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Monde arabe : ouvertures démocratiques ou réformes cosmétiques ?

Effet domino provenant de Tunisie ou conséquence inéluctable d’un management politico-économique catastrophique depuis un demi-siècle, d’Alger au Caire en passant par Sanaa et Amman, le monde arabe dans sa quasi-globalité est, depuis le début de l’année, frappé par une vague de protestations qui font la une des médias internationaux. En Egypte, depuis le 25 janvier, des milliers de personnes, défiant les forces de l’ordre, défilent dans les rues du Caire, d’Alexandrie, de Suez et d’ailleurs appelant à la résignation du président Hosni Moubarak. Il est incontestable que la peur qui tétanisait les populations arabes à aujourd’hui disparu.

Il est tout autant indéniable que le vent de liberté insufflé de Tunisie redessinera la politique de la région dans son ensemble. Pour autant, est-ce vraiment l’avènement de réels changements politiques et la fin des régimes autocratiques régnant sans partage sur les pays de la région depuis plus de 50 ans ? Rien n’est moins sur et il est peut être prématuré de parler d’instauration de la démocratie au sud de la Méditerranée ? Quelles que soient leurs portées historiques, les événements de Tunisie peuvent toutefois être trompeurs à l’échelle régionale. Malgré de fortes similarités, les spécificités politiques nationales existent. Et il serait prudent d’attendre de voir quel virage va prendre le processus démocratique dans ce pays dans quelques semaines. Pour l’heure, les violentes manifestations qui ont lieu en Egypte ainsi que le limogeage du gouvernement, ne sont pas nécessairement des signes d’ouvertures politiques profondes. Les systèmes politiques en place dans la région sont bien trop complexes, sophistiqués et interdépendants pour laisser penser autrement.

Dès leurs indépendances, les gouvernants arabes ont, afin de construire et consolider ces Etats naissants, non seulement centralisées leurs pouvoirs, mais ont toujours su comment neutraliser, faire taire ou instrumentaliser les contestations et dissensions internes. Les dirigeants de la région sont avec le temps devenus maîtres dans l’art de préserver leurs intérêts économiques et de garder le pouvoir entre leurs mains. Et malgré des périodes tumultueuses, les régimes arabes ont, jusqu’à présent, démontré qu’ils avaient la force et les facultés pour durer.

En chassant Ben Ali, la population tunisienne signifiait son exaspération de cette politique d’humiliation, d’arrogance et de privations des libertés. Elle montrait aussi que le facteur de la peur avait disparu. Il est néanmoins trop tôt pour pronostiquer l’instauration d’une démocratie durable au pays du jasmin. Et les élections qui vont avoir lieu au printemps prochain seront cruciales pour l’avenir des tunisiens et de leur pays. Les ingrédients socio-politico-économiques étant similaires, ce qui se passe en Egypte, au Yémen, en Algérie et un peu partout au sud de la Méditerranée ressemble étroitement aux émeutes et manifestations qui ont eu lieu en Tunisie.

Malgré de proches analogies avec ce pays, une dissemblance qui a son importance, apparaît toutefois. En analysant la situation, il ne faut pas perdre de vue et minimiser le système dictatorial et hautement répressif qui sévissait en Tunisie. En Algérie, au Maroc, en Egypte ou en Jordanie, ce sont, néanmoins des systèmes autoritaires qui sont en place et qui ‘tolèrent’ une certaine marche de manœuvre sociale et politique. Ces spécificités nationales invitent donc à penser que malgré tous ce que nous voyons actuellement, de simples réformes de façades et manœuvres politiques peuvent encore sauver les régimes et les systèmes en place afin de leur permettre un certain statu quo, même temporaire. En Egypte, où la situation est la plus dure depuis les manifestations de Tunisie, la population est certes déterminée à faire tomber Moubarak. Et il est fort probable qu’elle obtienne gain de cause dans ses revendications et que le Raïs démissionne avant même les élections présidentielles prévues pour septembre prochain. Cependant, dans l’éventualité même où Moubarak âgé de 83 ans devait se résigner à quitter le pouvoir, cela ne signifierait pas forcément que la démocratie verrait le jour en 2011 au pays du Nil. Certains signes ne trompent pas et les dernières décisions prisent par l’actuel président égyptien en font partie. L’armée a été déployée dans tous les grands axes des villes du Caire, d’Alexandrie ou Suez avec comme consignes claires de parer à d’éventuels débordements que le régime ne saurait tolérer.

Si les premières images de télévision ont montré des militaires entrain de sympathiser avec les manifestants, nous avons aussi pu voir d’autres manifestants neutraliser un véhicule blindé et récupérer les armes des militaires ainsi qu’un autre véhicule foncer dans la foule et renverser des manifestants sur son passage. Des tirs à balles réelles ont également été entendus et des hélicoptères et avions de chasse survolent la capitale. Et si l’armée a jusqu’à présent fait montre de retenue, contrairement à l’armée tunisienne, elle n’hésitera pas à utiliser la force afin de ramener le calme mais plus encore, prendre les rênes du pays si la situation devenait incontrôlable. Les dernières confrontations entre les manifestants et les pro-Moubarak risquent d’ailleurs, si elles ne cessent pas, de précipiter l’intervention des militaires.

