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Méfiance biologique

Il en va ainsi de tous les « corps d’exception » : Juif, Arabe, Noir, homosexuel, prostituée, etc. On les reconnaît, entre autres signes particuliers, au fait qu’ils font l’objet d’une exceptionnelle éloquence, qui n’a d’égale que le silence qui leur est imposé. Un droit à l’exégèse savante (et, accessoirement, au jugement moral) est en somme délivré, les concernant, à absolument tout le monde – entendons nous : à tout le vrai monde, à toute l’humanité authentiquement et pleinement humaine, c’est-à-dire à tout ce qui est masculin, blanc, hétérosexuel ou un peu argenté (ou mieux encore : tout cela à la fois). Moyennant quoi nous assistons depuis plusieurs années à une floraison d’envolées voilologiques tous azimuts nous expliquant le sens du voile (évidemment inaccessible aux simplettes qui le portent) et sa valeur morale et politique (assez invariablement nulle ou négative). Lyrisme juleferryste, pathos afghanisant, féminisme couillu, didactisme fourestien, rêveries orientalistes, comique troupier et haine célinienne cèdent parfois la place à des discours à prétention scientifique, fondant le mépris, la suspicion et le rejet dont font l’objet les femmes « voilées » sur d’hypothétiques acquis de l’anthropologie, de la sociologie ou de la psychiatrie. Mais il manquait les neurosciences ! Il suffisait d’attendre : le silence coupable des neurologues vient d’être rompu, et au vu résultat, ça valait le coup d’attendre…

« Derrière ses pauvres rayban je vois pas ses yeux et ça m’énerve

Si ça se trouve il me regarde, faut qu’il arrête sinon je le crève »

Renaud, Marche à l’ombre (1980)

Comment un pan aussi crucial, innovant, incontournable de la recherche scientifique pouvait-il se maintenir à l’écart d’un « débat » tellement fondamental ? Comment une « science dure » qui a pour objet le cerveau humain pouvait-elle n’avoir pas « son mot à dire » en cette matière où, répétons-le, tout un chacun est généreusement invité à l’avoir, « son mot », et à le dire ? C’est aux pages « Rebonds » de Libération, toujours à la pointe des tendances les plus tendance de la voilophobie distinguée, littéraire et scientifique [1], que nous devons la remarquable entrée en scène costumée – blouse blanche versus foulard islamique – d’une science dure qui a tant de choses à nous dire. On pouvait en effet y lire, le 12 août dernier, la très savante tribune d’un certain Laurent Cohen, professeur de neurologie exerçant à l’hôpital de la Salpêtrière, et comme on pouvait le supputer, le résultat est, disons, édifiant…

Résumé des épisodes précédents

Une telle contribution mérite, pour en mesurer la portée, d’être inscrite dans un contexte. Un contexte politique fait de stigmatisation quotidienne, d’offensives idéologiques et de coups de force législatifs mais aussi – j’insiste parce que l’un ne va jamais sans l’autre – d’une prolifération de discours pseudo-savants, piochant dans le patrimoine culturel le plus prestigieux afin de fonder en raison la plus déraisonnable et la plus sordide des violences sociales et politiques.

Ce n’est en vérité pas d’aujourd’hui que des discours aussi légitimes que les discours théologiques, philosophiques ou scientifiques viennent – précisément – légitimer les options politiques les plus illégitimes, en particulier le sexisme, l’homophobie ou le racisme. Aussi bien d’ailleurs les sciences de la nature que les sciences humaines :

