représenter les minorités « noires » antillaises ou africaines. Ils citent surtout les initiateurs de l’appel des « Indigènes de la République ». Tout en écrivant que cet appel est « trop systématique  », car il affirmerait que « la situation actuelle serait une simple reproduction de la situation coloniale  », et qu’il entérinerait l’indigénisme, les auteurs lui reconnaissent le « mérite de rappeler que la France est bien une société postcoloniale, encore traversée par les ressacs, prolongements et processus coloniaux et postcoloniaux, héritages évidemment sujets à transformations et métissages…  ».

Ils font aussi remarquer que les attaques médiatiques et politiques contre cet appel sont très révélatrices des réactions qu’il a suscitées chez les partisans de l’ « intégrisme républicain ». Ils ajoutent que « toute revendication mémorielle, dès lors qu’elle émerge d’acteurs qui se définissent comme “descendants de colonisés”, tient probablement au soupçon de “communautarisme” » qui disqualifie d’avance ces mouvements. Ces réactions seraient « un autre symptôme de la fracture coloniale  », comme le seraient aussi les violentes polémiques au sujet de la « question du voile ».

Les auteurs en concluent que « de ce champ de bataille mémoriel, se dégage un constat essentiel, à savoir la symétrie des débats entre les défenseurs d’une « positivité » de la colonisation et ceux qui, au contraire, souhaitent que soient reconnus l’oppression, l’exploitation et les crimes coloniaux. C’est là, incontestablement, une fracture des mémoires, travaillée par des minorités qui rejouent souvent le face-à-face des décolonisations. Il est donc plus que temps d’ouvrir des perspectives historiques authentiquement postcoloniales, qui pourraient permettre de saisir les transformations à l’œuvre et de dépasser le manichéisme de ces positions  ».

On peut voir dans cet extrait un effet de position : les auteurs voulant se dégager des enjeux propres aux groupes discriminés, et se distinguer d’eux en prenant de la hauteur en tant qu’intellectuels de la « postcolonialité  » guidés par les seuls enjeux de recherche scientifique et de vérité historique… mais cette prise de distance se fait au prix d’une erreur manifeste : il n’existe pas de symétrie des débats et des positions entre les défenseurs de la « positivité » de la colonisation et ceux souhaitant la reconnaissance de cette oppression, car, dans le cas des premiers, il s’agit de représentants de la nation, disposant de tous les moyens pour faire entendre leur voix et imposer leur vision dans la force de la loi, alors que les seconds ont bien peu de ressources pour se faire entendre, souffrent d’une illégitimité à intervenir dans l’espace politique, et sont en permanence stigmatisés et marginalisés. Pour ces derniers, la radicalité du discours est une condition de la raison d’être et de la poursuite de leur mouvement.

Postcolonialité et capitalisme

L’ensemble des contributions – vingt trois en tout – sont regroupées dans l’ouvrage en deux grandes parties : la première, Histoire coloniale et enjeux de mémoire, « dresse un panorama des origines et prolongements contemporains du passé colonial » ; la seconde, République, intégration et postcolonialisme, « s’attache aux effets de cette histoire coloniale sur la société française ». Ces deux parties sont suivies en fin d’ouvrage par les résultats d’une enquête menée par les coordinateurs sur la population de Toulouse et de ses environs au sujet de « la mémoire coloniale  ».

La diversité des contributions, tant dans leurs approches que dans les objets étudiés, fournit un ensemble assez riche d’analyses qui rendent intelligibles des phénomènes qui nous concernent dans leur actualité. Les coordinateurs insistent pour dire, à l’appui de cette diversité, qu’ « il est essentiel de renoncer à chercher une cohérence systémique dans les effets contemporains de la fracture coloniale : elle affecte des champs très divers, qui ne sont pas nécessairement liés. Ce qui fait son unité, c’est l’origine historique commune des processus  ». Il n’y aurait donc pas un système cohérent postcolonial ou néocolonial qui embrasserait l’ensemble des relations sociales et du système politique.