La création d’un poste de vice-président, qui était resté vacant depuis l’accession à la présidence de l’actuel président Moubarak en 1981 n’incite aussi guère à l’optimisme. Il ne faut en effet pas perdre de vue que l’homme désigné pour ce poste, Omar Suleiman, est non seulement l’ancien chef des services secrets égyptiens (mukhabarat) mais est en outre beaucoup apprécié à Washington et Tel-Aviv. Pareillement, la nomination d’un nouveau Premier Ministre en la personne d’Ahmed Shafik, un ancien commandant de l’armée de l’air, ainsi que de Mahmoud Wagdy – un autre homme du sérail militaire- au poste de ministre de l’intérieur, n’invite pas, encore une fois, à un grand optimisme mais plutôt à penser que du coté du Caire, on souhaite fermement la continuité du système en place. En outre, l’énorme rôle, même déclinant, qu’à l’armée dans la politique, mais surtout au sein de l’économie égyptienne –tout comme l’armée en Algérie- laisse à penser que l’avènement d’une réelle démocratie n’est pas pour bientôt.

L’armée a avec le temps réussi à contrôler de gros pans de l’économie nationale, allant du secteur de l’immobilier, à l’huile, l’industrie pétrolière, la métallurgie ou la construction. Il est peu probable donc qu’a partir du moment où ses privilèges économiques ne sont pas mis en cause, l’armée n’intervienne pas, d’une manière ou d’une autre, pour le statu quo. Ces mouvements internes ressemblent donc plus à des changements cosmétiques qu’à une authentique fin de régime. En outre, l’intervention plutôt timide de la Maison Blanche qui invite Moubarak à entamer une transition démocratique en ordre ainsi que des réformes générales sans en spécifier la teneur profonde est un signe supplémentaire qu’outre-atlantique, les responsables américains ne sont pas prêts d’accepter un changement fondamental de régime. Les termes mesurés provenant de Washington signifient plutôt que malgré la magnitude des manifestations, l’administration américaine ne désire pas lâcher Moubarak, ou tout du moins son système politique autocratique, mais stable.

En outre, la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton déclarait dimanche que les Etats-Unis ne souhaitaient pas que le remplacement de ce régime soit l’occasion pour d’autres de prendre en otage la démocratie et mettre par la même un terme aux aspirations démocratiques du peuple égyptien. Une formule à peine voilée dirigée sans équivoque vers le parti des frères musulmans. Une subtilité que le ministre des affaires étrangères britannique William Hague ne s’est pas embarrassé de prendre lorsque qu’il déclare que nous [les occidentaux] serions vigilants et inquiets dans l’éventualité d’un gouvernement extrémiste.

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L’influence de l’Egypte dans la région est bien trop importante aux yeux de ses alliés pour laisser le régime de ce pays s’écrouler aussi rapidement sans une certaine période de transition. La stabilité de la région et les intérêts politico-économiques américains en dépendent. Et même si les Américains étaient prêts à accepter un changement en Egypte, les alternatives sont bien minces. Même Mohamed Al Baradei, n’est pas une figure d’opposition crédible aux yeux des occidentaux pour pouvoir le sponsoriser. L’ancien chef de l’IAEA et lauréat du prix Nobel de la paix en 2005 est en effet perçu comme trop proche des frères musulmans. Et sa position mesurée vis-à-vis du gouvernement d’Iran et de son programme nucléaire civil lorsqu’il était à la tête de l’agence internationale d’énergie atomique renforce la position de ceux qui pensent qu’il n’est pas l’homme de la situation en Egypte aujourd’hui. A cause de son absence prolongée à l’étranger, il ne fait d’ailleurs pas l’unanimité au sein de son pays.

Sa popularité actuelle n’est rien d’autre qu’un choix tactique du fait d’absence de figure politique. D’ailleurs, afin de sortir de cette crise et de se débarrasser de Hosni Moubarak, les frères musulmans sont, après avoir misé sur Al Baradei, maintenant prêts à accepter un militaire apprécié à Washington, en la personne de Sami Enan comme successeur à Moubarak. En Algérie, même si la population continuera de sortir dans les rues afin de manifester leur colère pendant longtemps encore, les gouvernants de ce pays jouissent, grâce à la rente pétrolière et à l’absence même de taxes qui les rendraient redevables, d’une marge de manœuvre qui leur permet d’acheter ne serait-ce que provisoirement une paix sociale. En outre, la population est pour la grande majorité encore traumatisée par dix longues années de violence et n’est pour l’heure sûrement pas prête ni encline à entamer un nouveau combat avec l’Etat. Et la présence d’Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) dans la région est un précieux argument pour les militaires auprès des européens et américains, pour ne pas entamer une ouverture politique pareille à celle de 1988.