  •  il fut un temps (et déjà les valeureux pionniers étaient français, un certain Paul Broca pour le pas le nommer) où la mesure des crânes (judicieusement baptisée « anatomie comparée » ou « crâniologie ») servait à établir une évidente supériorité de la race blanche sur les races noires, jaunes ou « grises » [2] ;
  •  plus récemment (en 1994), deux psychologues américains (Richard Herrnstein et Charles Murray) mobilisaient des résultats de tests de Q.I. pour ré-établir à peu près la même hiérarchie, bêtement remise en cause par quelques décennies de travaux scientifiques, de réflexions philosophiques et de luttes politiques (le résultat fut un best seller intitulé The Bell Curve, fort complaisamment promu dans les grands médias américains) [3] ;
  •  entre-temps, les sciences humaines avaient été largement mises à contribution, donnant naissance à un corpus volumineux d’« anthropologie coloniale » justifiant la tutelle française en repérant dans « la culture indigène » un vaste ensemble de carences auxquelles, miraculeusement, le génie particulier des puissances européennes apparaissait comme l’adéquat palliatif [4] ;
  •  la psychanalyse avait aussi eu « son mot à dire », et un certain Octave Mannoni nous avait par exemple expliqué que la colonisation supposait une « colonisabilité » psychique, c’est-à-dire une carence intrinsèque aux peuples colonisés (et non pas, comme on aurait pu naïvement le supposer, une simple infériorité militaire) [5] ;
  •  Mannoni semble avoir été plutôt un « colon de gauche », mais il existe aussi une version droitière et hardcore de la psychanalyse raciste : de sympathiques lacaniens de gauche croisés un jour m’avaient parlé (mais je n’en sais pas plus) d’une production théorique proprement abjecte apportant au nationalisme « épurateur » de Slobodan Milosevic un fondement freudien en expliquant, grosso modo, que les Serbes avaient sur les Croates l’avantage d’avoir « réglé leur Œdipe », tandis que dans les bas-fonds, les « musulmans » (Bosniaques ou Kosovars) n’en étaient encore qu’au « stade anal » (on aura reconnu ici une élégante sublimation du registre scato-raciste homophobe dont la version « populaire » se trouve, entre autres, dans les diatribes d’Oriana Fallacci sur ces masses « grouillantes » de « fils d’Allah » qui « passent leur temps le cul en l’air à prier cinq fois par jour », ou dans les caricatures du hollandais Gregorius Nekschot, dont l’une des figures de prédilection est celle du Prophète ou de l’imam sodomisant tout ce qui lui passe sous la main : une fillette voilée, Anne Frank ou une chèvre [6] ) ;
  •  plus récemment, l’incontournable Élisabeth Roudinesco mobilisait le lexique psychanalytique pour pathologiser les écolières françaises qui portent le voile (le voile, « étouffoir de l’altérité », manifestation d’un désir de « toute-puissance » et d’un « désespoir de masse ») et conclure à la nécessité de les exclure (singulière façon, peu freudienne en vérité, de traiter un désespoir de masse) [7], tandis qu’un autre psychanalyste, Daniel Sibony, s’autorisait les « associations libres » les plus cavalières pour comparer l’écolière voilée à un mari violent, et son exclusion à une saine réaction de défense de « la France », identifiée par notre psy à la femme abusée (citation : « On connaît l’histoire vraie, devenue blague, où une Française se fait draguer par un Arabe, atmosphère plutôt sympa, mais au dernier moment elle ne veut plus coucher avec, elle n’est pas amoureuse, et il lui lance : “ tu es raciste !” (…) Or, ce qui s’est passé entre la France et l’Islam, c’est qu’ “elle” a accepté de coucher avec “lui”, qu’au fond ce n’était pas si désagréable mais qu’après, il l’a mise enceinte, puis il l’a forcé à l’épouser, il la serre de près… Et à un moment, elle veut dire stop, et même revenir un peu sur ce qu’elle a donné. C’est le sens de cette “fermeté sur le voile” soudain revenue. » [8] ) ;
  •  le même Daniel Sibony s’illustrait au même moment avec une fumeuse « psychanalyse du conflit israélo-palestinien » qui, par l’évitement de l’analyse géo-politique et socio-historique, permettait opportunément d’innocenter Israël et de pathologiser – ou infantiliser – le peuple palestinien [9] ;
  •  quant à l’homophobie psychanalytique, elle a connu son heure de gloire à l’occasion des débats sur le PACS et l’homoparentalité, avec des auteurs comme Pierre Legendre, Jean-Pierre Winter, Michel Schneider ou Tony Anatrella [10].