Cette remarque nous semble en effet assez juste, car d’autres logiques de domination, autre que postcoloniales, parcourent en effet la société. Et c’est sur ce point que ces auteurs semblent ne pas faire suffisamment le lien. En effet, à notre avis, les limites dans la compréhension que nous donnent ces historiens de ce qui taraude la société française dans sa gestion des populations issues de l’immigration coloniale et postcoloniale résident dans l’insuffisante articulation entre la question des effets contemporains de l’histoire coloniale et celle de l’évolution des conditions de vie et de travail des classes populaires, dont les « immigrés » sont pour l’essentiel partie intégrante.

Cela empêche de comprendre que les processus de relégation sociale, de stigmatisation et de discrimination que vivent au quotidien les immigrés s’inscrivent dans le contexte de précarisation généralisée des conditions de vie et de travail des classes populaires. Car c’est bien la désorganisation de la classe ouvrière, et particulièrement la crise de sa représentation politique, qui permettent de comprendre la recrudescence depuis les années 1980 des tensions racistes au sein des milieux populaires, ainsi que l’essor, de l’autre côté, des revendications culturelles, identitaires et mémorielles qui expriment à leur manière un aspect de cette crise[vii].

En effet, ces revendications ne sont pas seulement la conséquence de l’absence de transmission de l’histoire coloniale, comme le laissent à penser les auteurs. Elles traduisent aussi et surtout les difficultés sociales présentes ; car, pour le dire vite, la mémoire reconstruit le passé à partir des conditions sociales du présent.

Les auteurs rappellent pourtant, en une petite phrase dans l’introduction, que « c’est d’abord la crise économique structurelle traversée par la France depuis les années 1970 qui a puissamment contribué à exacerber les effets de cette fracture coloniale  ». Puis cette considération disparaît par la suite : on ne retrouve quasiment plus cette attention au contexte social et économique dans le reste de l’ouvrage. Pourtant, comment peut-on comprendre les processus qualifiés de « replis identitaires », ou de « replis communautaires », sans les appréhender comme résultantes des processus d’atomisation et d’individualisation des relations sociales à l’œuvre notamment dans le monde du travail et affectant directement les populations vivant dans les quartiers populaires ?

A lire les auteurs, ainsi que certaines contributions, on a l’impression que les phénomènes postcoloniaux auraient leur autonomie propre, et se produiraient à côté des transformations affectant les classes populaires dans leur ensemble : les processus de précarisation du salariat, d’atomisation des relations professionnelles et sociales (favorisant les formes d’individualisation et de repli sur sa communauté d’origine), les formes de mise en concurrence au travail entre collègues, la proximité et les tensions qui naissent dans les quartiers populaires entre « Français » et « Immigrés » dans un contexte de dévalorisation du cadre de vie (paupérisation des habitants, dégradation des services publics et des équipements collectifs), de ségrégation et de relégation sociale et spatiale au sein même de ces populations, et en fin de compte la dépréciation de l’image de soi du groupe ouvrier, de la mémoire et de la fierté perdues des luttes sociales du passé[viii].

D’après les auteurs, pour parvenir à une reconnaissance de l’existence pleine et entière des « Autres  », les immigrés, en particulier les post-coloniaux, il faudrait transformer notre manière de « penser la communauté » nationale − en faisant reconnaître les différences, une vision de la nation comme produit d’échanges et de mélanges (le cosmopolitisme que promeut Achille Mbembe dans sa contribution) − et pour cela établir un meilleur enseignement de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’immigration afin de lutter contre la persistance des représentations coloniales et construire ainsi une mémoire nationale renouvelée et commune à tous.

Le problème est que la permanence du colonial dans notre société ne s’incarne pas seulement dans des représentations, dans une mentalité qu’il s’agirait de faire évoluer, mais elle s’inscrit dans des pratiques – administratives, institutionnelles et politiques. Ce que reconnaissent plusieurs contributeurs à cet ouvrage, dont P. Blanchard qui en appelle dans sa contribution à une « décolonisation des pratiques administratives ». En effet, les représentations produisent des effets tout à fait réels, participant de la reproduction dans l’ordre social d’un ordre symbolique colonial.

