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L’islamophobie savante

Un entretien avec Michel Orcel, auteur du livre “De la dignité de l’islam”. Réfutation de quelques thèses de la nouvelle islamophobie chrétienne” (Ed. Bayard).

C’est à la faveur de recherches sur l’état de l’islamologie contemporaine que vous dites avoir découvert qu’une bonne part de ce qu’on nomme “l’islamophobie savante” est intimement liée à l’Eglise ?

En effet. Si, depuis le concile de Vatican II l’Eglise reconnaît l’islam comme une religion authentiquement abrahamique, des savants contemporains, chrétiens ou proches de l’Eglise – dont certains tiennent un discours proche de l’extrême droite politique – utilisent les armes nouvelles que leur fournissent des sciences comme la philologie, la linguistique ou l’histoire des religions, pour jeter le discrédit sur l’islam. Discrédit scientifique (en s’en prenant avant tout aux origines linguistiques et à la constitution du corpus coranique) et discrédit moral (morale sexuelle, violence, etc.). Et, depuis le discours de Ratisbonne de Benoît XVI, on peut se demander si ce courant n’est pas en train de gagner du terrain. Cela dit, soyons prudents et ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! Ce n’est certes pas toute l’Eglise qui est en cause.

Parmi certaines de ces thèses de l’islamophobie savante, vous notez une volonté de nier toute historicité au prophète de l’islam ?

Je dirai plutôt que ces savants mettent à profit les « silences » du premier siècle de l’islam. La Sirâ et les hadiths n’apparaissent que très tardivement, vous le savez, et la science laïque ne peut se satisfaire, sans examen critique, des chaînes de transmission orale ; par ailleurs nous n’avons aucun document archéologique ou épigraphique (avant les inscriptions du Dôme du Rocher, en 692) qui atteste de l’existence du Prophète ! Il est donc facile de s’engouffrer dans cette brèche. Mais, en réalité, du point de vue purement scientifique, nous possédons par bonheur quelques inscriptions datées de l’ère hégirienne et des documents « externes » de l’époque (en syriaque ou en grec) qui, concordant avec des points essentiels de la Tradition musulmane, témoignent du rôle religieux et militaire du Prophète. Je cite ces documents ; j’y reviendrai à loisir dans mon prochain livre.

Vous soulignez que, si les polémistes chrétiens mettent tant d’ardeur à déconstruire l’islam, la faute en revient en partie aux musulmans ?

Oui, car jusqu’à présent les musulmans se refusent à user des moyens de la science laïque pour étudier leur histoire et la temporalité de la Révélation coranique. L’islam devra pourtant tôt ou tard affronter la déconstruction de son histoire, cela est sûr. L’Eglise a dû faire la même épreuve. Pour l’instant, il y a un problème entre l’islam et la science, la majorité des musulmans (y compris des jeunes élites) s’accrochant à une lecture purement sacrale et totale du Livre saint qui leur interdit de penser à la fois la vérité scientifique et la vérité religieuse – qui pourtant ne sont pas du même ordre !

Si les musulmans refusent d’appliquer la science à l’étude de leur histoire et du Texte saint, le fossé ne cessera de se creuser entre le monde moderne et un islam de plus en plus intégriste. Je ne vous donnerai qu’un exemple, mais très probant selon moi, de cette question : lorsqu’on a appris que les manuscrits coraniques découverts à Sanaa (les plus anciens sans doute que nous possédions du Texte saint) étaient des palimpsestes où une version antérieure du Coran avait été légèrement « corrigée », les oulémas et les intégristes se sont enflammés contre la science occidentale ou ont tenté d’étouffer cette découverte – au lieu de se réjouir que nous ayons désormais des preuves de l’antiquité du Coran !…

Cette islamophobie aime à mettre en lumière la « violence » de l’islam…

Oui, et ce n’est pas si difficile, compte tenu, d’une part, des appels au djihad contenus dans le Coran et, d’autre part, de la violence effective de nombres de sociétés dites musulmanes – sans parler, naturellement, du terrorisme islamique. Mais ce qui est frappant, c’est que ces islamophobes oublient, non seulement la violence des Etats chrétiens ou post-chrétiens, mais l’apologie de la violence religieuse à laquelle certaines figures maîtresses de l’Eglise se sont livrées, je pense avant tout à saint Augustin et à saint Bernard.

Vous dénoncez également la volonté de certains islamophobes chrétiens de distinguer Dieu et Allah ?