    Avant d’en venir à Laurent Cohen et à sa précieuse contribution au « débat sur la burqa » [11], on me permettra une dernière parenthèse, rendue nécessaire par la récente opération Onfray [12] : il importe de préciser que la psychanalyse n’est pas plus réductible à ses instrumentalisations racistes ou hétérosexistes que l’anthropologie n’est réductible à sa part coloniale, et que les outils théoriques forgés par Freud peuvent même s’avérer fort utiles dès lors qu’on s’attache moins à psychanalyser « l’homosexualité » ou « l’homosexuel » que l’homophobie, et moins les peuples, les races et les cultures que les racistes et les culturalistes.

    Soyons juste : la tribune de Laurent Cohen n’est pas une pure opération de propagande et ne va pas aussi loin dans ses conclusions que les auteur-e-s cité-e-s plus haut. Le neurologue, plus proche en cela d’un Mannoni que d’un Sibony ou d’une Roudinesco, oscille en fait, nous allons le voir, entre deux logiques antagonistes : tantôt rivé à ses convictions humanistes (notamment la tolérance) et à ses exigences scientifiques (notamment ce principe fondamental selon lequel une vérité scientifique n’a pas à nous dicter nos choix éthiques et politiques), tantôt emporté – par l’air du temps, sans doute – vers de tous autres horizons. Mais lesdits horizons sont suffisamment menaçants pour qu’on s’y attarde et qu’on s’en alarme.

    Les neurosciences entrent en scène

    La tribune du professeur Cohen s’ouvre sur une amusante lapalissade :

    « La chaleur du débat sur la burqa nous dit une chose sûre : la question n’est indifférente à personne. »

    Sauf qu’à la réflexion, ladite lapalissade n’en est pas une, et elle n’est pas si amusante :

  •  d’abord parce que le mot « débat » traduit assez mal le matraquage quasi-hégémonique d’une thèse unique, formulée par le président Sarkozy en personne (« la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la république française ») et déclinée ad nauseam par à peu près toutes les voix autorisées ;
  •  ensuite parce que le mot « chaleur » est une manière fort complaisante de présenter la haine, la bêtise et la méchanceté de ce monologue prohibitionniste, qui charrie une bonne trentaine de sophismes et de contradictions ;
  •  enfin et surtout parce que la focalisation des microcosmes politiques et éditocratiques sur un « débat » n’indique en rien que ledit débat passionne spécialement les masses – et qu’il est en l’occurrence fort probable que la présence en France de quelques centaines de femmes portant le niqab est à peu près le cadet des soucis d’une foule de gens [13].

    La suite, elle aussi, paraît incontestable :

    « La raison en est peut-être que le visage, avant d’être un objet de culture, est un objet de nature, et que la nature humaine est la chose la mieux partagée, sous tous les vêtements, toutes les peaux, toutes les opinions et croyances. »

    Sauf, là encore, qu’un petit mot d’apparence anodine, le mot « avant », est lourd d’équivoques :

  •  signifie-t-il que par définition, l’ordre de la nature vient chronologiquement avant l’éducation, la socialisation, donc l’influence de la culture, auquel cas on ne peut qu’acquiescer mais en se demandant tout de même l’intérêt d’un tel truisme ?
  •  ou signifie-t-il que la nature prime sur la culture, aussi bien pour rendre raison de la forme et des mouvements de notre propre visage que pour comprendre comment nous appréhendons le visage d’autrui, auquel cas on n’acquiesce plus du tout, tant il est évident (et ce sont pour le coup les sciences humaines qui ont su travailler cette évidence, de Maurice Merleau-Ponty à Marcel Mauss) que le visage et sa perception sont, comme l’ensemble du corps, imprégnés voire saturés de culture [14] ?