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Mais un autre élément d’importance est à prendre en compte : C’est aussi parce qu’ils occupent les positions professionnelles les plus basses et dévalorisantes que les immigrés maghrébins et d’Afrique sub-sahélienne subissent une dépréciation de leur valeur sociale dans le regard de nombreux « Français » qui nourrissent à leur égard un sentiment de supériorité. Ainsi, mais cela mériterait plus de développements, les préjugés racistes n’ont pas uniquement comme origine la perpétuation des représentations coloniales. Ils tirent une partie de leur raison d’être dans l’organisation de la structure sociale, et en particulier dans la forme que prend la distribution sociale des positions professionnelles et leur hiérarchisation.

Dans ces conditions, nous pensons que c’est bien plus par des formes de luttes autonomes et collectives, par les solidarités de classe, que les droits et la reconnaissance des immigrés postcoloniaux pourront être obtenus. Les auteurs le pensent peut être aussi, mais ils ne l’écrivent pas clairement.

République coloniale et postérité de l’Empire

Nous n’avons pas la place ici de présenter toutes les contributions. Celle de Nicolas Bancel et de Pascal Blanchard sur « Les origines républicaines de la fracture coloniale  » nous a semblé particulièrement intéressante car elle retrace l’histoire de la colonisation dans le contexte de la IIIème République, et montre ainsi les liens existants entre République et colonisation. Les deux auteurs reprennent ici leurs travaux précédents sur La République coloniale, et ils défendent cette idée très forte que c’est à travers l’empire colonial que la nation française s’est forgée, que l’identité de la république a été constituée. Ils montrent ainsi que l’engagement colonial des républicains n’est pas un accident de l’histoire, mais qu’au contraire la colonisation s’inscrit dans la nature même du projet républicain.

La volonté permanente de la classe dirigeante d’étendre sa domination sur le reste du monde se fait au nom de la promotion d’un « modèle français » par définition unique, universel, et supérieur : « C’est parce que la France revendique l’égalité des hommes qu’elle a, plus que d’autres, le droit de coloniser le monde  ».

Les deux historiens montrent également que c’est en défendant ce projet d’Empire que les républicains ont voulu donner une nouvelle vigueur à une identité nationale menacée par des mouvements sociaux révolutionnaires. L’internationalisme du mouvement ouvrier est une menace qui peut trouver des forces auprès des populations colonisées : « Cet internationalisme naissant est à combattre et la re-nationalisation de l’identité française par l’Empire va aider à contrer cette nouvelle menace. L’ouvrier français, le syndicaliste, la féministe, le curé, le socialiste peuvent eux aussi participer à la mission civilisatrice, c’est une sorte de creuset absolu de la francité, un moule à “fabriquer du républicain”  »[ix].

La contribution de Marcel Dorigny est également très instructive, car en retraçant l’histoire de l’indépendance d’Haïti, il montre à quel point cette histoire a été totalement occultée dans la mémoire nationale de la société française. Jusqu’au point où Jacques Chirac affirma le 10 mars 2000 que « Haïti n’a pas été, à proprement parler, une colonie française  ». Cette histoire a été mise à l’écart y compris dans les manuels scolaires. Haïti, pourtant deuxième pays francophone du monde (après la France elle-même, mais devant le Québec et la Belgique), a été en effet la première colonie française à avoir gagné son indépendance en 1804, devenant ainsi la première République d’esclaves libres au monde…