L’autorité du roi Mohamed VI ne souffre elle, d’aucune ambiguïté au Maroc. La population, malgré les difficultés de la vie au quotidien, est trop timorée, voire sclérosée pour tenter de quelconques revendications auprès du Makhzen. Et les partis d’oppositions, islamistes inclus, sont trop attachés à l’union du pays et au calme qui y règne pour réellement jouer leur rôle d’opposants au pouvoir avec le risque de créer une fitna (division) au sein de la population.

Tous ces évènements poussent les gouvernements arabes à plus de vigilance afin d’éviter toutes répercussions chez eux. Au Maroc, malgré le calme apparent, plusieurs troupes militaires habituellement basées au Sahara occidental ont été rappelés en renfort au nord du pays pour parer à d’éventuelles manifestations. En Jordanie, le gouvernement essai par tous les moyens de prévenir un effet domino en augmentant les salaires et les pensions de retraites mais en réduisant aussi les prix des produits de première nécessité. La seule réelle opposition de ce pays, toutes classes sociales confondues, que sont les islamistes, ont à ce jour, évité toute confrontation avec le roi. Malgré tout, dans l’éventualité de manifestations, le roi Abdallah n’hésitera pas afin de renforcer sa position et son trône, d’utiliser la force sur les manifestants mais plus pernicieusement, employer la règle machiavélique de diviser pour mieux régner entre les jordaniens de souches et les palestiniens qui forment plus de 60% de la population totale du pays. De Rabat à Alger, mais aussi dans les pays du Mashreq, les dirigeants vont donc tenter de contenir les contestations en utilisant plus de force, de coercition et plus subtilement, de manœuvres politiques. Ce serait en effet sous-estimer la faculté d’adaptation des régimes en place que de croire qu’ils vont tous s’écrouler comme un vulgaire château de cartes. Malgré les coups reçus, l’autocratie libérale a prouvé qu’elle pouvait durer bien plus longtemps que l’on pourrait l’imaginer. L’acrobatie politique teintée d’un fin mélange de pluralisme, d’élections contrôlées et de répressions sélectives téléguidées n’est pas seulement une stratégie de survie adoptée par ces régimes autoritaires. Elle est aussi et surtout un type de système politique dont les institutions, les règles et la logique défient tout modèle linéaire de démocratisation.

En sus de la réluctance et refus des leaders arabes d’entamer de profondes réformes politiques dans leur pays respectif, les intérêts géostratégiques qui culminent dans cette région du monde ont aussi créé des alliances avec les européens, les américains ainsi qu’Israël qui ont grandement façonné la politique actuelle des dirigeants de cette région. Les questions liées à l’approvisionnement en énergie, l’immigration illégale, le terrorisme international et la fantasmagorique peur de l’Islam et des islamistes risquent donc de peser encore longtemps dans la balance des occidentaux pour qu’ils puissent souhaiter et sincèrement encourager un authentique processus démocratique arabe dans son ensemble. Il est aussi difficile de penser qu’une démocratisation des Etats arabes soit bien vue du côté de Tel-Aviv. Est-il vraiment dans l’intérêt d’Israël d’avoir des leaders démocratiquement élus et redevables de leur populations, comme partenaires pour les négociations de paix ?

Pour rappel, c’est avec des gouvernements égyptiens et jordaniens autocrates et autoritaires, prêts à faire toutes les concessions en échanges d’aides militaires et économiques, que la paix a été signé. In fine, les puissances extérieures préfèreront finalement et pendant longtemps encore, traiter avec des États, certes autoritaires, mais stables et fiables. Et se contenteront de réformes à doses homéopathiques, d’altérations cosmétiques, de la part des régimes autocratiques du sud de la Mare Nostrum. La pérennité de ces régimes, ou de leurs clones, est assurée pour longtemps encore. Les évènements en Egypte et ailleurs pourraient tout au plus aboutir à des périodes de transitions dont on ne connaît pas aujourd’hui ni les conditions, ni la durée.

Cependant, l’appel des Etats-Unis et des européens pour une transition démocratique en Egypte et par ricochet dans la région, probablement arrive trop tard. Des décennies de support aux régimes dictatoriaux et autocratiques n’a pas permis la formation et l’émergence de partis d’oppositions politiques murs, et surtout crédibles aux yeux des occidentaux. Et c’est précisément par ce qu’ils en ont conscience aujourd’hui, que les chancelleries occidentales sont particulièrement effrayées de voir les Islamistes ressortir grandement vainqueur en Egypte et par la suite, dans la région entière. Car les Islamistes sont aujourd’hui la seule et unique force d’opposition crédible, viable et organisée dans ces pays du sud de la Méditerranée. Il est grand temps de leurs laisser la possibilité de gouverner et de s’affronter aux réalités et logiques politico-économiques séculières de la gouvernance d’un Etat.

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