    Mais des sciences sociales il ne sera jamais question dans la tribune de Laurent Cohen, qui ne prend à aucun moment le temps de situer la neurologie dans le champ plus large des sciences qui auraient « quelque chose à nous dire » en la matière :

    « Or, depuis quelques années, les neurosciences ont trouvé dans le visage un fascinant objet d’étude. Pour nous qui sommes une espèce sociale, qui vivons toujours entourés de milliers de congénères, la capacité d’analyser les riches messages portés par les visages est extraordinairement importante. Ces sciences cherchent à comprendre comment, dans notre cerveau, à la simple vue du visage d’autrui, s’éveille une profusion de savoirs, d’émotions, de souvenirs, d’intentions. »

    Certes, donc. Mais voyons lesquels :

    « Le cerveau dispose d’une panoplie de mécanismes dédiés à la lecture des visages (…) Pour comprendre les mécanismes de ce système (…), les neurosciences disposent d’une panoplie de méthodes, de l’enregistrement électrique de neurones uniques chez le singe (lui aussi reconnaît les visages) à l’imagerie fonctionnelle qui permet, chez l’homme, de suivre dans les activations cérébrales. Mais un visage nous dit bien d’autres choses, mettant en jeu d’autres circuits cérébraux. Si vous êtes face à moi, et que mon regard se porte vers la gauche parce que je m’aperçois qu’une voiture fonce vers nous, vous allez détecter ce déplacement de mon regard et votre attention va être attirée de façon irrépressible dans cette même direction, ce qui vous permettra de voir et d’éviter le danger. Ce mécanisme, qui apparaît chez les bébés dès 6 mois, permet de faire partager l’orientation de notre attention et de mettre ainsi en commun le contenu même de nos pensées. Mais vous allez aussi lire sur mon visage la terreur que je ressens à la vue du bolide, autre renseignement utile. À mon air terrifié, vous allez pressentir une menace, vous mettre en état d’alerte. Votre cœur et votre souffle vont s’accélérer pour faciliter votre fuite. Ce système de détection de la peur, qui met en jeu des régions archaïques du cerveau, peut même fonctionner de façon inconsciente, devant un visage aperçu si brièvement que nous n’en avons pas conscience, mais qui suffit à nous alerter. Ce n’est pas tout. Dans un lieu bruyant, les mouvements des lèvres de notre interlocuteur vont directement agir sur notre système auditif et nous aider à reconnaître les mots qu’il prononce. »

    Certes, là encore ! Mais ces enseignements ne me semblent pas d’une nouveauté bouleversante, et nous avons même toutes et tous pu les expérimenter sans recourir ni à l’imagerie fonctionnelle ni à l’enregistrement électrique des neurones du singe. Poursuivons néanmoins, avec cette question que pose à brûle-pourpoint le neurologue et qui restera sans réponse – et cette prudence est tout à l’honneur de notre homme de science, manifestement redevenu conscient des limites de sa discipline :

    « Et pourquoi trouvons-nous certains visages plus attirants que d’autres ? »

    La question suivante est plus déconcertante, car elle affirme implicitement un « fait » suffisamment surprenant pour mériter d’être étayé :

    « Comment les hommes lisent-ils sur le visage des femmes, sans même en avoir conscience, la période de leur cycle menstruel ? »

    Mais là encore, passons, puisque tel n’est pas l’objet de notre neurologue qui nous a promis, rappelons-le, un éclairage neuroscientifique nouveau et intéressant sur « la burqa » – et justement, nous y arrivons :

    « Identité, regard, émotion, parole, beauté, attention et intention, sont déchiffrés sans relâche par notre machinerie cérébrale : impossible de ne voir dans le visage qui nous fait face qu’un objet de chair sans signification. Encore n’ai-je parlé que de la perception des visages, mais notre propre visage ne cesse de projeter en retour le même flot d’informations. Il y a là ce qu’on pourrait appeler une “confiance biologique”, une activité cérébrale incessante qui fait que chacun se dévoile par son visage, et reçoit en retour ce que l’autre dévoile de lui-même, une confiance qui permet un échange social équilibré. »

    Si vous commencez à vous sentir un peu mal, c’est que vous êtes comme moi : qu’est-ce que c’est que ce concept de « confiance biologique », et où notre neurologue veut-il en venir ?