Autre contribution fort utile, celle de Florence Vergès, « L’Outre-Mer, une survivance de l’utopie coloniale républicaine  », où cette historienne nous montre comment les territoires d’outre mer (les DOM et TOM) sont aujourd’hui à la fois inclus dans l’espace républicain mais exclus de l’histoire coloniale, ce qui permet de mieux comprendre quelles formes prend ici la postcolonialité  : une frustration devant l’absence de reconnaissance de l’histoire coloniale, la mémoire de l’esclavage marginalisée, le sentiment de honte, d’humiliation, le renforcement des inégalités et du racisme…

La contribution de François Gèze, éditeur, nous a semblé aussi très intéressante, car il montre comment la postcolonialité prend la forme du néo-colonialisme dans les relations entretenues par la France avec un certain nombre de ses anciennes colonies africaines. L’auteur montre les continuités entre l’entreprise coloniale et la « françafrique », et comment « les vieux démons coloniaux » continuent d’inspirer la diplomatie française.

La contribution de Rony Brauman, médecin et ancien président de MSF, nous a paru également très pertinente car il montre que les discours et pratiques de l’aide humanitaire internationale (l’action des ONG de solidarité internationale et d’aide au développement) partagent des nombreuses proximités avec les représentations coloniales.

L’instrumentalisation de l’Islam

Nous voulons plus particulièrement présenter la contribution de Anna Bozzo sur « Islam et République : une longue histoire de méfiance  », car elle éclaire de façon lumineuse le traitement actuel de l’islam en France à partir de l’histoire coloniale. L’historienne analyse l’institutionnalisation de l’islam de France (création du CFCM en avril 2003, et création le 21 mars 2005 d’une Fondation qui centralisera les ressources de la communauté musulmane pour financer ses œuvres) comme « la résurgence de pratiques coloniales gravées dans les mémoires  ». Le CFCM (Conseil Français du Culte Musulman) est issu d’une négociation entre les institutions de la république et des personnes liées aux régimes issus des anciennes colonies françaises, « personnes assimilées par certains aux notables « béni-oui-oui » du temps de la colonisation et soupçonnées de vouloir s’approprier illégitimement cette instance au nom de toute la communauté ». A travers ces institutions se manifeste toujours une volonté bien perçue par certains (comme Tariq Ramadan) de contrôler l’islam à travers un dispositif de surveillance. A Bozzo explique que « la surveillance sécuritaire est un produit de l’héritage colonial  ». En effet, « la situation coloniale a créé un rapport incontestable de domination sur l’Islam ».

L’auteur prend le cas de l’Algérie, où les autorités administratives coloniales ont mis sous contrôle l’islam afin de sécuriser leur domination coloniale. Elles dotent, sous le Second Empire, l’islam algérien d’un clergé encadré dans la fonction publique et créent des medersas (écoles supérieures musulmanes) d’Etat pour y former un personnel « fiable ». La IIIe République va renforcer cette surveillance dans un sens sécuritaire. La loi de 1905 sur la séparation des cultes et de l’Etat « ne pouvait s’appliquer à l’islam algérien sauf à remettre en cause tout dispositif de contrôle  ».

 Or un décret de 1907 va adapter la loi de 1905 en y instaurant autant de dérogations qui la videront de sa substance. L’administration va alors avoir recours à des associations cultuelles fictives créées de toutes pièces par l’administration et contrôlées par elle afin qu’elles puissent continuer de toucher les subventions administratives. Des années 1930 aux années 1950, une revendication de séparation de l’islam algérien avec l’état sera relancée constamment par l’Association des Oulémas (réunissant les savants musulmans) et sera reprise dans le programme du mouvement national algérien.

Anna Bozzo fait alors remarquer que « cette revendication allait à l’encontre de la traditionnelle fusion islamique entre la religion et l’Etat, même si dans ce cas il s’agit de l’Etat colonial  ». Cette revendication va alors paradoxalement contribuer à « un début de sécularisation des mentalités  » au sein de la société algérienne. Mais après l’indépendance obtenue en 1962, les nouveaux dirigeants de l’Etat algérien feront un pas en arrière, pour des raisons idéologiques, et organiseront un islam d’Etat, se posant paradoxalement en héritiers de l’Etat colonial…

A. Bozzo conclut sur la nécessité de s’intéresser aux « instruments politico-juridiques dont se dota la IIIe république pour gouverner l’Algérie, car cette période a structuré de manière durable en France la relation entre Islam et politique, sur la base abstraite de valeurs républicaines inappliquées  ».