C’est une véritable honte intellectuelle et morale dont devraient rougir ces polémistes. Historiquement, scripturairement, théologiquement, la filiation abrahamique de l’islam est incontestable. Et il est même incompréhensible que ces gens souvent brillants – s’opposant au magistère de l’Eglise – puissent distinguer le Dieu musulman et le Dieu chrétien, alors même qu’ils identifient leur Dieu avec Yahvé, le Dieu des juifs ! Si Allah n’est pas le Dieu des chrétiens, alors Yahvé ne l’est pas non plus, et tout l’édifice chrétien s’écroule.

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C’est d’ailleurs ce qui a failli se produire au IIe siècle, quand un penseur chrétien, Marcion, finit par prêcher qu’il y avait deux divinités : le Dieu jaloux de l’Ancien Testament, identifié comme le mauvais Démiurge, et le vrai Dieu révélé en Jésus-Christ… Mais ce qu’il faut impérativement souligner, c’est que, dans certaines régions de la planète, les musulmans intégristes sont tentés de faire la même chose : en Malaisie, par exemple, les intégristes refusent aux chrétiens le droit de nommer leur Dieu Allah ! Bref chacun se met à défendre son « totem » clanique, gommant ainsi l’universalité du Dieu d’Abraham et l’universalisme de leurs religions !

Dans un chapitre de votre livre, vous proposez d’appliquer un instant au christianisme les analyses dont usent les savants chrétiens islamophobes ?

J’ai en effet (rapidement) appliqué le même type d’analyse au christianisme ; et je puis vous dire que la tâche est aisée : pas de preuve archéologique ou externe de l’existence du Christ avant la fin du Ier siècle, élaboration obscure et tardive des Evangiles, contradictions historiques et théologiques du message christique, erreurs de traduction, etc. Il va de soi qu’on pourrait en dire autant du judaïsme : fabrication tardive de la Bible, contradictions des récits, soumission de la Loi écrite au profit de la loi orale, etc. L’essentiel pour moi n’était pas là de mettre en doute la foi ou la dignité du christianisme, mais simplement de montrer que toute religion, étant incarnée dans le monde humain, est passible de déconstruction.

En conclusion de votre livre, vous affirmez que rien n’interdit de concevoir les productions religieuses comme des interfaces entre le monde réel et un autre monde de quelque nature qu’il soit (spirituel, imaginaire, social).

Bien sûr ! Les productions religieuses (non seulement les trois monothéismes, mais les autres religions qui ont marqué l’émergence de l’humanité) peuvent être considérées de deux manières : soit de l’intérieur – du point de vue du croyant, persuadé de la vérité de sa croyance -, soit de l’extérieur : comme un phénomène universel qui peut être étudié d’un point de vue anthropologique et dont on doit se demander la fonction. Il est clair, de ce point de vue, que la religion a une fonction structurante, puisqu’elle « relie » les hommes entre eux au moyen d’un corpus de croyances et de lois, et une fonction transcendantale, car elle donne sens à la fugace et tragique existence de l’homme en l’ouvrant vers un autre monde (Dieu, la vie de l’au-delà, etc.). Il n’est nul besoin de croire pour admettre cette double fonction de la religion ; mais il est du devoir du chercheur laïque d’admettre la possibilité de cette transcendance.

Vous êtes un fervent partisan du dialogue islamo-chrétien. Sur quelle base ce dialogue doit-il s’effectuer pour être fécond ?

Je suis surtout un fervent partisan du respect de l’Autre ! Et c’est pourquoi j’ai écrit ce livre face à l’irrespect ou au mépris que certains manifestent pour l’islam. Le « dialogue » est un mot très ambigu. Dialoguer avec les autres est toujours préférable, cela va de soi. Mais il est clair que le dialogue a ses limites et que le musulman ne renoncera jamais au prophétisme de Mohammed, de même que le chrétien ne cessera pas de voir dans Jésus le Dieu incarné venu racheter les hommes du péché. Le dialogue est donc fragile ; seuls les grands mystiques (je pense notamment à Ibn ‘Arabî et à l’émir Abd-el-Qader el-Jaziri) sont capables de passer au-delà des formes de la croyance pour reconnaître derrière elles l’Unicité de Dieu. Mieux vaut donc prôner la prière commune, et l’on ne peut que regretter justement que le pape ait aboli, aux rencontres d’Assise, ce moment de prière qu’avait institué son prédécesseur Jean-Paul II.

Propos recueillis par la rédaction

De la dignité de l’islam. Réfutation de quelques thèses de la nouvelle islamophobie chrétienne., éditions, Bayard, 2012.

Michel Orcel, docteur ès lettres et sciences humaines, ancien maître de conférences à l’Université, a été à La Sorbonne l’élève de Claude Tresmontant (métaphysique chrétienne) et de Roger Arnaldez (islamologie).

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