    « L’éclairage biologique » et ses limites

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    Je parlais tout à l’heure d’un texte hybride, soufflant le chaud et le froid, l’esprit de la science et l’air du temps, l’humanisme et la malveillance – et de fait, la suite du texte est plutôt rassurante :

    « Ici s’arrêtent les faits de science. Eclairent-ils en rien la question de la burqa ? Au minimum, ils nous aident à cerner ce qui nous manque lorsque notre interlocuteur nous dérobe son visage. La symétrie de la “confiance biologique” est aussitôt rompue ; vous vous livrez et il se cache ; vous ne connaissez ni son identité, ni ses émotions, ni ses intentions. Au pire, il se présente comme un prédateur camouflé, qui voit sans être vu. Potentiellement menacé, vous pouvez attribuer injustement à la figure masquée les pires intentions. Faute d’information, votre cerveau social tourne en roue libre et rien ne vient rectifier vos fantasmes. »

    On appréciera, notamment, le souci de séparer l’ordre de la vérité scientifique et celui du choix éthique et politique. On appréciera aussi ce petit mot, « injustement », qui vient nous rappeler qu’expliquer un mécanisme psychique comme la voilophobie ne revient pas – et ne nous oblige pas – à le justifier. On regrettera simplement qu’un jugement moral implicite est délivré dans le même temps à travers les expressions « confiance biologique » et « échange social équilibré », qui tendent sinon à justifier pleinement, du moins à excuser les fantasmes paranoïaques dont font l’objet les femmes en « burqa », en faisant de cette paranoïa et de ses éventuelles manifestations (regards hostiles, injures, agressions, exclusions) une réaction naturelle – donc inévitable – contre un péché originel commis par ladite « femme en burqa » : la rupture du « contrat de confiance biologique », l’imposition d’un « échange social déséquilibré ».

    On regrettera que ce petit mot bienvenu – « injustement » – n’ait pas plutôt ouvert pour notre neurologue un questionnement qui, dans le contexte socio-historique bien particulier qui est le nôtre, n’aurait pas été superflu :

  •  n’est-on pas aujourd’hui, précisément, dans ce type d’imputation abusive et injuste lorsque, sans discontinuer depuis des mois, une meute de politiciens, d’éditorialistes et d’intellectuels médiatiques attribuent aux « femmes en burqa », de manière aussi catégorique qu’expéditive (et sans naturellement prendre la peine d’aller leur parler), les tares et les vices les plus abominables, faisant d’elles tantôt des demeurées, des aliénées ou des « grandes malades » [15], tantôt une cinquième colonne de « soldates du fascisme vert » [16] ?
  •  et pour comprendre pourquoi la possibilité d’attribuer injustement à autrui les pires intentions reste une pure possibilité dans la plupart des cas et se concrétise en de plus rares occasions dans un procès d’intention bien réel, ne serait-il pas opportun de délaisser momentanément l’imagerie fonctionnelle et l’enregistrement électrique des neurones de singe, et de prendre en compte « la culture », et plus précisément la construction sociale du regard ?

    Les sciences humaines n’ont-elle pas, en la matière, « quelque chose à dire » aux neurosciences ? [17] Que nenni, nous dit Laurent Cohen : « l’éclairage biologique » s’autosuffit. À lui seul, il nous aide à « comprendre » la fureur éradicatrice qui s’est emparée de nos élites politiques et médiatiques – pudiquement rebaptisée « problème » :

    « Peut-être comprend-on mieux ainsi que la dissimulation complète du visage “pose problème”, avant même que ne soient formulées les questions morales, sociales, religieuses, légales qui sont en jeu. »

    Notre petit mot équivoque – « avant » – fait donc retour, et l’équivoque est cette fois-ci levée, mais ce n’est hélas pas dans le sens le plus réjouissant : pour notre neurologue, la focalisation, la dramatisation et les logiques d’exclusion auxquelles nous assistons autour de « la burqa » peuvent être analysées comme un phénomène biologique, antérieur – et par conséquent indépendant – de toute « question sociale ». Il me semble au contraire, pour ma part, que les questions sociales existent en amont dudit « problème » de « la burqa », et que ce sont même elles qui le construisent : pourquoi, sinon, les Rayban ou les masques de Mickey n’ont-ils jamais suscité de « débats passionnés », de missions parlementaires et de lois d’exception ? Pourquoi, plus simplement, le besoin de « confiance biologique » et d’« échange social équilibré » avec les « femmes en burqa » s’est-il manifesté aujourd’hui, en 2009-2010, et pas auparavant ? Pourquoi en France et pas dans tous les pays ? Pourquoi dans certaines classes sociales (en gros les plus élevées) et pas dans toutes ?