A suivre …

Notes :

 

Cet article est paru dans le numéro 14 de la revue Socialisme International, en janvier 2006

 



[i] Suite au mouvement de contestation chez les historiens et les enseignants d’histoire, ainsi que les réactions d’indignations des mouvements associatifs et politiques progressistes, la gauche parlementaire a repris l’initiative en obtenant un nouveau débat au parlement le 29 novembre pour demander l’abrogation de l’article 4 en question.

[ii] Le journal Libération du 30 novembre cite des extraits d’interventions hallucinantes de députés. A titre d’exemple, un député de droite a considéré que le président algérien Bouteflika, hospitalisé à Paris fin novembre, pouvait ainsi profiter des « bienfaits » de la colonisation…

[iii] Voire l’entretien avec Alain Finkielkraut, « J’assume », dans Le Monde datée du 27 et 28 novembre.

[iv] On ne s’étendra pas ici pour réfuter ce type d’arguments. Nous renvoyons pour cela à l’article de Jean-Jacques Angelini paru dans SI n°13, « Pourquoi j’ai rejoint “Les Indigènes de la République”  ».

[v] Jean-Pierre Dubois, « La République et son passé colonial : une mémoire pour l’avenir », Hommes et Libertés, n°131, juillet – septembre 2005.

[vi] N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie (Albin Michel, 2003) ; P. Blanchard, S. Lemaire, Culture coloniale (Autrement, 2003) et Culture impériale (Autrement 2004) ; N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire et alii, Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines (La Découverte, 2004).

[vii] En toile de fond de ces évolutions, il est bon de reprendre ici ce que Pierre Fougeyrollas, intellectuel marxiste engagé, écrivait dans son livre « Les métamorphoses de la crise », paru en 1985 : « En résumé, on peut dire que le devant de la scène historique a été tenu, du début du siècle à la fin des années 1960, par des militants : ceux de la social-démocratie et ceux du nationalisme, puis ceux du stalinisme et ceux du fascisme, enfin ceux de la lutte contre le colonialisme. Avec eux, l’idéologie, sous diverses formes, a dominé le vécu social des individus et, par conséquent, leurs appartenances culturelles  ». A partir des environs de 1970, la perte de crédibilité des « forces sociales et politiques régnantes  » ainsi que des « mouvements d’opposition traditionnels à ces forces  », entraîne une défiance grandissante pour ce qui est idéologique. Fougeyrollas ajoute : « C’est dans ce contexte que les mouvements de retour aux sources culturelles et de quête des identités collectives ont pris une importance croissante, principalement dans les milieux intellectuels et, parfois, au-delà de leurs limites. (…) A travers la dévalorisation de l’idéologique, pratiquée sans un discernement suffisant de sa nature et de ses fonctions, des intellectuels « théorisent » leur refus du politique, notamment de ses formes organisées, et prônent un retour au culturel, en ignorant ou en feignant d’ignorer la présence structurante de l’idéologie, y compris de son aspect politique, dans toute forme de culture  ». Pierre Fougeyrollas, Les métamorphoses de la crise. Racismes et révolutions au XXe siècle, Hachette, Paris, 1985, pages 40 et 41.

[viii] Voir à ce sujet les enquêtes menées par Stéphane Beaud et Michel Pialoux : Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 1999 ; ainsi que Violence sociale, violences urbaines. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, Paris, 2002.

[ix] Nous renvoyons à l’article paru dans Socialisme International n°13 présentant le numéro de la revue Mouvements consacré à « La politique républicaine de l’identité » dans lequel on trouvera plus d’éléments sur ce sujet, les deux historiens reprenant ici à peu près les mêmes analyses.

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