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On ne naît pas Noir, on le devient

Difficile pour un jeune que la société française désigne d’abord comme un Noir et comme un Malien d’avouer qu’il parle à peine la langue de sa mère ou que le voyage au pays des parents est d’abord une corvée. Difficile de s’affirmer Français quand pour son père c’est une sorte de trahison et pour la France une commodité de langage lourde de sous entendus…

L’extrême confusion qui entoure l’image de soi chez les jeunes Français nés dans des familles africaines est un des nœuds qui caractérisent la difficile et souvent douloureuse émergence d’une France débarrassée des remugles de son histoire coloniale, se construisant sans complexe telle qu’elle est devenue, surtout dans les périphéries urbaines, c’est-à-dire multicolore. Un jeu de miroirs menteurs s’est établi entre ces jeunes, leurs parents, la société française et les sociétés où ils ont leurs origines familiales. Il en résulte d’innombrables illusions d’optique qui souvent condamnent à l’inefficacité les intentions les meilleures et qui entretiennent des situations parfois tragiques de non-communication.

Frappé par ces situations et les discours stéréotypés dans lesquelles elles sont enfermées plutôt que décrites, j’ai développé, d’abord au hasard des rencontres, puis avec des groupes de jeunes constitués à Pantin et à Fresnes, un travail d’interrogation critique sur la représentation de soi, travail facilité par ma longue fréquentation de l’Afrique. Depuis le milieu des années 70, j’ai en effet établi un lien intense avec le Mali. Je m’y suis marié. J’en parle la langue principale. Je tiens aujourd’hui une place significative dans sa vie théâtrale et cinématographique. Cette expérience m’a mis en contact quotidien, je pourrais dire en osmose, avec des Maliens du Mali, mais aussi avec des familles vivant en France, parents et enfants. Elle croise la réflexion critique et philosophique que j’essaye de développer sur les mouvements de la société. Elle a notamment alimenté les analyses sur la hiérarchisation des identités humaines qui font l’essentiel de mon ouvrage « Héritiers de Caïn » (Editions La Dispute, 1997).

Le travail mené avec les jeunes, notamment à Fresnes, fut une expérience passionnante, souvent jubilatoire et j’ose dire salvatrice. Mettre enfin de la vérité dans le brouillard, même quand on trouve des avantages aux camouflages divers qu’il permet, ça fait du bien. Les jeunes, tout d’abord, s’en sont sentis comme libérés, capables enfin de dire des mots jusque-là interdits parce que menaçants, culpabilisants, trop confus, trop chargés. Portés à la connaissance de parents, d’enseignants, de professionnels de l’action sociale ou de tout simplement de citoyens préoccupés par ces questions, les fruits de ce travail ont souvent provoqué un vif intérêt. Car les confusions avec lesquelles s’étaient battus ces jeunes sont les mêmes qui plombent la capacité des adultes à jouer leur rôle. Pour eux aussi, l’ouverture de la perspective est une urgence.

Cette expérience, qui s’est notamment traduite par une recherche-action commandée par le ministère de la Jeunesse et des Sports et par une chronique hebdomadaire dans le quotidien L’Humanité, donne la substance et le ton d’un ouvrage mêlant intimement le récit et l’interrogation critique.

Extrait : Islam de tradition, islam de rupture

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Au Mali même, un peu comme dans la France rurale et catholique d’il y a seulement soixante ans, une pente spontanée mène les jeunes à se mouler, en passant à l’âge adulte, dans des pratiques religieuses reconnues par un fort conformisme social comme étant la marque des gens respectables. Avant le mariage, on tolère une certaine souplesse avec les signes extérieurs d’islamité, pour peu que cette distance ne s’affirme pas trop. Une fois mariés, il est rare qu’un homme ne se fasse pas voir à la mosquée ou qu’une femme ne montre pas qu’elle prie. Cet écot versé à la convenance s’accompagne le plus souvent d’une sincère conviction (les hypocrites ne manquent pas non plus !), mais c’est sans urgence particulière, comme l’imperturbable et lent déroulement des saisons.

Peu de chose à voir avec la ferveur qui embrase les jeunes Français urbains quand ils se donnent à l’Islam au moment d’accéder à l’âge adulte. Même s’ils viennent d’une famille où se pratique cette religion, même s’ils en ont bon an mal an suivi enfants les croyances et les préceptes, quand ils « deviennent musulmans », il s’agit de tout autre chose que la reproduction du chemin suivi par leurs parents d’Afrique. Au lieu d’une continuité, c’est une rupture. L’Islam auquel ils adhèrent leur offre des points d’appuis qui correspondent à leur situation de jeunes urbains en proie aux injustices et à l’effondrement des repères. Une expression identitaire leur permettant de marquer leur différence avec la société française dominante, des règles de vie qui souvent les aident à échapper à des pratiques mortifères comme la drogue ou la délinquance. Surtout une expérience spirituelle qui les anoblit et contribue à reconstruire une image de soi souvent à la dérive en leur révélant la considération que leur porte le Créateur du monde. Les trois vont ensemble, jouent les uns sur les autres et forment un composé dont on peut dire sans trop se tromper qu’il représente une nouvelle forme d’Islam, un Islam « à la française » répondant à des évolutions sociales caractéristiques de la mondialisation impériale sous laquelle se modèle ce début de siècle.

L’Islam des enfants n’est pas celui des pères. Adama, un jeune cousin de ma femme, nous surprit un jour, et ses parents surtout, en devenant musulman selon l’expression même de ses proches pourtant tous traditionnellement fidèles à la religion du prophète. La conversion du jeune homme venait après des années de désordre douloureusement vécues par sa famille. Elle fut d’abord ressentie avec réserve et même appréhension, un peu comme dans une famille traditionnellement catholique, mais sans excès, où la fille de la maison viendrait subitement annoncer son désir d’entrer dans les ordres. Mais au fond, pourquoi pas ? C’était toujours mieux que de traîner dans les rues avec des arsouilles. Et puis le comportement du jeune homme changea du tout au tout. En mieux. En tout cas pour ce que pouvait en juger sa famille. Et même si les motivations et les chemins de sa foi ressemblaient assez peu à ceux de son père, un fil néanmoins s’était renoué avec un enfant qu’on croyait perdu. Peut-être un espace commun.

L’Islam n’est pas la religion de la société française. Mais mon expérience m’oblige à le reconnaître : beaucoup des jeunes avec qui je suis en contact et qui se sont engagés dans la vie de leur société, la société française, sont de pieux musulmans. Dans le désert de références auxquelles se raccrocher pour se construire, d’après ce que je peux en juger, la foi religieuse a joué, pour ceux-là au moins, un rôle positif. Quand elle s’est accompagnée (et sans doute alimentée) d’un engagement social ou même politique qui raccordait ces jeunes au mouvement de la société, je l’ai vue se déployer concrètement dans des formes qui ressemblaient fort à ce que fut naguère la Jeunesse ouvrière chrétienne : ardente adhésion subjective aux valeurs et aux croyances de la religion, intelligence des rapports humains, générosité, parfois une solidarité de fait avec les mouvements sociaux et politiques portant les espérances des couches populaires. Pour la part où elle aide à se tenir debout et à regarder un peu plus loin que le bout de son nez, « l’entrée en religion » peut coïncider avec une reconstruction globale des personnes et de leur rapport à la société.

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