    Laurent Cohen ne se pose pas ces questions, mais il nuance malgré tout son propos en réintroduisant dès la phrase suivante – là encore momentanément, hélas – le souci épistémologique de séparer l’ordre de la nature et celui de la culture, l’ordre de la science et l’ordre éthico-politique, et en s’inscrivant fort opportunément dans un référentiel éthique humaniste, libéral et démocratique :

    « En revanche, cet éclairage biologique n’implique aucun jugement moral ni aucune proscription légale. Rien de plus normal que de garder le contrôle de ce que divulgue notre visage. Identité, émotions, regard, sont le matériau brut des interactions sociales, mais dans le cours de ces interactions l’essentiel est le jeu subtil selon lequel ces informations sont délivrées ou retenues. Pour séduire, il convient parfois de dissimuler l’attirance que l’on ressent ; pour dominer, il faut cacher sa peur ; la politesse exige qu’on simule un intérêt de façade. Bref, chacun ne peut-il disposer librement des indices qu’il offre sur lui-même ? De plus, mettre en lumière les fondations biologiques de nos représentations du visage ne dévalorise en rien les variations culturelles élaborées sur ces fondations mêmes. Modes, rites, conventions de la pudeur, canons de la beauté, bonnes manières, pourquoi condamner certains de ces usages plus que d’autres ? »

    Nous évitons donc le pire : un pur et simple biologisme, qui fonderait sur une pseudo-vérité scientifique la nécessité de stigmatiser et exclure par la loi. Laurent Cohen laisse même entendre, du bout des lèvres, qu’il n’approuve pas forcément la loi répressive qui est sur le point d’être adoptée :

    « Admettons donc qu’aucune interdiction ne doive frapper le masque en tant que tel. Pour autant, il donnera lieu à des prohibitions découlant de principes généraux de la vie dans notre société. Aucun masque (ni rien d’autre) ne doit être imposé à une femme (ou à un homme) contre son gré, aucun masque dès que la sécurité publique est en jeu, etc. Tout ceci ne requiert peut-être aucun appareil législatif ad hoc. »

    Je dis qu’il désapprouve la loi « du bout des lèvres » parce que, là où le fil de son propre raisonnement aurait dû l’amener à conclure de manière catégorique à son illégitimité, il se contente de la concéder (« admettons ») et prend même garde de la modaliser (« peut-être », un « peut-être » cruellement absent auparavant, dans toutes les assertions sur « la burqa » et ses effets « biologiques » sur le cerveau humain), comme si ce refus de la prohibition était au fond une position adverse à la sienne – comme si, en tout cas, quelque chose en lui résistait à ce positionnement libéral.

    Qu’on m’autorise donc, à mon tour, une minute de psychologie sauvage. Je ne la consacrerai pas aux femmes voilées – qui ont déjà donné – ni aux malheureux passants en manque de « confiance biologique », mais au professeur Cohen en personne, et en paraphrasant Victor Hugo [18], je dirai que la tribune gyrovague du professeur Cohen, tantôt rigoureuse tantôt frivole, tantôt embarrassée tantôt décomplexée, exprime une violente « tempête sous un crâne ». Une tempête qui se déchaîne sans doute à l’insu de l’intéressé, un peu comme ces hommes qui, paraît-il, détectent sans le savoir les cycles menstruels des femmes qu’ils croisent ! Tout se passe en effet comme si l’homme de science en lui s’efforçait d’éviter l’extrapolation et le mélange des genres (laissons au neurosciences ce qui est de leur compétence, et laissons aux citoyen-ne-s la responsabilité de leurs jugements éthiques et politiques) et comme si l’humaniste en lui appelait à la tolérance (respectons les différents usages socio-culturels, même s’ils nous choquent, du moment qu’il ne sont pas imposés par la violence) pendant que, d’un autre côté, le consommateur d’éditoriaux, manifestement en lui, lui aussi, ne pouvait s’empêcher de chercher malgré tout des raisons de s’en prendre aux « femmes en burqa ».

    Une étrange leçon de « civilité »

    Et c’est malheureusement cette part-là, la plus mauvaise (tant du point de vue scientifique que du point de vue éthique), qui prend le le dessus – et qui constitue même au sens propre le dernier mot de notre tribune neuro-sciento-éthico-politique :

    « Pour conclure, une autre réponse au port d’un masque pourrait être celle de la civilité, fluide vital de la vie commune. Quand un de mes semblables s’adresse à moi de sous un masque opaque, hors des usages communs, il me signifie le refus de sa confiance. Digne de voir mon visage, il ne me fait pas l’aumône du sien. Sans loi, sans violence, en vérité pour refuser la violence, je suis libre de tourner les talons. »

    En somme, après avoir clairement affirmé que son savoir scientifique ne pouvait édicter aucune option éthique ou politique, Laurent Cohen ne peut s’empêcher d’en édicter une, et pas la plus bienveillante – et il l’édicte sans vraiment enlever sa blouse blanche, puisqu’il s’autorise de la « vérité » pour présenter sa muflerie (« tourner les talons », y compris lorsque la femme en burqa « s’adresse » à lui) comme l’attitude la plus « civile », comme le meilleur « fluide vital de la vie commune », et même comme la seule alternative à la violence !

    Que cette muflerie apparaisse à notre neurologue comme le nec plus ultra de la « civilité » (que le dictionnaire définit, rappelons-le, comme « l’observation des bonnes manières dans un groupe social », en renvoyant vers des termes comme « courtoisie », « politesse », « affabilité » et « amabilité »), que la violence que constitue le fait de « tourner les talons » de manière pavlovienne devant chaque « femme en burqa » (une violence certes tempérée à côté des regards, des paroles ou des gestes haineux qui tendent à se banaliser, mais une violence tout de même) soit pour lui rien de moins que l’alternative à la violence, que sa posture psychorigide lui paraisse si « fluide », en dit long non pas tant sur la personne de Laurent Cohen que sur l’époque. Serait-il devenu à ce point utopique, dans la France de 2010, d’imaginer d’autres mondes possibles, d’autres fonctionnements psychiques, d’autres décodages de « la burqa » et / ou d’autres comportements à l’égard des femmes qui la portent ?

    Serait-il devenu impensable, lorsqu’on croise une femme dont la tenue nous déconcerte, nous choque éventuellement, nous vexe ou titille nos neurones en nous dissimulant son visage, d’avoir une autre réaction ? Notre horizon éthique indépassable est-il désormais, face à ces femmes, de partir « en roue libre » (ce sont les mots que le neurologue employait lui-même plus haut) dans le « fantasme » (ce sont encore ses mots) et d’« attribuer injustement à la figure masquée les pires intentions » (ce sont toujours ses mots) ? Faut-il donc communier avec le plus grand sérieux et en toute bonne conscience dans ce que Renaud a naguère présenté, dans une chanson célèbre, comme une paranoïa comique ? Devons-nous, comme le « chanteur énervé » [19] face au « petit Rocky barjot » et ses « pauvres rayban », entonner à l’encontre des « femmes en burqa » le célèbre refrain vengeur :

    « Je lui ai dit toi tu me fous les glandes, et t’as rien à faire dans mon monde,

    Arrache toi de là t’es pas de ma bande, casses-toi tu pues, et marche à l’ombre » ?

    Car c’est bien là, j’en ai bien peur, que nous sommes rendus. La « femme en burqa » est-elle à ce point déshumanisée ? Est-il vraiment devenu impossible, quand bien même nous serions « biologiquement » déstabilisés par l’absence d’« informations » sur « son identité, ses émotions et ses intentions », de faire avec elle ce que tout être humain apprend tant bien que mal à faire depuis l’enfance face à l’altérité d’autrui et à son caractère éventuellement déconcertant voire angoissant : prendre sur soi, laisser courir, ou laisser à cette femme le bénéfice du doute, en se disant par exemple que nous n’avons peut-être pas la science infuse, que nous n’avons peut-être pas raison de la croire hostile, hautaine ou « avare » d’elle-même, qu’elle a peut-être des raisons autres, bonnes ou mauvaises, compréhensibles ou incompréhensibles, en un mot les siennes, de dissimuler son visage ?

    Et quand bien même cette dissimulation nous apparaîtrait comme une marque de défiance, quand bien même nous serions persuadés qu’objectivement nous sommes offensés, serait-il impossible de se dire que ladite « femme en burqa » n’en a pas eu l’intention, ou qu’elle a des raisons propres et compréhensibles – c’est-à-dire des raisons que nous pourrions comprendre si nous les connaissions – d’être devenue si « méfiante », n’est-il pas possible en tout cas de lui renvoyer autre chose que cette sinistre « loi du Talion » : tu ne me fais pas « l’aumone de ton visage » donc je refuse toute interaction avec toi, tu me snobes donc je boude, je ne vois que tes yeux donc tu ne verras que mes talons ?

    Répétons-le : la vie nous donne mille occasions de rencontrer chez autrui une réserve que nous interprétons à tort ou à raison comme une méfiance et qui nous déconcerte, nous vexe ou nous blesse, et nous savons d’expérience que la « loi du Talion » que propose Laurent Cohen est loin d’être la seule option possible, et certainement pas la plus « civile ». Nous pouvons également prendre sur nous ou laisser courir mais aussi comprendre ou tenter de comprendre, nous pouvons entrer en interaction malgré tout, par exemple parler afin de dissiper le malentendu ou de gagner la confiance que l’autre a commencé par nous refuser, etc [20]. L’autre est, par définition, autre, et si son visage peut à l’occasion « nous envoyer » des « signes » et des « informations » rassurantes [21], l’intersubjectivité ne s’est jamais réduite, chez l’être humain, à un échange de signes visuels : il existe aussi, dans la civilisation humaine, cette chose plutôt importante qui s’appelle la parole.

    La prudence, le doute (sur soi et sur son pouvoir de « décrypter » autrui), la bienveillance, la parole : tout cela, et bien d’autres choses encore qui font la richesse et la « fluidité » d’une « civilité » digne de ce nom, est singulièrement absent de l’abrupte conclusion de notre neurologue. Ses appels à la modération prennent dès lors une signification très particulière : ils ne s’adressent qu’au législateur, tandis que la société civile est au contraire invitée à condamner moralement les « femmes en burqa » (en tant qu’elles rompent un indispensable contrat de « confiance biologique » et empêchent de la sorte tout « échange social équilibré »), et à manifester ostensiblement cette réprobation (en « tournant les talons »).

    Tout se passe donc comme si Laurent Cohen n’appelait l’État à la tolérance et au respect des libertés individuelles que pour « prendre le relais » – et plus que cela : pour « passer le relais » à toute la société civile, en l’appelant à prendre en charge elle-même la punition des fâcheuses. Ne bannissez pas les « femmes en burqa », dit-il en somme aux législateurs, laissez-nous plutôt le soin – et la joie – de le faire nous-même !

    J’ai pris le parti, autant que possible, de sourire des prétentions bio-éthico-burqo-logiques de notre neurologue et de ses colossales contradictions, et sans doute ce sourire serait-il le réflexe le plus approprié si ce bavardage parascientifique, bienveillant en apparence mais malveillant au fond du fond, n’était qu’une lubie personnelle de Laurent Cohen. Sans doute le plus sage serait-il alors de s’en tenir à la recommandation de Spinoza : ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre. Seulement voilà, ce délire n’a rien de personnel, il vient après cent autres et – hélas – avant mille autres, il révèle un climat général en même temps qu’il l’entretient, et il participe ainsi, en toute inconscience, en toute insouciance et en toute bonhomie, d’une politique odieuse qui me remémore les mots de Billie Holiday [22] : il est des situations dans lesquelles on se surprend à « sourire pour ne pas vomir ».

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